Qui a dit quoi sur qui ? Est-ce une de mes inclinations plus ou moins secrètes pour le ragot, la rumeur qui circule comme une monnaie souterraine, les jugements à la volée et les sentences sans appel, bref une véritable passion pour cette guerre du goût qui oppose ou conjoint les esprits ? Toujours est-il que j’ai cultivé ce penchant pour les voix croisées, quand les écrivains se toisent, dans un réseau d’échos. Comment des œuvres peuvent se croiser, se répondre, parfois sans le savoir. Car il y a un plaisir singulier à exhumer, derrière l’apparente trivialité de la citation (on pourrait écrire des livres faits uniquement de citations), une vérité plus subtile, une évidence qui n’avait pas l’air d’en être une.

Ainsi je me suis demandé ce que Bernard-Henri Lévy, philosophe-écrivain, avait bien pu dire de… Julien Gracq. Association improbable, direz-vous ? Vous auriez tort de le croire. Car pour le premier, le second fut, « dix ans avant Tournier, le dernier des écrivains ». C’est lapidaire, mais ne n’est pas rien. Preuve, en tout cas, que BHL l’a lu, souvent, attentivement.

Julien Gracq, lui aussi, a lu Bernard-Henri Lévy. Au lendemain de la disparition de l’auteur du Rivage des Syrtes, L’Express rapportait cette scène : « Les proches de Julien Gracq expliquent avoir trouvé sur la table de chevet du défunt le tout dernier livre qu’il lisait avant de s’éteindre : un ouvrage sur la gauche signé Bernard-Henri Lévy, Ce grand cadavre à la renverse» Anecdote troublante où, le temps d’un titre de livre, l’ironie flirte avec le cynisme, et qui confère à cette ultime lecture une inquiétante étrangeté. Car enfin, comment choisit-on sa dernière lecture ? Est-ce seulement possible ? Sait-on jamais, au moment d’ouvrir un livre, qu’il sera le dernier ? Là s’ouvre le vertige des « dernières fois ». Quelle sera la mienne ? Faudra-t-il préférer la découverte d’une œuvre à la relecture ? Peut-être reprendrais-je Au château d’Argol de Julien Gracq, cet « éther romanesque où baignent gens et choses et qui transmet les vibrations dans tous les sens ». Relire un premier roman pour en faire le dernier, faire une boucle. Je garde le souvenir de son romantisme noir, d’un triangle amoureux voué au désastre, d’un cheval qui désarçonne, d’une forêt mystérieuse, d’un château funeste semblable à Allemonde dans Pelléas et Mélisande. En souterrain on y entend résonner Parsifal et la dialectique hégélienne. Livre de sortilèges : je revois cette scène de bain où les corps nagent vers la mort. Oui, pourquoi pas ce texte pour ultime compagnon ?

Mais en vérité, nul ne peut dire ce qu’il restera d’un grand lecteur. Pas plus qu’on ne sait ce qu’il adviendra d’une œuvre : quelle part survivra, quelle autre s’effacera, ni quel fragment enterrera son auteur. Bernard-Henri Lévy le rappelle, citant Gracq lui-même : « Sachez juste que la mort est là, forcément là, au rendez-vous. Cette mort qui, comme de coutume, connaît les ruses, les déguisements, les cachettes. Cette mort qui ne vous saisit jamais mieux que lorsque vous avez cru pouvoir […] jouer au plus fin. Une grande œuvre, disait Gracq, n’est-elle pas, toujours, une manière de mise au tombeau ? »

Je me demande alors. Le reportage n’est-il pas la grande œuvre du philosophe ?

