Tancrède Hertzog : Nous exposons des œuvres de toi qui ont été conçues sur un laps de temps court, six ans à peine, de 1967 à 1972. Ce qui est étonnant, c’est qu’à ce moment-là, tu as entre dix-neuf et vingt-quatre ans, tu viens à peine de débuter. Pourtant, ces peintures, ces dessins sont considérés comme les œuvres les plus représentatives de ta carrière, parmi les plus matures, tant par le style que par leurs sujets. Avais-tu conscience de cela ?
Ivan Messac : Quand je les faisais, je n’étais pas vraiment conscient que j’étais en train de créer des œuvres marquantes. Néanmoins, quand je me suis décidé à devenir peintre, je me suis dit qu’il fallait le faire pour produire des choses importantes, sans quoi ça n’en valait pas la peine. J’avais cette ambition mais j’ignorais que j’en avais les capacités, d’autant que je n’ai jamais fait d’études d’art, ce qui m’a amené à inventer beaucoup de systèmes pour peindre de manière peu traditionnelle. J’étais tellement peu sûr de mon dessin, alors que je voulais faire des œuvres très simples, que je dessinais sur des papiers à l’échelle 1 le tracé de mes futurs tableaux et que je les déposais ensuite sur ma toile, afin de pouvoir obtenir un tracé impeccable. J’ai trouvé des moyens qui étaient à ma portée mais, sans m’en rendre compte, j’étais en train de faire de la peinture. Et ce n’est que lorsque je suis devenu sculpteur, dans les années 1980, que j’ai réalisé que j’étais un bon dessinateur.
T. H. : Comment expliques-tu le passage subit du style psychédélique des gouaches de 1967 au style des œuvres de 1968-1969, avec ces grands aplats entre ombre et lumière qui modèlent les formes – qui est déjà ton style particulier, ta marque de fabrique, et qui va rester la base de ton travail jusqu’à la fin des années 1970 ?
I. M. : J’aime dire que je suis à la fois un enfant des Beatles et du marxisme : au départ, je ne voyais pas la peinture comme un lieu de l’engagement. C’est le climat de la ville que j’habitais qui est pour beaucoup dans ce changement : Nanterre. Tout en étant fan de Jimi Hendrix et Frank Zappa, j’évoluais dans un milieu très politisé car Nanterre, ville communiste, était très armée sur le plan culturel. Après ces gouaches au style très coloré, mon travail prend une dimension plus sociale dès 1968 avec mes encres de Chine : l’ambiance de 68, même avant l’explosion de mai 68, était déjà très politique. Moi-même, qui ai vingt ans, je suis en contact avec des milieux politisés, au théâtre des Amandiers, avec des amis dont certains venaient des jeunesses communistes. Mais on ne peut pas dire que j’étais plus armé politiquement que d’autres, au contraire. Je n’ai jamais fait partie d’un quelconque groupuscule même s’il m’est arrivé, à Nanterre, de vendre des journaux communistes, comme Clarté. Alors que je commence à peindre, je me découvre tout en faisant : je regarde, je lis beaucoup de choses et je fais mon école à toute vitesse.
T. H : Vu de loin, ton style à cette époque ressemble presque plus à des affiches, à des pochoirs ou à des impressions qu’à de la peinture. Ton travail de peintre sert presque à faire oublier la peinture, avec un jeu illusionniste en aplats d’ombres et de couleurs, où l’on ne décèle pas la touche : quelque chose de très complexe pour faire croire au simple, au facile, quasiment à quelque chose de moins noble que la peinture.
I. M. : À l’époque, je me voyais plus comme un faiseur d’images que comme un peintre. J’avais des choses à dire, qui plus est : mes peintures parlaient alors que, normalement, les peintures montrent. Voilà ce qui a donné mon style, avec une simplification des formes assez nette.
Je pense que c’était aussi le climat de l’époque. Il y avait de la part des artistes, dans les années 1960, ce besoin de dire que nous étions des travailleurs comme les autres – des travailleurs intellectuels. Il y avait la volonté de gommer l’image romantique de l’artiste. Alors qu’aujourd’hui je me rends compte que j’ai justement vécu mai 68 comme une aventure romantique. D’où cet intérêt pour les formes d’expression populaires : affiche, publicité, photographie, cinéma.
Néanmoins, à l’époque, je le vivais mal si on me disait que ma peinture ressemblait à des affiches, parce que toute la Figuration narrative a été réduite à ça, notamment par les artistes de Supports/Surfaces qui affirmaient qu’on n’était que des faiseurs d’images, des affichistes, qu’on pratiquait une création de second plan – qu’on ne faisait, finalement, que des arts appliqués. Mais j’ai, effectivement, toujours eu une passion pour l’affiche. Cependant, je ne croyais pas être dans un propos aussi direct que dans l’affiche avec mes peintures, que je voyais comme des compositions pratiquement grammaticales.
