Quand on regarde le tableau de Picasso, Guernica, on comprend, même sans savoir qu’il s’agit d’un bombardement, que la mort vient d’en haut. Avec le terrorisme, la mort est. Point. Elle ne vient pas, elle est. Elle « est » à ce point que l’existence acquiert une nouvelle définition : « laps de temps qui nous sépare de deux attentats. (Un attentat qui ne nous a pas atteint nous redonne des points de vie jusqu’au prochain, et ainsi de suite.) »
L’attentat frappe par son ampleur – Le Bataclan, la promenade des Anglais –, ampleur des morts, nombre des morts. Mais l’attentat frappe aussi lorsqu’il provoque UNE mort. Celle d’un prêtre. L’attentat frappe, les esprits et les corps. Et les petites frappes, ces assassins contents d’eux, ces frappadingues du XXIe siècle, celui du selfie et de la propagande 2.0, effraient : « le terrorisme transforme la réalité en effroi. »
Yann Moix a pris des notes, au jour le jour, sur les temps effrayants et effroyables que nous vivons. Ces notes n’étaient pas destinées à la publication, elles servaient de cheminement, ou peut-être de mise-à-plat. A tout instant surgissait la nécessité de prendre note, parce que le sujet ne lâchait pas l’écrivain, parce que la violence incompréhensible devient l’obsession de chaque instant, puisqu’on est encore en vie et qu’on a échappé à l’attentat. Moix souligne, dans son avant-propos, l’expression au jour le jour. Et précise : « puisque c’est dorénavant ainsi que nous sommes sommés de vivre. » Constat terrifiant, non par l’attitude devant la vie, parce que vivre au jour le jour est aussi une philosophie de vie, qui en temps normal revêt un caractère léger, le caractère de celui qui ne se soucie pas du lendemain. Mais ici constat terrifiant parce qu’imposé. La flèche du temps, et celle de la conjugaison, en prennent un coup dans l’aile :
« Quand les médias montreront les terroristes sur des vidéos enregistrées quelques jours (quelques heures) avant l’attentat, nous observerons ces hommes qui n’étaient pas encore des criminels et qui pourtant l’étaient déjà. […] Leur attentat, d’une certaine façon, a déjà eu lieu ; l’attentat a déjà eu lieu dans le futur. »
Le terroriste et ses victimes vivent dans un même temps décalé, ils sont en vie et ne le seront plus, le premier le sait, les autres l’ignorent. Le spectateur du massacre, et le présentateur télé qui présente le massacre a posteriori, sont à la fois dans le présent et dans le passé, dans un futur du passé qui n’est pas le conditionnel, puisque la mort est venue. La conjugaison est le point nodal du récit, tout écrivain sait cela. Construire le récit au présent ? Au passé ? Et à quel passé ? Au passé simple, ou composé ? Parce que Yann Moix est écrivain, avant tout écrivain, l’éclatement de la conjugaison de nos temps présents est un des tout premiers points qu’il aborde. La réalité transformée en effroi est un territoire hors-conjugaison, un plus-que-présent presque bancal. La langue française ignore le futur du subjonctif (alors qu’il a survécu un temps en espagnol). Le futur du subjonctif est employé, au siècle d’or, dans l’apostrophe au lecteur (« a quien leyere »), très faiblement traduisible en français par : à toi lecteur, qui liras ces mots (mais tu peux tout aussi bien ne jamais les lire). Ce que Moix exprime de la figure du terroriste assis entre deux temps (le passé des vidéos et le futur de l’après attentat) est valable pour le spectateur regardant la télévision après l’attentat à cet autre temps : le futur du subjonctif. A toi, rescapé d’un attentat dont tu aurais pu être la victime… Ni le temps, ni l’heure. Seule l’effroyable flèche brisée d’une conjugaison devenue invérifiable. Lorsque les temps sont à l’effroi, dire le temps échappe à la perspective.
