« Jamais à l’âge moderne, écrit Bernard-Henri Lévy dans The Will to See, (La Volonté de voir, titre américain de Sur la route des hommes sans nom), l’Humanité n’a été si séparée d’elle-même, si divisée. Jamais l’unité du genre humain, ce principe si fragile et sacré depuis les origines de l’Occident judéo-chrétien n’a été si radicalement contesté. »

Nous avons désespérément besoin que quelqu’un comme Lévy, un de écrivains et penseurs parmi les plus lumineux d’aujourd’hui, et également activiste, nous rappelle à quel point nous avons failli à nous acquitter de cette exhortation immémoriale de nous faire le gardien de notre frère. Nous avons besoin de sortir de cet enlisement moral, et c’est à quoi nous convie Lévy dans son nouvel ouvrage, si concis et si beau.

Comme tous les textes qui vous habitent longtemps après que vous les ayez reposés, qui vous forcent à repenser à vos propres sermons, qui vous propulsent dans l’action, ce livre vous y engage dès les premières lignes. Sous-titré Dépêches d’un monde de misère et d’espoir, il pose d’emblée la question : comment voyez-vous cette construction amorphe et poreuse qu’est devenu le monde ?

Regardez autour de vous. Vous viennent deux réponses aussi terrifiantes l’une que l’autre. La première nous est donnée par ceux dont l’instinct premier est de resserrer le monde en cercles de plus en plus étroits, de passer des continents à des blocs, des blocs aux nations, des nations aux régions. Cet appétit de la contraction, nous rappelle Lévy, est ancien : « Il était proscrit aux Athéniens d’entrer dans le temple de Héra à Argos, comme aux gens d’Argos d’entrer dans le temple équivalent à Athènes. Le système grec de pensée qui fit de la Polis un cosmopolitisme avait une faille majeure, il excluait tout un lot de peuple, non seulement les esclaves et les “métèques”, mais également tous les exclus de naissance de la vie bonne. »

Ce qui nous amène à cette deuxième terrible façon de voir le monde, un monde investi par ceux qui brandissent la bannière du cosmopolitisme au service de rien de plus inspirant qu’une bureaucratie étouffante. « L’Union européenne, cette esclave sans âme sous l’empire du Spectacle, cette Europe aux rues toutes identiques, aux malls en forme de moules à biscuits, aux quartiers d’affaires bruissant tous du même anglais globish et hantés par un même désespoir, hier superconsumériste, aujourd’hui creusant des taupinières fermées à double tour : il faut me lire complètement de travers pour croire que je célèbre ce cosmopolitisme-là. » 

Que reste-il alors ? Si nous rejetons à la fois les gaffes de Bruxelles qui prêche la globalisation par la régulation et les chauvinistes aux pectoraux énormes qui demandent partout que nous fassions retraite à l’intérieur de nos propres frontières, où cela nous laisse-t-il dans ce monde ?

La réponse de Lévy est audacieuse et difficile. C’est, pour faire court, une forme d’internationalisme valable sur les deux versants du monde. Se proclamant le dernier membre de « l’Internationale », Lévy déclare que ne lui a jamais fait problème que l’Internationale énonce ses commandements depuis une nation en particulier, serait-elle une nation en gloire, pour peu que la nation en question soit, comme l’Amérique ou Israël, une idée ancrée dans une terre, du moment que cette nation s’emploie, comme toute idée, à dialoguer avec d’autres idées du même ordre. Cela fait penser à un Universel en expansion bien plus qu’à un génie local mariné d’identité, qui, en conséquence, a la capacité d’être plus grand que lui-même, d’être valable pour un grand nombre de gens, et qui parle au reste de l’Humanité.”

Cela n’a rien à voir avec la démonstration de pectoraux de la Pax Americana qui visait à ré-ordonner le monde sous l’égide de Washington en nouvelle Rome. C’est un appel en faveur d’un nouveau système de pensée, dans lequel le nationalisme – tout au long du livre, Lévy ne cesse de célébrer sa propre francité – peut non seulement coexister avec un engagement en faveur de la paix universelle et de la justice, mais, bel et bien, les porter et les nourrir. Pourquoi se soucier des naufragés de cette terre, tordus de douleur dans les recoins obscurs du monde ? Pas seulement parce que, comme les deux dernières décennies nous l’ont montré si dramatiquement, des tremblements à l’autre bout du monde se propagent très vite à New York, à Paris et à Londres, mais aussi parce que c’est précisément ce que l’esprit qui a toujours animé la tradition de l’Occident, nous demande de faire. « Mon Europe, qui, seule, commande ma passion et mon temps, écrit Lévy, est ce lieu, où dans les rues peuplées de fast-food et de boutiques de cochonneries faites au Bangla-Desh dans des usines à sueur, quelqu’un, d’une manière ou d’une autre, peut s’essayer à rencontrer les fantômes de Kafka, Canetti, Pessoa, et Joyce, ou Eduard Mörike décrivant Mozart à Prague dirigeant la Première de Don Juan. »

On est libre, bien sûr, de ramener ce qui précède à des aspirations romantiques d’un philosophe français héritier d’un temps jadis raffiné et privilégié, et dire que les problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui sont trop nombreux et en dents de scie pour nous autoriser au plaisir de nous languir avec Pessoa ou Proust. Mais ceux d’entre nous qui croient vraiment à l’exceptionnalisme américain, ou prennent au sérieux l’effort spirituel ultime du judaïsme – « une lumière à l’usage des nations » – ne pourront mettre en balance les exhortations de Lévy. L’Amérique et Israël sont des nations contractuelles, et chacune est appelée, à chaque génération, à renouveler le contrat d’origine, un engagement enraciné dans ses obligations morales, comme il en va des calculs géopolitiques. Pour le dire crûment, qui veut vraiment que l’Amérique soit de nouveau grande, ne peut se soustraire à se colleter avec ses obligations envers ceux qui n’importe où dans le monde aspirent à respirer un air de liberté.