À mes débuts, je pensais vraiment qu’il y avait une sorte d’organisation quasi-syntaxique des images – j’avais une vision, on peut dire, structuraliste. Une image dominante, en surface ou en dimensions, était le sujet du tableau, qui était commenté par la juxtaposition avec une autre image, plus petite – un peu comme dans un collage. Voilà ce qui m’animait. De ce point de vue de l’organisation de la composition, mes dessins noir et blanc de 1968 sont déjà proches de mes premiers tableaux, qui sont nés dans la foulée. Tout va très vite entre 1967 et 1968.
T. H : Autre caractéristique qui démarque ces œuvres précoces : le choix des sujets, des sujets de société, souvent très politiques. Tu as été un des premiers à t’intéresser, par exemple, au thème des droits des femmes. Chez les autres peintres de la Figuration narrative, on retrouve toutes les luttes sociales, celle-ci beaucoup moins – sauf chez toi.
I. M. : Je me suis aperçu, il y a quelque temps, que c’est un thème qui est revenu plusieurs fois dans mon œuvre. À l’époque, j’étais très impressionné par le travail fait par le MLF[1]. En 1970, j’ai peint un tableau intitulé Objets, objectrices représentant des manifestantes. Avant, j’ai fait cette série de dessins à l’encre, Je passe, vous repasserez (1968), où l’on voit des fers à repasser et des femmes élégantes qui quittent l’image et semblent dire (à des hommes) : « à votre tour de repasser, moi j’ai autre chose à faire ». Ou encore, plus tard, L’histoire au féminin (1972), tableau qui est dans l’exposition et où l’on voit des suffragettes avec un panneau DOIT VOTER. Aujourd’hui, je n’ai pourtant pas le sentiment que le féminisme était vraiment au centre des mes préoccupations. J’avais des copines qui avaient été obligées d’avorter mais à part cet aspect très personnel et douloureux, je ne me suis pas trouvé très militant. Curieusement, je ne me suis jamais trouvé très militant sur quoi que ce soit d’ailleurs, alors que je pratiquais une peinture engagée. Je me suis toujours intéressé aux phénomènes sociaux : au racisme, à l’antisémitisme, qui étaient des sujets graves et fondamentaux pour moi, et aux luttes des minorités. C’est peut- être en ce sens que les droits des femmes m’ont touché et de là que provient ma sensibilité pour les Indiens d’Amérique, auxquels j’ai consacré une de mes plus importantes séries (Minorité absolue), puisque je considérais les Amérindiens comme la parabole absolue de ce qu’est une minorité qu’on essaie d’effacer.
T. H. : Quel était ton rapport au Pop Art américain et anglais dans la France de la fin des années 1960, à Warhol, Rauschenberg, Hamilton et les autres ? Les connaissais- tu, les regardais-tu ?
I. M. : Je regardais le Pop Art américain, et je n’étais pas le seul, car le musée d’art moderne de la Ville de Paris, sous la direction de Pierre Gaudibert, entre 1967 et 1972, a montré tous les Pop, notamment Rauschenberg. C’était le moment où apparaissaient les premiers lieux d’art contemporain sur le continent. Dans cette effervescence, on avait soudain accès à tout. C’est aussi ça qui explique ma mue rapide : je peignais et je dessinais tout en découvrant l’art de mon temps.
À cet égard, quelques années avant 68, avec deux copains nous nous sommes baladés en Europe en auto-stop. C’est ainsi que j’ai été à Londres vers le milieu des années 1960 et j’y ai découvert les Pop artists, dont Hamilton et ses collages. J’avais aussi été en Suède en 1967, où j’avais visité le Moderna Museet de Pontus Hultén et l’exposition de Niki de Saint-Phalle avec la sculpture géante de femme dans laquelle on rentrait par le vagin. Tout cela a contribué à nourrir mon intérêt et à me faire découvrir l’art contemporain alors que, pour moi comme pour la plupart des jeunes de ma génération, la peinture révélatrice avait été le Surréalisme – qui était pourtant déjà un vieux mouvement dans les années 1960.
T. H. : Tu parles du Surréalisme. Quels sont, dans l’histoire de l’art, récente ou ancienne, les artistes qui t’inspiraient quand tu avais vingt ans, dont la découverte a été décisive ?
I. M. : Ma principale référence en peinture était banalement l’artiste qui a influencé tous ceux de la Figuration narrative, c’est-à-dire Fernand Léger : c’était un Dieu pour moi. D’abord, parce qu’il y a, chez lui, cet usage de la couleur si fort, si décisif, en aplat. Puis le dessin dans son indépendance par rapport à la couleur elle-même. Et, enfin, les sujets sociaux, voire politiques qu’il choisissait. Une autre chose qui me fascinait chez lui, je m’en souviens, c’est l’indépendance des membres : on voit une boule qui flotte et, tout d’un coup, on comprend que c’est un bras.