Les notes prises au jour le jour sont devenues un essai mis en forme, intitulé Terreur. Un essai de trente chapitres + 1 (le 31ème étant décrété vierge, jouant à la fois sur les temps de l’actualité non advenue et sur ce foutu futur du subjonctif croisé avec le futur de l’indicatif et le passé composé :
« Cette page est vierge. Elle exprime, elle raconte, elle dit qu’un nouvel attentat vient d’avoir lieu, que je ne peux décrire ici parce qu’il n’a pas encore eu lieu. »
Nul « spoiler » dans le dévoilement de ce dernier chapitre, et l’on souhaite ardemment que le nouvel attentat n’ait pas lieu… L’essai, qui s’ouvre sur la réflexion du temps de la conjugaison, se conclut sur le même mode.
Notes mises en forme, donc, en trente et un chapitres. Des notes ordonnées, qui balaient le spectre des sidérations et des interrogations. Les terroristes sont nommés, et Yann Moix insiste sur la difficulté qu’il a à écrire ces noms. Depuis peu, il a été décidé que l’on ne nommerait plus les terroristes, qu’ils ne seraient que des prénoms suivis d’une lettre de patronyme. Les dernières conférences de presse de François Molins en attestent. Moix écrit les noms complets, et les répète, ils font désormais partie de notre histoire, à nous, les rescapés.
Des notes ordonnées qui, de chapitre en chapitre, interrogent ce qu’est l’humain et l’inhumain : « Quelles sont les qualités pour commettre le pire ? » Des notes mises en forme, qui de chapitre en chapitre interrogent la notion de réalité à l’ère de la réalité augmentée et du déjà dépassé quart d’heure warholien. Qui interrogent aussi l’irruption soudaine de la barbarie moyenâgeuse au siècle du numérique, la sexualité fantasmée et la virilité de façade, la ronde des commémorations et la gestion des fonds d’indemnité aux victimes. Qui interrogent tout ce qui nous fait, pour le moins, sursauter, frissonner, trembler. Notes qui souvent prennent l’aspect de l’aphorisme, ce trait de l’esprit ET de la langue, capable de synthétiser à la manière d’un croquis : « Rien de plus tragique que de se faire assassiner par quelqu’un qui n’a rien à dire. » Terreur est le livre d’un écrivain contemporain qui balaie le « je » au profit d’un constat et d’une réflexion passionnément collective.
Yann Moix écrit Terreur en écrivain. Il admet d’emblée qu’il n’est pas spécialiste de la question. Mais il retourne l’expression : comment peut-on être « spécialiste » du terrorisme ? Et qui sont ces experts qui viennent se répandre sur les médias ? De toutes façons, « le terrorisme épuise tous les raisonnements. Il les rend toujours déjà caducs, toujours déjà faux, toujours déjà vrais. […] Tout est simultanément valable pour le décrire, l’expliquer, le commenter. » Parce qu’il est écrivain, Yann Moix connaît le pouvoir de la conjugaison sur la conduite du récit, et la différence entre temps journalistique et temps humain ressenti. Nous voilà revenus à l’idée de futur du subjonctif. Si la langue française l’a écarté de ses tables de conjugaison, c’est aussi, sans doute, pour des raisons intrinsèques. Notre futur doit se conjuguer à l’indicatif.
NB : J’écris cet article le 7 janvier, deux ans jour pour jour après l’attentat à Charlie Hebdo.
« Quand les médias montreront les terroristes sur des vidéos enregistrées quelques jours (quelques heures) avant l’attentat, nous observerons ces hommes qui n’étaient pas encore des criminels et qui pourtant l’étaient déjà. […] Leur attentat, d’une certaine façon, a déjà eu lieu ; l’attentat a déjà eu lieu dans le futur. »
Par cette magnifique phrase on voit que l’auteur est vraiment un grand écrivain qui plus est, un écrivain vertigineusement talentueux.
Quelles sont les qualités pour commettre le pire?
Cet écrivain n’en manque pas!!!!