Oksana Rubaniak s’est engagée dans l’armée ukrainienne en 2022, à l’âge de dix-neuf ans, et commande aujourd’hui une unité de drones. Les attaques russes contre son pays l’ont poussée à prendre les armes, mais Oksana demeure, avant tout, poétesse.
Figure marquante du film Notre guerre de Bernard-Henri Lévy, Oksana Rubaniak est l’auteure de trois recueils de poèmes parus en Ukraine.
Ses vers révèlent l’histoire d’un pays meurtri, que son peuple continue de défendre avec une détermination sans faille.
Poèmes tirés du recueil Le chemin de la vie, Folio, 2024
L’Hiver. L’Arme. Et les tranchées.
Le sol est gelé complètement.
Gisent les héros tués :
Semen, Hérodote et Caïn.
Le sang en gouttes près du corps
Bouillait et gelait comme un glacier.
Cet hiver n’était pas blanc mort
Mais rouge de sang et de pieds abîmés.
Cet hiver est le plus terrible et dur :
À la place de la neige, des balles fusent.
Les oiseaux ne volent plus,
On ne compte pas les heures et les jours.
On oublie ici le mois et l’année,
Son propre nom, sa famille, soi.
Là où règne la sauvage éternité,
Il n’y a pas de place pour moi.
***
Je disparais graine après graine,
Mon sang s’écoule goutte après goutte.
Je suis une fontaine qui déborde de haine,
Je suis la rivière qui s’enfuit loin de la route.
Mes larmes sont une source pure,
Mon cri détruit les murs de béton.
Quand je tomberai du ciel front contre terre,
Préparez le tableau de sauvetage d’un dauphin.
Sacrifiez un agneau bien nourri,
Donnez à manger aux pauvres et aux démunis.
Je suis une orpheline, une enfant abandonnée,
Je ne connais pas le sentiment de satiété.
J’ignore l’amour et la compréhension,
Je suis l’embryon de la séparation.
Souvenez-vous de moi quand vous croirez,
Que tous les aveugles un jour verraient.
Souvenez-vous au moment d’un orage inouï
Quand vous penserez à l’arc-en-ciel.
Il y a des choses d’un poids infini
Quelque chose qui ne sera jamais réel.
***
Et quand tu penses que tout a dégénéré,
Que tu es seul contre la terre entière,
Souviens-toi combien a déjà été engagé,
Et combien reste à faire.
Et quand tu baisseras les bras d’impuissance, souviens-toi
Des envols et des chutes, des hauts et des bas.
Il n’existe pas de stabilité qui va de soi,
On est fait de chair et de sang, des êtres vivants.
Nous sommes créés pour vivre, nous battre, ramer,
Même quand les rames sont tordues et cassées,
Même quand il n’y a pas de vent. Souviens-toi, tu es là,
Et ta vie ne dépend que de tes bras,
De tes pensées, de tes regards, de tes discussions,
De chacune de tes paroles et lettres.
N’oublie pas que l’échec n’est qu’une leçon,
Et la vie est une école pour une vraie épreuve.
***
Essaye le calme sur toi,
Enfile l’imper de la paix.
Je fonds à ton contact
Ma protection te va si bien.
Ne t’inquiète pas pour des missiles et des Grads,
N’aies pas peur du bruit des canons.
Tu es la meilleure chose au monde,
Je vais te libérer sans faute.
T’offrir des nuits étoilées calmes,
Des jours paisibles, des aubes attirantes.
En échange je fermerai les paupières,
Je m’inscrirai pour toujours dans la mémoire.
Tu continueras à vivre pour moi,
Fleurir, grandir, s’ouvrir.
Je t’offre ma vie, mon pays,
Promets-moi ne jamais te rendre !
***
Taisons-nous au sujet de la guerre.
Sans paroles, en silence, calmement.
Pour que le souffle réveille les saints endormis
Qu’il berce le malheur ardant.
Pour que le regard brûle les lignes lumineuses,
Qui ne seront jamais comprises.
Je demande, gardez le silence,
Car les pensées ont toujours un prix.
Poèmes tirés du recueil Au-devant de la mort, Folio, 2022
La peur de la mort est plus forte que la mort,
Se presse en dague contre la poitrine
Elle rend insensible aux malheurs des autres,
Empêche de voir rien ni personne.
Elle court sur le corps comme de la pluie,
Chatouille des talons aux oreilles doucement.
Si on a rêvé de faire un pas vers le paradis,
Il faut oublier ce sifflement de l’âme.
