La littérature d’anticipation n’a rien à voir avec la science fiction. Comme son nom l’indique, elle anticipe sur une situation de départ qui est contemporaine à la rédaction du roman. Elle se distingue de la prospective par un foisonnement de l’imaginaire, qu’il soit littéraire, poétique, ou horrifique. Alain Damasio, dans Les Furtifs, porte l’anticipation à l’un des sommets de la littérature. Il parvient, en créant un univers parfaitement identifiable, en basant la quête de son héros sur un motif humain où l’émotion le dispute à la psychologie, en inventant des êtres capables de s’hybrider et impossibles à apercevoir, à asseoir une fiction magnifique qui parle de nous, de ce que nous sommes depuis toujours – des êtres doués de sentiments –, et de notre monde – de sa dérive libérale et connectiviste. Dans une langue majestueuse, inventive et savoureuse, où chaque néologisme est une surprise autant qu’une évidence.
Lorca Varèse – ce nom ! poésie et musique… – et sa femme Sahar ont perdu leur fille de quatre ans quelques années avant que le roman démarre. La petite Tishka s’est littéralement évaporée de sa chambre close, comme dans un roman à mystère. Les enquêteurs ont retrouvé sur l’espagnolette de la fenêtre, cette fenêtre au bois gonflé si difficile à ouvrir pour les parents et impossible à ouvrir pour un enfant, les marques de trois des doigts de Tishka. Lorca et Sahar ont eu recours à toutes les formes possibles d’investigation, y compris les shamans et les médiums lorsque la police a baissé les bras. Désillusion. Sahar a du mal à faire son deuil. Lorca est persuadé que sa fille est toujours vivante, qu’elle a suivi un «Furtif», un de ces êtres qui relèvent de la presque légende urbaine, et auxquels Sahar ne croit pas. Lorca et Sahar formaient un couple légèrement dissident, légèrement déviant. Lui était chargé, en tant que sociologue, de superviser les communes autogérées. Elle continue d’être «proferrante», c’est-à-dire qu’elle installe sa salle de classe en plein air, comme les troupes de théâtre installaient leurs tréteaux sur les places des villages. Elle dispense des cours d’éducation civique. La France des années 2040 que met en scène Damasio est allée au bout de sa logique : les villes ont été vendues aux marques, et l’éducation nationale n’existe plus.
Tirant un fil – le fil de nos inquiétudes – Alain Damasio bâtit un monde plausible où Lyon s’appelle désormais Nestlyon, où Lille est devenue Lille-Auchan, et où Paris, rachetée par l’industrie du luxe, est désormais Paris-LVMH. Dans ces villes privatisées, l’accès n’est pas garanti à tous. Les citoyens, si tant est que ce mot ait encore un sens, sont définis en classes standard, prémium et privilège, selon une dénomination qui rend compte de notre vie absolument contemporaine : les abonnements prémiums et privilèges, nous voyons tout à fait de quoi il retourne. Dans Les Furtifs, les membres standard n’ont pas accès au centre ville, par exemple, ni leurs enfants aux espaces verts. Classes sociales pas mortes, ou ressuscitées. Lorca et Sahar vivent au bord du Rhône, dans la ville d’Orange qui n’a pas été rebaptisée, puisqu’elle portait déjà le nom d’une marque de télécommunication. Bonne aubaine : ce qui coûte le plus cher, dans l’achat d’une ville, c’est l’achat du nom.