C’est au détour d’un passage d’En lisant en écrivant (titre admirable dont je pourrais faire ma biographie – mon épitaphe ?) que l’idée s’est imposée à moi. Julien Gracq y écrit : « En littérature, toute description est chemin (qui peut ne mener nulle part), chemin qu’on descend, mais qu’on ne remonte jamais […]. La description, c’est le monde qui ouvre ses chemins, qui devient chemin. » Or, au même moment, début août, Bernard-Henri Lévy publie dans Paris-Match un reportage sur la guerre oubliée du Soudan : 12 millions de déplacés, 150 000 victimes civiles, suppliciées par Mohamed Daglo, dit « Hemetti », et par ses troupes insurgées contre le président Al-Burhan. Le philosophe-reporter y décrit avec précision les « éclats de bombe sur les murs lézardés de la salle des départs… La tour de contrôle semblable à un haut-fourneau décapité », la chaleur suffocante comme une étuve, les dunes gorgées de sang, les fosses communes, les salles de torture et de viol à Ombada. La phrase de Gracq – Bernard-Henri Lévy la connaît-il, pourrait-il la revendiquer comme sienne ? – résonne alors comme une sentence sur l’éthique du grand reporter. Décrire, c’est s’engager : la description devient le moyen de faire voir et sentir, donc de rendre compréhensible. Sartre lui-même ne considérait-il pas le reportage comme l’une des plus hautes formes de la littérature ? « Il nous paraît, en effet, que le reportage fait partie des genres littéraires et qu’il peut devenir un des plus importants d’entre eux. » (Situations II). Ne pressentait-il pas que le pouvoir du descriptif en constituait le ressort essentiel, et donc le passage obligé pour ouvrir le monde au monde ? « Qu’est-ce qu’un reportage de cette sorte sinon une plongée dans l’inconnu ? »

Et puis il y a cet autre passage, dans un texte intitulé « Pourquoi la littérature respire mal », recueilli dans Préférences. Julien Gracq confesse ce qui fonde et oriente son geste d’écrivain : « revendiquer à tout instant la totalité de l’homme, qui est refus et acceptation mêlés, séparation constante et constante réintégration […] en maintenant à leur point extrême de tension les deux attitudes simultanées que ne cesse d’appeler ce monde fascinant et invivable où nous sommes : l’éblouissement et la fureur. » Il me semble qu’il pourrait y avoir là une profession de foi convenant, certes, à tout écrivain, mais plus encore à celui qui choisit la voie du reportage où la parole se heurte à l’expérience brute du réel. Que fait le reporter, sinon tenter de cerner l’humaine condition dans sa totalité, de l’embrasser dans ses contradictions… L’homme comme un antagoniste de lui-même en lui-même… L’homme comme son meilleur allié et son pire ennemi… puisque « l’homme n’est pas une aventure locale ; qu’un homme, c’est aussi bien cet homme-ci que tous les hommes », écrit BHL dans Sur la route des hommes sans nom.

Je reviens alors, inévitablement, à Au château d’Argol, et à ce décor d’un sentier qui longe la mer, appuyé sur un cimetière, sous un ciel d’un blanc laiteux. Gracq le peint, un ciel comme « un œil révulsé dont la pupille eût chaviré en arrière, et dont seul fût resté visible le blanc hideux et atone, dont la surface eût tout entière regardé, et posé à l’âme le plus insoutenable des problèmes. » Il faut avoir sondé son intériorité pour s’expatrier de soi-même et tourner vers l’autre son regard, s’être investigué suffisamment en coulisse pour faire face à des torpeurs et, ensuite, nous les coller au visage. Ce motif de l’œil retourné sur lui-même pour mieux voir à l’extérieur rejoint le Miroir de la tauromachie de Leiris : ce retournement, cette torsion du regard, est l’acte même par lequel l’écriture se risque dans les marges oubliées qu’elle expose. Il semble, en effet, que certains voyages – ceux qui mènent aux angles morts de l’Histoire, dans les paysages où stagnent des mares de sang séché sous un soleil d’éclipse perpétuelle, celui de notre oubli doublé d’indifférence – aient seuls « le pouvoir d’amener pour un très court instant, à la surface platement uniforme par laquelle nous collons habituellement au monde, quelques-uns des éléments qui appartiennent le plus en propre à la vie de nos profondeurs. »

Quel rapport Bernard-Henri Lévy entretient-il avec le genre du reportage ? Prenons l’exemple du Lys et la cendre, son journal au temps de la guerre de Bosnie publié en 1996. Le reportage y est constitutif de la genèse même de l’ouvrage, tout comme dans Réflexions sur la guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, composé de reportages et de notes en Angola, au Sri Lanka, en Colombie, au Soudan ou encore au Burundi. Même logique pour Sur la route des hommes sans nom, qui rassemble des reportages écrits au Nigeria sous Boko Haram, au Kurdistan d’Irak et de Syrie, dans le Donbass ukrainien, en Somalie, au Bangladesh, dans les camps de réfugiés de Lesbos, en Afghanistan ou en Libye. À travers ces textes, il fait œuvre d’intellectuel, engageant sa vision du monde et ses combats dans des livres où se conjuguent observation, action et écriture. Veni, vidi.

