Paris, 5 septembre 2022.

Cher Yann,

Il était temps que tu écrives ce livre, Paris, pour que je te dise, une bonne fois pour toute, à quel point ton œuvre est ma maison. J’ai semé, depuis longtemps déjà, des indices, et jeté quelques bouteilles à la mer chargées de « quand tu écris, je me lis ». Tu me rends mégalo pour le meilleur, provoques un retour sur soi salvateur, libérateur. Je ne savais pas comment parler de ce dernier livre que tu viens de faire publier, le dernier volume d’Au pays de l’enfance immobile. Si je voulais vraiment bien faire les choses, c’est un roman que je devrais t’écrire, pour que tu vois, à travers mes yeux, à quel point il est logique que je me sois re-trouvé à l’intérieur de ton œuvre. Le parti que je prends, celui du courrier de lecture, par l’extrême subjectivité qu’il suppose, convient ici.

Il y eu Rompre. Si on considère qu’un livre peut sauver la vie, en ce sens qu’il peut permettre concrètement d’échapper à la mort, alors tu m’as sauvé la vie camarade. Tu n’as pas été un médicament, mais un frère de peine. Un codétenu dans le couloir noir de la dépression. Françoise Sagan distribuait des ordonnances de Proust à ses amis malades d’amour. Moi, je distribue du Moix. « Lis Rompre, tu verras, il y a tout ! Elle t’a quitté ? Elle est partie avec un autre et son extrême absence te brise, mais son infinie présence dans ton esprit te rend fou ? L’idée des mains d’un autre sur son corps est, pour toi, un baiser de la mort ? Lis, je t’assure ! » Ton entrée en littérature avec le désormais célèbre « Ce que les femmes préfèrent chez moi, c’est me quitter » est devenu pour, plus qu’un axiome, une règle. Et pour ne pas m’écarter de cette règle, je suis passé maître dans l’art de l’auto-sabotage. De Jubilations vers le ciel à Une simple lettre d’amour en passant par Rompre, j’ai tout vécu doublement, oscillant entre la réalité de mon existence et celle de tes mots, la première étant sublimée par l’autre. Et la sublimation, vois-tu, j’y crois. Ta détresse a fusionné avec la mienne parce que je l’ai décidé – plutôt, cela s’est imposé – c’est le petit pouvoir que tu as offert au lecteur que je suis, celui d’additionner ta solitude à la mienne, pour qu’elles s’annulent. Tu as mis des larmes dans tes livres, et mes pleures ont gagné en beauté, en éternité.

Aujourd’hui, Paris est un cadeau. Je me suis installé, le matin du mercredi 31 août 2022, à la terrasse d’un café de la rue Saint-Merri, et j’ai commencé à lire. J’apprends, en lisant, qu’à l’âge qui est le mien, vingt-cinq ans, tu dormais dans un pauvre canapé de la bibliothèque du Centre Pompidou. Le hasard, décidément, fait bien les choses. J’entame le livre où tu l’entames aussi. La BPI avait-elle déjà l’odeur d’urine et de chaussettes sales qui maintenant l’embaument ?

Moi qui suis un velléitaire professionnel (que je crains éternel) de la littérature, ton livre m’a boxé. « Portant mon livre en moi, me le récitant tandis que j’avais du mal à l’écrire ». Je suis K.O. Cœur, cœur, foie, poumons.

Ça continue : « Je finirais sous ma charpente à écrire des incipit avortés, des moignons de romans. Je n’avais point d’envergure ; je ne valais pas la peine. J’étais clos. » Je pense immédiatement à Victor Hugo, sa préface des Contemplations en 1856 : « Ah ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé qui croit que je ne suis pas toi. » Je lis et, en effet, je n’y crois plus. Toi c’est moi, et moi c’est toi. Paris est le livre d’un syndrome que je connais bien : celui de la page blanche. Tout écrivain qui n’arrive pas à écrire a pensé, un jour, à disséquer cette incapacité. Tu l’as fait, et tu as réussi. Je devrai trouver autre chose.

Tu as tracé l’itinéraire d’un écrivain en puissance qui transforme l’essai plus qu’en action, en publication. Pourtant cela ne fait pas de Paris un livre dédié aux seuls écrivaillons qui se cherchent, ventriloquant leur parentèle d’écrivains géniaux, mais à celles et ceux qui se trouvent pris dans le désir d’être par eux-mêmes, qui n’y parviennent pas, et qui trouvent leur aisance dans l’autodestruction. Un livre pour les « moi » qui aspirent à devenir « quelqu’un ». Tous les adeptes du « je n’arriverai jamais à devenir ce que je suis », du « ça marchera jamais », tous les prisonniers d’un impossible doublé d’immobilisme, ils devraient te lire.

