Il y a près d’un an un poète a envoyé sa nouvelle pièce à toutes les grandes scènes («directions» et «comités de lectures» ou appellations du même genre), sans exception. Il n’a reçu aucune réponse. Bien que certaines par une note circulaire lui aient demandé de fournir son «CV» et un résumé de sa pièce. Chose qu’il a faite scrupuleusement et systématiquement. Silence total depuis presque un an. Pièce qui, depuis lors, est programmée ou jouée ailleurs, comme d’habitude.
Grâce à un récent «point de vue», j’ai connu avec beaucoup de retard, hélas !, l’insupportable et injuste mise en cause des poètes et dramaturges vivants par les «assis» (lire Rimbaud).
Pour la plus grande spoliation du projet de promotion de la poésie et du nouveau théâtre , la plupart des scènes (contrairement aux Opéras) sont souvent monopolisées pour la nouvelle pièce du directeur (devenu «poète», pourquoi pas ?) montée par lui-même, mise en scène par lui-même, et jouée par des «fidèles». Parfois dans de très luxueux programmes est publiée la liste des amis et protégés. Chacun d’eux (voire de fois une centaine par administration) reçoit par mois ce que souvent le plus chanceux des poètes ou dramaturges ne compte même pas recevoir par an. On comprend que les bénéficiaires de cette manne ne veuillent pas reconnaître même l’existence de poètes et de dramaturges vivants et «visibles». La position de leurs directeurs serait mise en cause.
La structure du théâtre, souvent au bénéfice des plus débrouillards, doit évoluer pour le plus grand bien de la culture pour tous. Dans les époques de tsunamis même les scaphandriers découvrent le feu.
Dans ma vie j’ai connu des poètes ou des dramaturges qui très exceptionnellement ont pu «vivre de leur plume». Avec code-barres.
Dans ma vie la plupart des poètes ou des dramaturges que j’ai connus sont morts couverts de dettes. Aujourd’hui, nous savons (par de récentes études médicales) qu’Alfred Jarry est «mort de faim».
Dans ma vie pas un seul de mes amis poètes ou dramaturges ne s’est plaint de sa situation. Que certains jugent indigne ?
Dans ma vie j’ai vu les meilleurs d’entre eux finir leurs jours poursuivis par des huissiers. Ou harcelés pour des impôts saugrenus. Grâce à cela (ou malgré cela), Alfred Jarry a écrit Gestes et Opinions du Dr Faustroll.
Dans ma vie je n’ai connu aucun poète ou dramaturge pouvant figurer dans un «palmarès» de fin d’année. Ni sur la liste des personnes les plus «populaires». Ni sur la liste des personnes «les plus riches». Ni sur celle des «plus célèbres». Sur la liste des personnes les plus «influentes» n’apparaissent jamais de poètes ou de dramaturges que je connaisse.
À mon modeste avis le message du poète ou du dramaturge joue toujours du tambourin.
Pendant que je réalisais mon dernier film avec Jorge-Luis Borges («Une vie de poésie»), quelqu’un lui a demandé spontanément : «Comment vous protégez-vous des éditeurs modestes et clandestins ?». «Me protéger ?! C’est une telle joie de voir à la fin de ma vie l’un de mes poèmes traduit en une langue que j’ignore».
Dans ma vie la plupart des poètes ou des dramaturges que j’ai eu la chance imméritée de connaître ou d’avoir connus vivent ou vivaient dans des conditions précaires. Pendant ses cinquante dernières années, le poète André Breton a vécu à Paris dans un minuscule entresol. Entre deux étages. Il n’habitait ni un deuxième ni un troisième étage. Mais une sorte de petit studio entre les deux. Lorsque j’allais le voir, je devais adapter mon corps à sa table. Elle occupait presque toute la pièce. Boulevard de Port-Royal, le dramaturge Alfred Jarry a aussi habité dans un minuscule studio. Le sien. Si semblable. Également entre un deuxième et troisième étage. Il l’avait baptisé «le calvaire du trucidé».
J’ai fréquenté les poètes Lawrence Ferlinghetti, Jack Kerouac, Andy Warhol et tant d’autres à New York dans la préhistoire. C’est-à-dire en 1959. Le premier soir où le poète Allen Ginsberg m’a invité dans sa soupente. Il m’a reçu avec son ami Pierre, qui était nu et en train de déféquer. Cette année-là, l’International Institute of Education a proposé à six novices européens, des apprentis poètes («qui –annonçait-il – atteindraient un jour la célébrité»), une bourse de six mois. Malgré une telle pirouette, l’Institut devina juste de façon quasi incroyable – Italo Calvino pour l’Italie, Hugo Claus pour la Belgique, Charles Tomlinson pour l’Angleterre, Günter Grass pour l’Allemagne et tutti quanti. Il ne s’est trompé que pour l’Espagne : car c’était moi l’élu. Invisibles, nous aurions été encore plus évanescents.
Le poète pataphysicien Marcel Duchamp a réalisé Étant donné. Son gigantesque et décisif poème. Qui ne se trouvait alors que dans son carnet. Personne ne voulait mettre un kopek pour lui. Il donnait des leçons de français pour payer sa misérable chambre d’hôtel. Le «transcendant» Simon Leys a dû émigrer en Australie. À Paris, Man Ray, dans son «atelier» mal protégé de la pluie… Et pis encore Magritte ou Giacometti.
Le dramaturge Jean-Paul Sartre a refusé «un grand prix». À la hussarde ! Mais au dernier moment, alors qu’il n’avait même pas de quoi se payer «une paire de chaussettes», il a récupéré le chèque. Certains deviennent clochards à cause de leurs chimères. Le Castor (Simone de Beauvoir) raconte que Sartre, peu avant son occultation, lui avait demandé : «comment ferons-nous pour faire face aux frais d’enterrement ?». Les académiciens suédois lui ont rendu ce qui lui revenait. En oubliant qu’il avait craché sur eux. Et dans leur soupe. Cette académie, grâce à ses skis d’avant-garde, est-elle en avance sur son temps ?