Ce monde plausible et terrifiant que Damasio nous écrit – et non décrit – est un univers paranoïde unilatéralement connecté, avec pubs ciblés se déclenchant au passage des piétons ou des cyclistes, bague faisant office de terminal de transmission et de traçage, et, bien entendu, hackers contournant le système. C’est demain, mais c’est déjà aujourd’hui. Un aujourd’hui amplifié tout légèrement, suivant sa pente. Sahar et Lorca vivent désormais séparés, elle dans son chagrin, lui dans son espoir. Lui, à la quarantaine, abandonne sa charge de sociologue et intègre l’armée, à seule fin de découvrir ce que sont ces Furtifs qui lui ont volé sa fille – croit-il. Il se retrouve dans un groupe d’élite formé de quatre membres dont il est le novice tout juste intronisé. Les Furtifs sont une invention littéraire, artistique et musicale. Alain Damasio imagine des êtres – un peu plus que des animaux chimériques – souffrant du syndrome de la Gorgone : dès qu’ils se savent vus, ils se figent. Se transforment en sculpture de céramique, dont aucun artiste n’aurait pu pétrir la fuite élancée. Ils sont beaux, dans leur pétrification. Ils sont émouvants et mystérieux, ils ont échappé à la véritable prise : aucun d’eux, jamais, n’a pu être capturé vivant. On ne capture que de l’inerte. Inerte, c’est justement ce que les Furtifs ne sont pas : invisibles et mouvants, ils communiquent sur le mode sonore, à peu près inaudible pour tous. Ils sont musique, chant et voix, mais on ne les entend pas. Ils symbolisent une certaine idée de la liberté. Lorca est devenu un chasseur de Furtifs, il doit aiguiser son sens de l’ouïe autant que sa vitesse de préhension et sa sensibilité humaine. La chasse aux Furtifs relève de la grâce du danseur, de l’agilité du cobra, et de la justesse du musicien.
La musique – ce condensé d’émotion – est le cœur battant du roman. Avec le livre, on achète aussi une bande-son originale, signée Yann Péchin qui a été le guitariste de Bashung et de Rachid Taha, entre autres. Dans le chapitre intitulé «Batara Kala», on est transportés dans un des territoires autogérés dont s’occupait Lorca Varèse avant son entrée dans l’armée : une île artificielle sur le Rhône, habitée majoritairement par des Balinais, qui y font résonner leur musique, y cultivent le riz en terrasse, et perpétuent la tradition des offrandes. La musique balinaise est l’une des plus complexes au monde. Elle est peut-être une des clés d’entrée dans le monde sonore des Furtifs. A Bali perdure – et a perduré dans le roman – la danse Kecak, cette transe qui permet l’accès à d’autres réalités, impartageables. Le chapitre «Batara Kala» est un basculement dans le récit, une pause pour l’équipe de chasseurs à laquelle appartient désormais Lorca, un chemin d’initiation pour Lorca lui-même, et un épisode à la fois lumineux et mystique. Cette Bali du delta du Rhône est une station sur le chemin de la quête.
Mais le livre a plusieurs cœurs battants. L’un de ces cœurs est graphique. Comme dans La Horde du Contrevent, les personnages principaux font entendre leur voix selon une typographie qui leur est attribuée, magnifiquement pensée et dessinée par la graphiste Esther Szac. Lorca est tout en ronds et points – il apparaît seul, emprisonné dans son espoir – tandis que Saskia Larsen la bien nommée, la jeune fille à l’oreille parfaite, parfaitement formée à la chasse sonore des Furtifs, est symbolisée par des jeux de parenthèses et de volutes rondes ou aiguës qui disent tout de sa sensibilité à saisir dans l’air le moindre son, la moindre vibration. Dans la langue-même du roman se mêlent les trouvailles des néologismes, l’espagnol grammaticalement dissident de l’argentin, la langue parlée contemporaine… A la musique, au graphisme et la langue elle-même s’ajoute le motif de la couleur. Le chapitre 1, intitulé «Le Blanc» ouvre un chromatisme qu’il appartient au lecteur de découvrir.
La société mercatisée – marketised, pour le dire à l’anglo-saxonne, ou mercadotecnizada, pour enchaîner sur la langue hispano-argentine qui parcourt le roman – que Damasio met en scène éveille ses propres contrepoisons. En cela, Les Furtifs est un livre politique. Voilà un roman qui parle d’aujourd’hui et de toujours, et qui prévient sur demain. Ce que l’on chasse, que l’on ne comprend pas et qui effraie, renferme peut-être une dimension autre, qui nous pousse vers le haut. La disparition inexpliquée d’un enfant comme chemin vers le dépassement. De soi, et du monde imposé.
Alain Damasio est de ces auteurs rares qui parviennent à rassembler, dans leur imaginaire propre, les soucis de chacun, et la marche du monde. Dans Les Furtifs, le politique, l’économique et le social sont envisagés sous un angle ontologique et philosophique, c’est évident, mais jouent aussi sur la partition musicale et chromatique. Autant dire sur l’émotion et l’humaine perception. Un grand roman, à n’en pas douter. De ceux qui marquent une époque.
Alain Damasio, Les Furtifs, éd. La Volte, 18 avril 2019, 704 pages.