Il existe une intéressante variété de paradoxes avec le Festival de Cannes. Grevé de grosses productions américaines, le voilà à la botte d’Hollywood. Démuni de ces mêmes blockbusters, il est un ridicule village Gaulois. Récompensant des Français, il est chauvin ; tombant en pâmoisons exotiques, il est un traître anti-patriotique. On invite en sélection officielle de grands noms, ce sont des habitués (toujours les mêmes) ; on y refuse les auteurs majeurs, et Cannes se trouve dépassé (Toronto ! Berlin ! Venise !). Trop important, la presse trouve qu’il perd son âme ; anémié, elle jugerait qu’il est sur la pente sombre du déclin. Tout comme il est impossible d’être sélectionneur national de football (et pourquoi pas Ribéry), il est impossible – nerveusement, psychologiquement – de diriger le Festival, tant chacun tient par devers lui une image improbable mais fixe de ce que devrait être Cannes (tout, mais pas ça). Truffaut disait que tout le monde a deux métiers, le sien et critique de cinéma. En France, et de par le monde, pour peu qu’on soit légèrement intéressé à la matière, on en a un troisième : délégué général du Festival de Cannes.
Heureusement pour nous (et pour lui), l’actuel titulaire du poste – sorte de Didier Deschamps du monde du cinéma – s’appelle Thierry Frémeaux, dont Grasset publie « Sélection officielle », un passionnant journal de bord, depuis la fin de Cannes 2015 (au mois de mai 2015) jusqu’à la fin de Cannes 2016 (au mois de mai 2016). On le prenait pour un Jiminy Cricket constamment épuisé, revenant, à chaque printemps, annoncer d’une voix blanche et d’un nœud de cravate douteux, « nous avons vu, cette année encore, plus de 1800 films pour arriver à cette sélection » – on découvre sous sa plume un homme rempli de doutes, un Lyonnais cosmopolite, un homme des Lumière (les frères), un ciné-fils qui sait ce que l’art d’aimer veut dire.
Au programme : un livre écrit avec pudeur, qui se moque lui-même du name-dropping propre à rendre jaloux n’importe qui (car les journées de Thierry Frémeaux sont rythmées par des évènements banals du genre, paraphrasons : Anniversaire de Léa Seydoux. Sur le chemin, Bob de Niro m’appelle. Je lui dis que demain, je dîne avec Tarantino. Mail adorable de Jerry Schatzberg. Il faudra le faire venir à Lyon pour l’hommage à Marty, qui est apparemment ravi de notre copie restaurée de Mean Streets. Plus que quelques heures avant mon avion pour Los Angeles, où Kristen Stewart, à ma grande surprise, m’attend. J’ai toujours beaucoup aimé Kristen, etc.). Une plongée dans les coulisses du cinéma mondial, des bureaux rutilants des studios à la villa de Spielberg, des festivals roumains aux rencontres officieuses dans des arrière-salles munies de bons Sancerre. Une piste aux étoiles où défilent telle et telle figure de cette famille du cinéma, cette foule bigarrée de stars et de Raspoutine des bobines, de comploteurs passionnés et de cyniques intelligents. Une vie insensée de gloire et de patience, de contretemps et de jet-lags, d’échappées intimes sur le Vercors ou à Buenos Aires, de minutes progressivement aspirées par la ligne de fuite que figure la montée des marches au mois de mai. Une circonfession qui, chemin faisant, distille de géniales anecdotes sur le monde du cinéma (savait-on que William Friedkin était ami avec Lino Ventura ? Que Billy Wilder était aussi drôle dans la vie ? Que Tarantino, ce « Borges du septième art » comme il est dit si joliment, avait presque sauvé la vie de Pierre Rissient ? Que le délégué général de l’époque, en 1977, saluant Ettore Scola, venu présenter « Une journée particulière », avait passé la séance à appeler l’Italien « Etéro » Scola, ce qui, compte-tenu de la substance du film, était pour le moins équivoque ?).