Cela aussi est une abstraction, bien sûr, et Lévy, presque seul parmi le tout-venant des intellectuels d’aujourd’hui, est allergique aux pensées en divorce avec l’action. Il renvoie sur ce point dans son chapitre d’ouverture au paysage universitaire éblouissant où il a baigné, le Paris des années 60, peuplé de figures monumentales comme Sartre, Foucault et Derrida. Ses grands aînés, « idolâtres de la théorie », leurs concepts si fanatiquement raffinés, au point, comme le dit le poète, de s’absenter de tout bouquet, ce bouquet des choses du monde, tout cela avait un effet paradoxal : cela nous équipait d’une plus grande intelligence du monde, nous lestait d’un soucis profond des choses mêmes, nous obligeait envers cette part la plus singulière du rôle que jouent tous les hommes, tout cela rendu plus impérieux et plus urgent encore, du fait qu’il nous avait été enseigné comment se garder des fausses pensées et des illusions précritiques.

Et ainsi, alors que la plupart choisissaient de ne pas s’engager – Lévy réserve ses flèches les plus acérées aux journalistes qui fétichisent l’idée d’objectivité au point de faire des reportages qui n’émeuvent ni n’engagent jamais personne- Lévy se lance. La deuxième partie du livre est un récit palpitant de ses voyages au Nigeria, au Kurdistan, à Mogadiscio, et d’autres lieux ravagés par la guerre et la souffrance. Un compte-rendu « live » d’autant plus admirable qu’il intervint alors que le monde presqu’entier, par stupidité et en dépit des évidences scientifiques montant de toutes parts, se recroquevillait sous l’empire de la peur du COVID-19. Lévy, lui, n’avait peur ni des snipers de Poutine dans le Donbass ni des critiques à domicile qui, bassement, ridiculement, le présentaient comme cherchant à tout prix à capter l’attention pour lui-même. Il est le premier à admettre, comme il le fait tout au long de son livre, que capter l’attention est centrale dans son travail, mais le focus est toujours sur ceux qui en ont désespérément besoin et n’en bénéficient presque jamais, que ce soient les chrétiens du Nigeria taillés à coups de hache par Boko Haram, les réfugiés vivant dans une misère noire dans des enfers de fortune sur l’île grecque de Lesbos. Lévy, le smartphone connecté aux Présidents, aux milliardaires et aux éditeurs, tente d’aider tous ces désespérés. Il y parvient parfois, arrange une conversation directe entre un dirigeant kurde et Emmanuel Macron. Parfois en vain, essayant sans succès de trouver un asile permanent en Europe pour les réfugiés de Lesbos. L’exemple dont il se réclame est byronesque, l’incarnation de cette très vieille histoire tirée du Talmud qui nous invite à nous souvenir qu’il n’est attendu d’aucun d’entre nous de venir à bout de la réparation de tout ce qui est brisé dans le monde, mais que nul n’a non plus la liberté de mettre de côté cette tache sacrée.

A qui souhaiterait suivre son exemple, Lévy invite à réfléchir sur les mots suivants : défiez-vous des élites globales comme des patriotismes étriqués, de même que du chauvinisme, mais jamais ne faites preuve de dégoût. « L’Internationalisme », écrit-il, « n’est pas synonyme de rejet de l’urbanité ou du modèle national de l’ère moderne ». C’est, au bout du compte, une vision pour les majorités dominantes dans le monde qui, laissées hors de la polis globale érigée par une mince cabale de méritocrates qui a recouvert de papier les immenses inégalités qu’ils ont eux-mêmes créées avec des discours de vertu remarquablement vides, ont donné leurs votes à toute une série de candidats douteux. Le monde appartient à vous, non aux médiocrités se délivrant mutuellement des lettres de créance, pour qui l’internationalisme n’est rien d’autre que des tarifs et des accords commerciaux. Embrassez l’internationalisme et vous en tirerez une vision nationale bien plus excitante que de simplement faire un pied de nez au monde de l’Ivy League.

Il n’est pas difficile d’imaginer un futur politicien prenant à cœur le message de. Lévy, offrant aux Américains, aux Israéliens, aux Français, un battement de cœur résolument accolé à un sens de l’identité nationale et qui, pour autant, comprend cette identité comme un mandat pour montrer l’exemple, c’est-à-dire porter cette volonté de voir – voir l’injustice, la cruauté, le désespoir – au-delà de nos propres frontières. Telle est la vision qui animait les prophètes de la Bible et, à travers eux, les Pères fondateurs de l’Amérique. Aujourd’hui, Lévy nous rappelle avec une grande urgence et éloquence que l’heure est venue de la laisser, cette vision, s’élancer une fois de plus vers le ciel.


Un article paru originellement sur Tablet Magazine.
Traduit de l’anglais par Gilles Hertzog.