Il revendique d’ailleurs des maîtres en la matière : « Albert Londres, que j’ai fini par lire ; Kessel ; Bodard, donc ; mais aussi les Notes et reportages d’un vagabond du monde de Panaït Istrati ; les reportages de Herbart en Indochine ; les Cacaouettes et bananes de Jean-Richard Bloch, puis ses chroniques espagnoles parues, en 1936, dans Europe ; l’article de Sartre sur Paris libéré ; les reportages de guerre de Vailland dans Action puis Libération ; les maîtres, en un mot, de ce journalisme littéraire […] que je lis et relis, maintenant, avec un ravissement constant. » À ses yeux, « pas de vraie différence de statut entre un grand reportage et un livre » : il commence d’ailleurs sa carrière d’homme de lettres en écrivant pour Combat. D’un genre l’autre, il affirme une continuité du souffle et de la passion : « Le reportage, c’est de la littérature, c’est de la philosophie. Mon œuvre se déploie dans les trois registres de manière parfaitement homogène. Je passe de l’un à l’autre, comme on change de cheval à un relais de poste. » Même lorsqu’un texte ne porte pas l’étiquette « reportage », il en a la dynamique, le mouvement et la visée. Dans Le Lys et la cendre, le passage s’effectue naturellement, d’un registre à l’autre, entre journal intime et reportage, jusqu’à ce que le lecteur lui-même ne sache plus distinguer où commence l’un, où s’achève l’autre : tout est affaire de nuance, de style et d’ambition. Publier des pages écrites à la première personne, inévitablement traversées par un « je », c’est, pour Lévy, offrir le plus personnel des reportages. Il le reconnaît : « On me reproche, quand je fais des reportages, de le faire à la première personne et de parler donc, incidemment, de moi – au moins s’agit-il de reportages ! et le moi n’y arrive-t-il que par incidence et, qu’on le croie ou non, parce que c’est la moins mauvaise manière que j’aie trouvée d’afficher la relativité, la modestie de mon point de vue ! »

Lors de la parution du Lys et la cendre, la presse a d’ailleurs reconnu la marque d’un grand journalisme. Patrick Besson écrivait : « le meilleur Lévy est celui du Lys et la cendre, comme le meilleur Hugo est celui des Choses vues. […] N’attendons pas sa mort, c’est-à-dire le jour où nous ne serons plus jaloux de lui, pour admettre son génie. Il est malheureusement évident. » Henri Amouroux s’exclamait, non sans évoquer de glorieuses filiations : « Quel grand, très grand talent de journaliste ! […] Que sont les Choses vues de Hugo, les pages d’Edmond de Goncourt sur mai 71 à Paris, le Kaputt de Malaparte et L’Espoir de Malraux, sinon du journalisme au sommet, du journalisme à faire mourir de jalousie. » François Nourissier, dans un article intitulé « BHL : de la littérature ? Mais oui ! », saluait lui aussi les talents de reporter de Lévy.

Voir, regarder, et décrire (surtout décrire !) c’est interroger, tel est le moteur du reportage. Dans un article de 2003 intitulé « Quand les écrivains s’en vont en guerre », consacré au grand reporter Hans Christoph Buch, Bernard-Henri Lévy dresse la liste des questions qui le hantent sur le terrain : « La question de Stendhal, c’est-à-dire de Fabrice à Waterloo – la question qui hante tous les reporters de guerre et que je n’ai cessé, moi-même, de me poser […] ceci est-il une guerre ? une bataille ? son épicentre était-il là ? ici ? plus loin ? quel est le sens de ce bruit, de cette fureur, de cette transe lente, de cet impénétrable mélange de râles, de clameurs, de souffles et de cris de haine, d’expectorations d’agonisants ? La question de Tolstoï – soit la question du courage et de la peur : si j’ai peur ? mais oui, bien sûr […]. Et puis la question, enfin et surtout, du pourquoi : oui, comment et pourquoi un écrivain européen se met-il en situation de vivre pareils moments ? comment, pourquoi, renonce-t-on à son confort de nanti pour aller patauger dans ces boues fumantes, ces morgues à ciel ouvert, cet univers de catastrophe et de putréfaction ? »

BHL s’inscrit dans la lignée de son maître Maurice Clavel, qui prônait d’écrire « dans l’urgence et l’imminence, pour telle ou telle cause concrète » ; il place ses textes sous le signe de ce que Clavel nommait le « journalisme transcendantal ». Nul hasard si, dès les premières pages du Lys et la cendre, Lévy annonce son programme : « faire mon travail d’écrivain, c’est-à-dire un reportage. »