Au final, qui est Thierry Frémeaux ? Un diplomate rusé, assailli de sollicitations, étouffé de séductions plus ou moins discrètes. Un Fabrice à Waterloo, parmi les grandes manœuvres du cinéma mondial, qui semble avoir gardé intact son sens de l’émerveillement. Un ami fidèle, qui raconte les siens (Tavernier, Rissient, Raymond Chirat) et leur dresse de magnifiques tombeaux, s’ils ont le mauvais goût de mourir. Un Huron insomniaque et cycliste, qui aime du même mouvement Eddy Merckx et Kurosawa, Jean-Luc Godard et Lacazette. Le juge et l’assassin des films de ses étoiles, ce qui est un crève-cœur. Un Lyonnais qui habite, comme Reverzy, Place des Angoisses, et non place Bellecour. Un gastronome élancé, entre Rhône et Seine, qui n’est pas avare de passions – un homme qui aime à ce point Bruce Springsteen peut-il être mauvais ? – ni d’amis, de relations et de souvenirs, et dont la capacité d’enthousiasme va jusqu’à trouver « formidable » le catalogue de films d’Air France (comment peut-on ?). Un ami des puissants, mais aussi des écrivains, de Lambron à Jim Harrisson, et du public de l’Institut Lumière. Un prince des élégances satinées, sorti de « Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes ». Un bon copain et un vrai naïf : page 494, il félicite un collaborateur pour lui avoir installé « un logiciel qui me permet de recevoir mes messages sur mon ordinateur », et l’on sait tous (sauf lui) que ce genre de transfert est automatique avec n’importe quel appareil Apple. Un cœur intelligent et une sensibilité stendhalienne, mélancolique et tourmentée – spectateur de ses désastres plutôt qu’acteur de ses regrets. Un cinéphile prodigieux, bien sûr, et les derniers palmarès de Cannes le prouvent, prêt à aimer Dolan en restaurant Lumière, à disserter sur Duvivier en sélectionnant « Toni Erdmann », à aimer Daniel Auteuil et Sean Penn du même amour, disponible pour aller voir Laurent Gerra en sortant d’une conversation avec David Lynch. Sans doute trop « variété française » pour les snobs, trop puissant pour être populaire, trop éclectique pour ne pas être suspect, pas assez idéologique pour être repérable, tellement sympathique et dépourvu d’aigreur qu’il devient désagréable pour les pisse-vinaigre, c’est un personnage insaisissable bien que sa sincérité soit exhaustive. Dans ces pages, il figure surtout un auteur à la décontraction enchanteresse, déployant un vrai sens du montage – plus qu’une chronique quotidienne, c’est un palimpseste d’humeurs et de portraits, une sélection de paperolles aussi rapide qu’un TGV Lyon-Paris, où les paysages et les honneurs sont racontés de la même main, à la même allure, d’un coup de pédale étourdissant.
Ce qu’il faut dire enfin, on aurait pu le dire en premier, car c’est le vrai intérêt de ce livre. Pour l’auteur de ces lignes, il est frappant – et redondant – de souligner à quel point devenir festivalier à Cannes est exactement semblable à l’expérience d’un plateau de cinéma. Des passants de la rue d’Antibes aux vigiles du Palais, Cannes, c’est la même humeur concentrée pendant un temps fixe, la même improbable réunion de gens dépareillés, la même excitation dévorée par la mélancolie une fois le clap de fin retombé. Une vraie « Nuit américaine », dont la circonférence est partout, le centre nulle part, la même hiérarchie entre les stars et les seconds couteaux, une réelle mise en abyme de ce qu’est le cinéma, une expérience collective qui soude et rend jaloux, qui organise des amitiés et déjoue des compagnonnages. Journalistes, ouvreuses, acteurs et producteurs, tous sont les ouvriers d’un film qu’on ne voit pas, qui s’écrit par devers nous, dont on nous a volé le scénario, ce pourquoi tous les palmarès sont décevants : le peuple de Cannes, balançant entre l’orgueil de l’acteur et la mélancolie de la marionnette, se voit coupé au montage. Comme des figurants, des silhouettes, ravalés, par le final cut, au rang qui était le leur depuis le début, ce que l’excitation, la complaisance née de la participation, tout leur avait masqué. Eh bien de la même façon, par la même mise en abyme, Thierry Frémeaux est un réalisateur sans caméra. Ce que raconte ce livre, c’est, au sens propre, un making-of. Chaque année, il fait un film, qui s’appelle le Festival. Métaphore sans doute facile – mais vraie sous plusieurs angles. Comme un Audiard ou un Allen, Frémeaux tâtonne pour composer son casting, la sélection officielle, entre l’urgence, l’excitation et l’angoisse. Puis, sur le tournage du mois de mai, comme tous les movie-makers, il est le centre d’un mouvement qu’il impulse sans le contrôler, d’un mécanisme vivant qui le dépasse mais qu’il façonne. Metteur en scène de son office, il varie souvent dans ces pages, et passe par les mêmes doutes que les cinéastes : sentiments ambigus pour la presse, paranoïa paternelle pour protéger son œuvre, jalousie bienveillante envers ses concurrents, les festivals italiens ou américains, contraintes techniques et fragilité de l’édifice transcendées par la magie d’un tournage. Frémeaux, comme tous les auteurs, est orgueilleux puis fêlé d’angoisses, incrédule devant son œuvre et harassé d’avance en songeant à la prochaine, amoureux de ses collaborateurs et impitoyable devant les malentendus. Gourmand de ses stars, tragiquement déçu par ceux qui ne l’aiment pas, épuisé, euphorique et mutilé par les tournages. Le délégué général fait des festivals comme on fait des films, comme on écrit des livres. Entre patience et urgence. Confiance et mélancolie. Sentiment de nécessité et conscience de la vanité. Si vous cherchez le secret de ce bonheur en sourdine chez Thierry Frémeaux, ne le cherchez pas plus loin. Lisez son livre, et vous le verrez. Cet homme, à sa manière, et sans s’en vanter, fait du cinéma.
Un grand bravo donc à celui qui a accueilli et encouragé la peoplelisation et la macdonaldisation du cinéma européen de ses 30 dernières années. Le festival de Cannes, conçu comme une réponse à la Mostra, fasciste, de Venise, a su se racheter en ouvrant grand ses bras au totalitarisme publicitaire américain.