Ce Samedi 20 septembre 2019, avait lieu à Amsterdam un événement rare et mémorable : le directeur de La Règle du Jeu, Bernard-Henri Lévy, débattait avec Alexandre Douguine dans la grande salle de l’Opéra national.
Alexandre Douguine, rappelons-le, est un personnage sulfureux, très controversé et considéré comme l’un des inspirateurs principaux de Vladimir Poutine. C’est un philosophe d’extrême-droite, certains disent même fasciste, dont les auteurs de référence sont Carl Schmitt, Karl Haushofer, Oswald Spengler, et autres théoriciens qui influenceront le national-socialisme.
Bernard-Henri Lévy et Douguine se faisaient face sur la grande scène de l’Opéra, devant le millier de personnes qui avaient répondu à l’appel de Rob Riemen et son Nexus Institute.
Ce débat Douguine-Lévy, présenté par Nexus comme “le débat du siècle” ouvrait la conférence annuelle de l’Institut à laquelle devaient participer, dans la suite de la journée, des personnalités aussi différentes que Pamela Paul, patronne du New York Times Book Review, Leon Wieseltier, qui venait annoncer le lancement d’une revue trimestrielle aux États-Unis ou Nadine Labaki, auréolée par le succès, à Cannes et ailleurs, de son film Capharnaüm.
C’est Alexandre Douguine qui a ouvert le débat en citant longuement le dernier livre de Bernard-Henri Lévy, L’Empire et les Cinq Rois, dans lequel il prétendait voir une glorification de l’impérialisme américain.
Bernard-Henri Lévy répondit en le priant de distinguer entre l’impérialisme et la promotion de ses valeurs universelles, valables pour tous les humains, que sont, par exemple, la liberté, la laïcité, l’égalité des femmes et les hommes, le droit pour un corps de ne pas être torturé ou pour une âme de ne pas être tourmentée.
Mais la discussion se porta très vite vers d’autres sujets comme l’annexion de la Crimée, les violations des droits de l’homme en Russie, le néofascisme incarné, selon Bernard-Henri Lévy, par Vladimir Poutine ou le révisionnisme historique auquel le Kremlin procède aujourd’hui.
Bernard-Henri Lévy remporta haut la main le débat. Il fut offensif, précis, moqueur. Alexandre Douguine, lui, apparut le plus souvent sur la défensive. Le Nexus Institute publiera l’intégrité du débat. Nos lecteurs pourront s’en faire une idée plus précise.
Ce qui est certain c’est que c’est la première fois qu’un idéologue appartenant au premier cercle des Poutiniens discute, ainsi sur le fond, avec un intellectuel démocrate et libéral.
Ce débat risque de faire date.
La règle du jeu a définitivement un petit air de Pravda d’avant…
Il serait au mieux réprimable, au pire impardonnable qu’un idéologue de la stature d’Alexandre Douguine se soit vu offrir de la part de l’UE une tribune opératique sans qu’un tel événement permît à Amsterdam d’exiger de Moscou la tenue d’un match retour. Le black-listé Lévy, Bernard-Henri doit non seulement pouvoir poser séance tenante le pied sur le sol russe, mais y frapper un grand coup dans la chape de plomb. Comment ? Et pourquoi pas en donnant au débatteur du siècle — « Ils en ont mis du temps pour ériger une toise qui fût à la mesure de ma démesure », avait parlé entre ses dents Primogradoff, à la manière d’un ventriloque — « Idiot ! Si débat du siècle il y a, celui-ci débuta au moment même où retombait le rideau de fer sur la scène internationale et ne s’achèvera pas avant que nous n’ayons acté ensemble l’effondrement du dernier mur mental. — En ce cas, vous auriez dû baptiser cela “Débat du millénaire” ! — Vous ne croyez pas si bien dire… — Mon pauvre ami, combien de temps pensez-vous pouvoir tenir face au schisme fascinant que produit en vous-même ce sinuant fascisme ? » — que, soit dit en passant, nous avons peut-être enterré un peu vite, une chance de prendre sa revanche. Au risque de courber notre enthousiasme, je crains qu’en situant un prince de la philosophie libérale-démocrate dans le camp des moqueurs, nous ne donnions à Son Altesse soviétissime le Grand Inquisiteur une occasion rêvée de se redresser sur son séant à la droite du Christ putinocrator. Et c’est d’ailleurs là-dessus qu’il nous faut jouer… en persuadant le nettoyeur panrusse qu’il ne pourrait que ressortir gagnant d’un combat à domicile entre le vent essentialiste qu’il a en poupe et une parfaite incarnation de cette décadence américano-sioniste qui remonte son courant d’impensés. Le tout étant, je le répète, de se frayer un chemin jusqu’à ces âmes auxquelles il tarde de se mêler aux nôtres, à l’instar des infrangibles bâtisseurs de ponts que furent ces géants slaves que le déboussoleur Berlioz avait réorientés vers la postérité, ou de cette insolite, inoffensive en apparence car clairement imbitable exposition de 1895 où Kandinsky vit dans l’impressionnisme l’échappatoire qu’il recherchait pour dépasser les morbidités niaises de la momie naturaliste, quand celle-ci tombe, s’entend, aux mains des pilleurs de tombeaux. Ah oui, j’oubliais Lohendrin dans l’équation biotique… et le fait qu’avec Wagner, il n’est pas rare que l’on se shoote à un peu plus que Wagner, ce qui sans doute explique que le professeur Klee eût éprouvé quelque difficulté à pardonner à son collègue, ami et voisin du Bauhaus, son passé antijuif. Très bien. Tirons un trait abstrait sur le passé de ce génie concret. Ne lui infligeons pas l’infecte chantage auquel Fata Morgana soumettrait un Juste des nations, lequel avait sauvé de la déportation la femme et la fille d’Emmanuel Levinas, quand ce dernier conditionnerait sa solidarité avec sa propre maison d’édition à l’éviction d’un mâle blanc dominant dont il dénonçait l’antisémitisme, et que leur commun éditeur, non content de défendre l’indéfendable en évoquant les auteurs juifs de gauche qui avaient accepté de collaborer à la revue Krisis, revue fondée par le même Alain de Benoist, chef de file de la Nouvelle Droite, menacerait de balancer à la presse les vieux écrits maréchalistes de Maurice Blanchot si celui-ci persistait dans sa position. À la décharge de l’équilibriste instable, avec la meilleure volonté du monde, on peine à exhumer chez Kandinsky le pedigree d’un lutteur acharné contre toute forme de racisme et d’antisémitisme. Et puis ! en quoi cela nous empêcherait-il d’aller de l’avant avec Blanchot ? de rompre avec ces mégalos minables qui nous ordonnent de nous lover dans les entrailles puantes des pan-nationalismes ? L’exportation des droits universels ne peut en aucun cas être assimilée à un impérialisme, dès lors que les empires mettent les peuples sous leur joug, quand les États de droit libèrent les individus par le brisement universel des fers claniques dans lesquels, en fût-il diminué ou augmenté, nul homme ne résiste au désir de réduire l’« irréductible altérité (…) du Très-Haut » dont le panenthéiste athée ne laissera pas de lui rappeler qu’elle est son seul substrat.
Mais cette caractérisation de Douguine est parfaitement absurde. Il est un opposant public à Poutine qui a été purgé de l’université russe pour ses positions ultra-nationalistes…