Pour s’occulter, Roland Topor a choisi une loge de gardien. Ionesco a passé des dizaines d’années dans une autre du même genre. Beckett a vécu un demi-siècle rue des Favorites. Dans une chambre de service. Comme tant de ses collègues d’aujourd’hui. Comme cet émigrant qui a partagé, toute sa vie, avec sa Simone, dix mètres carrés.
Aucune civilisation n’a été capable de tirer des enseignements d’un tel nombre d’évidences. La confusion est-elle le bon programme pour se perpétuer ? Tous les poètes et dramaturges ont-ils vécu à la sueur de leur indiscipline ? Ici et en marge ?
Une fois occultés soudain, après tant de privations, les disparus connaissent enfin comme un prix ironique qu’ils reçoivent des limbes.
Oui, plus que jamais, les poètes et dramaturges «vivants» risquent de ne le devenir qu’une fois morts.
Hallyday était un dieu vivant; les dieux peuvent être qualifiés d’entités immortelles; on ne conçoit pas qu’un dieu coupe le moteur de sa Harley, en redescende, ébranle les couloirs d’un château à l’abri des remparts d’une forteresse bombardée, referme derrière lui la porte de son bureau, extirpe d’un tiroir une feuille de papier vide, se glisse dedans et se mette à rouler; la maladie dont les médecins ont fait le serment qu’ils ne la cacheraient pas même à Johnny Hallyday, justement parce qu’il se disait être un mythe mité, le héros iconique réagira contre elle en tueur né; — Fuck the cancer! — on n’imagine pas Johnny précontempler un monde sans Johnny; c’est cependant ce que le Dieu reprend au dieu : un morceau de temps où répartir les biens dont Il a fait de lui l’usufruitier; alors oui, en effet, il est possible de se consacrer aux tâches ingrates dévolues à autrui, dans un dessein pouvant parfois toucher au domaine du sacré, je pense ici au dévouement réel, aux acteurs invisibles et passeurs de flambeau qui, depuis la ténèbre des temps, s’attachent à soulager les grands éprouvés; il arrive, dans ce genre de contexte, qu’on se risque à heurter le regard en état de siège, à lui mettre sous le nez l’insupportable testament, à le lui ressortir, encore une fois malgré les représailles jusqu’à ce qu’il vous l’arrache des mains et marque de sa griffe cette connerie sans nom(s), ouais! pour qu’on lui foute la paix, pour se débarrasser de l’idée de la mort que recouvre le seuil de toute filiation; de toute façon, un Johnny Hallyday, ça ne meurt pas; même que la veille de sa mort, ça se réjouit du traitement révolutionnaire dont on l’a persuadé qu’il en serait l’expérimentateur glorieux; personne ne doit s’arroger le droit de métamorphoser l’image archangélique de la nation sous les grotesques traits d’un ogre saturnien; Johnny, à défaut de les être, avait mis les deux France à ses pieds; il incarnait la possibilité de l’autodépassement; il réussissait à donner envie à bon nombre d’entre nous qui, dans bien des domaines, le dépassaient, d’être ici et maintenant à sa place, juste une seconde, pour avoir eu, au moins une fois dans leur vie, la sensation d’être un aigle; ne brisons pas le rêve d’une France recapitée; c’est dans l’intérêt de tous que sera assurée une postérité aussi large que profonde aux incommensurables, et ce quels que fussent les traitements qu’on leur administrait de leur vivant; ce que nous ne tolérerions pas, nous, l’opiniâtre du public, c’est un retour, même inversé, aux perverses persécutions de l’Ancien Régime, quand la force du droit d’aînesse prédestinait les restes d’une haute fratrie aux ordres ecclésiastiques ou aux champs de bataille; en 1999, in extremis avant la remise des compteurs à zéro, le prince David composa un album au King francophone; un album qui, par la volonté du centre et des extrêmes, entrera pour de bon dans les annales du rock ‘n’ roll à la française; que la veuve ne songe pas à consulter un orphelin comme celui-là au moment même où une machine à fric se précipite sur l’opportunité de tailler un premier album posthume au créateur de Laura, démontre de l’impérieuse nécessité de stopper le désordre avant qu’il n’en vienne à s’ancrer dans notre sphère miteuse; les retrouvailles du père et du fils furent, pour les fans mais aussi les lecteurs de leur mythe quotidien, un exemple de rédemption paternelle réussie; soudainement, le petit batteur abandonné, cette partie de soi inconnue de soi-même, reprend dans l’esprit du chanteur la place qui lui revient d’adresse, au point de devenir un rouage non négligeable de cette putain de carrière chronophage; ne dilapidons pas ce qui mit tant de temps à être racheté; n’arrêtons pas dans son élan le marcheur à contre-courant; il est si difficile d’interrompre la chaîne d’irresponsabilité, si complexe pour un père de ne pas enfoncer la tête de ses enfants sous la même vapeur amniotique de laquelle il rechigne à s’extraire.
Bien sûr, il faut savoir se vendre en tant qu’artiste si l’on n’a pas hérité comme autrefois! Ou bien on vit (comme moi, sans être artiste) en Suède qui a tellement profité des deux guerres mondiales qu’elle peut être politiquement hypercorrecte et généreusement protéger tou(te)s qui travaillent culturellement ou qui le prétendent …
Vous êtes impressionnant, cher Arrabal.
Un prix en plus ne serait pas une nouveauté, toutefois vous voir nobelisé pour tout ce que vous nous avez offert ce serait plus que juste beau