Pour ce qui est de l’art ancien, je n’avais pas de grandes connaissances. Mais David était mon grand modèle. Et, dans les années 1970, j’ai découvert un autre David, celui des portraits inachevés, comme celui de Barra ou de Madame Récamier. C’est là qu’on comprend que c’est vraiment un grand peintre, plus qu’avec le Serment des Horaces et les Sabines, qui sont des grosses machines un peu ennuyeuses. Et j’aimais Canova aussi… On va croire que j’étais napoléonien ! J’appréciais également beaucoup Manet, notamment son Fifre – je me souviens encore du jour où je l’ai découvert au Jeu de Paume -, beaucoup moins Le déjeuner sur l’herbe par exemple.
T. H. : Cela fait sens. Léger mais aussi David et le Manet du Fifre : des artistes de la ligne, pas des coloristes, mais avec un sens du volume. Une touche posée en aplat, des formes pleines – un peu comme dans ton travail à cette époque…
I. M. : C’est vrai. D’ailleurs, j’aimais aussi un peintre trop oublié aujourd’hui, Alberto Magnelli. Prenons ses tableaux un peu abstraits, très colorés : eh bien, il y a des volumes dedans, il ombre ses formes alors que c’est un peintre qui vient de l’aplat. D’un coup, il crée des volumes dans des tableaux abstraits. Comme une incohérence dans son esthétique mais qui, finalement, lui a été bénéfique.
T. H. : Tu es l’un des premiers à dire que tu es un artiste pop, à ne pas réfuter ce terme venu d’outre-Atlantique, alors que tu t’intéresses à ces sujets politisés dont on dit encore souvent qu’ils distinguent les Américains des artistes de la Figuration narrative.
I. M. : Non seulement je ne récuse pas mon classement dans le Pop Art mais, en plus, je le revendique. Le dictionnaire du Pop Art, l’un des premiers ouvrages sur le sujet en France, écrit par José Pierre, place dans le Pop quelques personnes de la Figuration narrative comme Télémaque, Rancillac, Monory, Klasen et moi-même[2]. Mais il y intègre aussi le Nouveau réalisme – et il n’a pas tort. J’ai donc été désigné très rapidement par un tiers que je ne connaissais pas comme ayant une place dans le Pop Art.
Dans toute la figuration de cette époque, il y a, d’une part, des jeunes artistes issus du réalisme de Rebeyrolle et Pignon qui pratiquent une figuration un peu expressionniste, matiériste. Je pense par exemple à Aillaud, que j’aime beaucoup, qui faisait de la peinture un peu à l’ancienne, avec des sujets plutôt intellectuels. De l’autre côté, il y a des peintres à l’esthétique pop, dans laquelle je me reconnais, où je placerais aussi bien Adami que, dans un style très différent, plus photographique, Jacques Monory. Ils sont Pop parce qu’ils empruntent à une esthétique et à une culture populaires. Chez moi, cet intérêt naît du fait qu’il y avait dans ma famille un goût très fort pour la littérature populaire. Je me reconnaissais donc dans cette culture. Et, à mes débuts, n’étant pas sûr de mon métier de peintre, je revenais moi-même sans le savoir vers cette esthétique populaire qui avait nourri toute ma jeunesse.
Il y a autre chose : à un moment donné, je me suis rendu compte que la Figuration narrative qui voulait se distinguer du Pop Art en disant « nous sommes des artistes engagés politiquement, ce qui est différent du Pop Art qui est une glorification de la société de consommation » se fourvoyait. Déjà, dire cela du Pop Art américain, c’est un peu réducteur : est-ce que les Campbell’s Soup de Warhol sont vraiment une glorification de la société de consommation ? Et Warhol a aussi créé ses chaises électriques dès 1963, des œuvres formidables qui provoquent un véritable malaise chez le spectateur. Je ne crois pas à cette analyse des penseurs de gauche de l’époque imprégnés d’un anti-américanisme primaire – dont j’étais moi-même un peu affecté, mais un peu moins que d’autres – qui séparaient la Figuration narrative du Pop Art anglo-saxon.
Pour moi, il y a même un tort stratégique à cette scission forcée. La Figuration narrative, avec ce côté franco-français qu’elle a voulu mettre en avant – alors qu’elle est composée en grande partie d’artistes étrangers, Télémaque, Arroyo, Klasen, Adami, Erró ! –, s’est enfermée dans une nasse et a renoncé au grand mouvement international dans lequel elle aurait pu s’inscrire, qui est le Pop Art. C’est une erreur stratégique : je le dis en tant qu’artiste, cela nous a fait perdre de la visibilité, alors qu’on souhaitait en avoir – et pour d’autres raisons que la gloire personnelle.
Ivan Messac, Pop Politique 1967-1972, exposition du 17 mars au 8 avril 2022, Galerie T&L, 61 rue de la Verrerie à Paris (ouvert du mardi au samedi, 14h-19h)
[1] Mouvement de Libération des Femmes.
[2] José Pierre, Le dictionnaire du Pop Art, Paris, Hazan, 1975.