Enlevez tous les souvenirs de la tête,
Nettoyez la mémoire pour un nouvel instant.
Il faut savoir s’en approcher
Pour restaurer l’humanité.
Car après la mort on obtient la vie
Celle-là même qu’on a méritée
Par nos propres efforts, sans repentance,
Car les mots n’auront plus de sens.
***
Le noir n’est pas blanc, le blanc n’est pas noir
Quel que soit le mélange des couleurs voulu,
Tout devient sens dessous dessus,
Fade, fané, endeuillé.
Le problème n’est pas le pinceau ou les couleurs floues.
Même si on verse de l’eau sur le chevalet vide,
Il reflètera néanmoins la mort de celui
Qui suivra ton ombre dans le clair-obscur.
Fuir est la dernière chose qui vient à l’esprit.
Si tu t’es mis à dessiner, dessine.
Si tu hésites, va au plus vite,
Tant que la foudre n’emporte tout près de ta demeure.
Laisse juste un épi
Pour que le vent s’en prenne à lui.
L’épi penchera au sol, lira les lettres de testament
Qu’il découvre dans son cœur et ses battements.
Toi le scénariste, tu regarderas ce tableau en larmes.
Ta composition sera fatale.
Ne te rends pas triste à l’avance,
Il étonnera encore depuis l’obscurité noir et blanc.
***
Tant que tu n’as pas peur, va au combat,
Tant que le cœur est froid, tire.
La colère sortira avec la première balle
Et tu n’en verras plus la fin.
Tiens fort ton fusil,
Ne regarde pas ceux qui fuient.
Ton ordre est de tirer, soldat,
Tu le connais bien, ton combat.
Ne regarde pas la douleur et l’horreur,
Ferme fort les yeux de peur
Ton frère d’arme ne peut être sauvé,
Il est mort la nuit passée.
Tu n’es pas seul, je t’en prie, ne l’oublie pas :
Des millions sont derrière toi.
Alors, tire, soldat, dégaine
Tant que le sang coule dans tes veines.
***
Les tombes
Les tombes au-dessus des tombes pointent,
Des corps dispersés dans tous les sens,
Réunis par une cause qui sème au vent
Au-dessus de la steppe le brouillard de cendre.
Embourbé de gémissement sanguinaire se tait
Le silence et c’est la plus terrible des épreuves.
Ce bûcher des chars ne fera pas renaître
Les derniers espoirs ensevelis avec les corps.
Le prix de leur mort, la liberté des descendants renommés,
Qui s’envolent non enchainés
Le courage des ancêtres est glorifié dans les mémoires,
C’est grâce à eux que la lignée des cosaques renait.
***
Les sourires francs se font rares, plus de rire heureux et tonitruant,
Il n’y a plus de conversations sincères sur la vie ou le futur.
En toute honnêteté, il n’y a rien du monde d’avant
Pour rappeler comment elle était autrefois, heureuse et infiniment têtue.
La lumière ne brille pas dans les yeux, il n’y a plus d’énergie vitale.
Quand elle pose ses yeux sur quelqu’un, le regard fuit dans le vide au loin.
Elle crie, perd patience, se montre hautaine et énervée.
Elle s’est fâchée avec tous ceux qu’elle aimait et qui l’aimaient.
Il n’y a rien à l’intérieur d’elle, un vide pesant,
Seules les larmes parviennent à s’échapper en liberté.
Elle cache son état réel et ses sentiments,
Elle s’est renfermée, elle n’a plus de langue pour communiquer.
Elle crie de regard, de comportement, de larmes,
Mais personne n’entend ses appels à l’aide.
Encore un peu et elle se noiera, ce sera une fin assurée
Ou bien un chemin avec un ticket pour un simple aller.
***
La guerre n’est pas un art, ni un art moderne,
Ni des poèmes lyriques, chants tristes ou images hautes en couleur.
La guerre ce sont les meurtres, les destructions, l’horreur
Pour la conscience d’un être humain sain d’esprit.
Impossible de la romantiser et de l’embellir,
Ajouter de belles épithètes et métaphores.
Elle ne sait pas soigner les malades, ressusciter les morts,
Mais elle apporte au quotidien des milliers de corrections.
Elle modifie les destins des générations futures,
Brisant les perspectives et le développement heureux.
La guerre n’est pas une pièce, une action inventée ou un scénario.
C’est une chance pour une fleur de sortir d’une pousse engloutie par le feu.