Lorsqu’on en arrive là, là où je suis, là où tu étais, on fait de sa vie « un excitant poison », c’est confortable. Quand on n’arrive à rien, le plus simple est de se détruire en faisant moins que rien. Pour ma part abandonner l’idée d’écrire transforme la plus misérable tentative d’aligner trois mots en victoire olympienne. Paris c’est ça, moins les coulisses de la création que ses souterrains. Un souterrain qu’empruntent encore, après les Rastignac et autres Rubempré, celles et ceux qui, comme toi et moi, ont fait l’expérience de ce chemin homérique, le passage de la province à la capitale, qui sont « montés à Paris ». On « monte » à Paris pour « monter » soi-même, s’escalader pour s’atteindre. Ça ne marche pas toujours. Le narrateur du roman n’est pas seul, entre Knob’, Caillette, le succulent Drach. Pourtant je l’imagine, il a l’allure d’un personnage dans un dessin de Sempé dont j’ignore s’il existe ou si je l’ai rêvé : Paris, les Parisiens, c’est-à-dire la foule, et au milieu, un homme, seul, entouré de vide. L’auréolé blanche qui l’entoure ne rayonne pas, elle l’isole.

Pour te gravir tu n’as cessé d’avancer, en bon piéton de Paris, à l’horizontale, dans les rues de ce cloaque que tu photographies avec des mots sépia. Non, des mots « sales », « gris pigeon ». Je te soupçonne d’avoir, à l’époque, vécu ta vie comme un roman à défaut de parvenir à en écrire, misant sur l’avenir, pour « construire un épisode pour plus tard, fabriquer sur mesure une anecdote pour biographie de grand écrivain futur. Une toute petite chose à raconter demain. » Tu as injecté le poison – oui, beaucoup de poison dans ton Paris – du romanesque dans ton existence, puis sucé tes plaies, recraché, et trempé ta plume dans ce crachat mirifique. Avant d’être sculpteur, peut-être faut-il être sa propre glaise, et la cultiver sur l’autel du geste créateur qui, un jour, peut-être, se mettra en branle. 

Je serais curieux de savoir ce que tu penses du cinéma de Truffaut. Ton Yann Moix m’a semblé au carrefour d’Antoine Doinel – un Doinel qui graviterait dans un environnement bukowskien, certes – et du Charles Denner alias Bertrand Morane de L’Homme qui aimait les femmes… « Les jambes des femmes sont comme des compas, etc. », tu dois connaître ça par cœur. Parce que Paris est aussi, par la négative, un roman d’amour. De l’amour contrarié. Plus que contrarié d’ailleurs, invécu. Pour être contrarié il faudrait qu’il soit présent. Mais l’amour, la littérature, même combat ? Tu te sais écrivain, mais tu n’en es pas un parce que tu n’arrives pas à écrire, tu ne publies pas. De cette vie littéraire que tu appelles de tes vœux jusqu’au tournant de Jubilations, il ne reste que des premiers jets. Et puis tu te sais amoureux, capable d’amour, aimant sans être aimé, désireux sans inspirer de désir. Tu enviais ceux qui baisaient et ceux qui se retrouvaient sur les étagères des librairies. Frustration et loose à tous les étages. Dans ces années de galères sentimentales une activité masturbatoire intense dans ta piaule pourrie permet de « tenir ». Là encore, des premiers jets. Le Yann Moix de Paris est romanesque et romantique à la fois. Je me dis, en te lisant, que c’est peut-être la même chose. Là encore, on se retrouve.

On se retrouve, et pour ça, je te demande pardon. Pardon parce que je sais que cette idée, l’idée que quelqu’un sur cette planète puisse ressentir tout ce que tu ressentais toi-même, que « n’importe qui fût [toi] », te dégoûtera certainement. Mais c’est ainsi, ta vérité, dans ce livre, croise la mienne.

Devenant l’écrivain que tu étais, que tu savais être, naissant à toi-même, tu as avec Paris, j’en suis sûr, permis à quelqu’un, quelque part, de s’accoucher, de remplir son nom.

Un ami imposteur

PS : Lorsque je suis arrivé à Paris j’ai, moi aussi, croisé le chemin d’Anna Karina, à la terrasse du restaurant Vagenende, boulevard Saint-Germain. Je déambulais, elle était assise. Ce matin-là, elle portait un chapeau. Peut-être le même que celui qu’elle portait lorsque tu l’as aperçue… Qu’est-ce que je pouvais faire ? Je savais pas quoi faire.