Je reprends la lecture de L’Enéide (cette fois dans la traduction de Paul Veyne) que je ne suis pas encore parvenu à terminer – à chaque fois, quelque chose m’en empêche. Je dois mettre fin à cette malédiction. C’est le livre sur les migrants. Dès le premier vers, il est question de guerre : « Je vais chanter la guerre ». Et même, dans le même vers, le mot « guerre » et le mot « exilé » : « Je vais chanter la guerre et celui qui, exilé prédestiné… » En Italie, comme le précise le commentaire, Enée n’arrive pas « au port » (à bon port) mais « sur le rivage » : ce qui signifie que personne ne l’attend, que personne ne veut de lui, qu’il n’est pas attendu, qu’il n’est pas souhaité. Enée qui « eut tant à souffrir de la guerre ». Enée qui, pour avoir la paix, pour être tranquille et libre, part fonder une ville et « installer ses Pénates dans le Latium » : installer ses Pénates, c’est trouver la paix, la paix extérieure et la paix intérieure. Enée est celui qui connaît des cycles de malheur et affronte mille épreuves – sans jamais l’avoir mérité. C’est un homme pieux, respectueux de son hérédité, et qui porte son père sur ses épaules (au sens propre comme au sens figuré).
Junon, symbole de la jeunesse et de vitalité, fille de Saturne, épouse de Jupiter, est la reine des dieux, et la déesse de la maternité, de la fécondité, et du mariage (elle protège les femmes ; dans cette région du monde, les femmes auraient bien, aujourd’hui, besoin des services de Junon), a une ville fétiche : c’est Carthage, fondée au 9ème siècle avant Jésus-Christ par des colons venus de Tyr et de Sidon, et située dans ce que nous appelons aujourd’hui la Tunisie, mais qu’il s’agit d’étendre à la Libye.
Junon est aussi la déesse des commencements : elle aime ce qui naît, ce qui germe, ce qui débute, ce qui croît ; elle aime ce qui recommence, ce qui renaît, ce qui reprend son souffle vers un souffle plus neuf. Les Carthaginois en raffolaient. Junon est la déesse du départ, du nouveau départ, de tout ce qui démarre, redémarre. Junon est la déesse des migrants. On la vénère à Samos, mais elle préfère Carthage. Elle est amoureuse de Carthage et Carthage le lui rend bien. Elle a un rêve : faire de Carthage la capitale du monde. Les Parques ont annoncé qu’une lignée de Troyens (vengeurs, car Junon avait mené la guerre contre Troie) viendrait détruire sa Carthage adorée. Cette information contrarie Junon. Mais d’autres motivations animent Junon : c’est une boule de ressentiments, à vrai dire. Notamment, elle ne supporte pas que son mari, Jupiter, homosexuel notoire, ait un giton : le bellâtre et coquet Ganymède. Les femmes grecques ne pouvaient jamais dormir sur les deux oreilles : toujours un éphèbe, dans les parages, pour concurrencer leurs charmes. Idem chez les dieux ; or, la jalousie de Junon ne connaît pas de limites. Ces histoires de cœur, de tromperie, de giton, la rendent mauvaise. Sans oublier le pire : l’humiliation de Pâris à l’égard de sa beauté.
Pâris est le fils du roi des Troyens, Priam. Les devins, sur le berceau de Pâris, prédisent que la ville, à cause de lui, sera mise à feu et à sang. Priam décide alors d’abandonner son fils, afin qu’il ne lui porte pas la poisse. Il le donne à un domestique. Mais la mère de Pâris, Hécube, récupère son enfant et le confie à des bergers, sur le mont Ida. Pâris grandit et épouse la nymphe Œnone.
Arrivent les noces de la néréide Thétis et de Pelée, auxquelles le jeune Pâris a été convié. Ces noces ont lieu sur l’Olympe. Une néréide est une nymphe marine. D’ailleurs, Pelée est lui-même le fils d’une nymphe (la nymphe Endéis). Ce sont les parents du futur Achille. Eris, déesse de la discorde, est vexée : elle n’a pas été invitée à ces noces – ce qui n’est pas spécialement intelligent ; ne pas convier à son mariage la déesse de la discorde relève soit de l’acte manqué soit du masochisme. Elle décide par conséquent de se venger. Elle jette une pomme en or parmi les convives. Cette pomme porte une inscription : « pour la plus belle »). C’est l’effusion. Chacune veut être l’élue. Les déesses présentes à la cérémonie estiment toutes (Junon, Athéna, Aphrodite), être la plus belle. Zeus charge Hermès d’escorter les déesses jusqu’au mont Ida, où vit précisément le jeune Pâris.
Être à la place de ce dernier relève du cauchemar. Chacune est persuadée qu’elle sera choisie. C’est un peu l’équivalent antique de « The Voice ». Pâris choisit Aphrodite. Mais il faut dire qu’Aphrodite, déesse de l’amour, a des arguments que n’ont pas ses concurrentes : elle achète le jury, promettant à Pâris qu’il possèdera, si elle est choisie, la plus belle femme de tous les temps – ce sera Hélène.
Bref, on comprend que Junon ait une durable dent contre Pâris – et par conséquent, contre les Troyens. D’ailleurs, dès qu’elle peut causer des ennuis à un Troyen, elle s’y emploie ; notamment, elle empêche tout accès au Latium, à l’Italie. Les Troyens (Troie est située dans l’actuelle Turquie) sont donc (ce qui nous rappelle vaguement quelque chose) « ballottés sur toute l’étendue des flots ». On ne sait pas combien exactement sont morts en mer, ni si des enfants sont morts photographiés sur les côtes. « Depuis bien des années, ils erraient au hasard de mer en mer ». Qui est Junon ? L’Occident ? L’Europe ? Toujours est-il qu’elle n’a de cesse de vouloir, de toutes ses forces, « détourner les Troyens (les migrants) de l’Italie ».
Je ne peux m’empêcher de faire, c’est une sorte de vice, des rapprochements avec la situation actuelle. Notamment, encore, avec l’épisode de la visite de Junon au roi Eole. Junon se rend en Eolie pour demander main forte au roi des vents. Comment ne pas penser que cette Eolie est le lieu de tous les populismes, les forces qui refoulent l’étranger, l’exilé, le migrant ? Eole, celui qui repousse : celui qui refuse l’accès en soufflant – en soufflant les haines recuites, les clichés, le refus de l’autre, la peur de l’extérieur, le fantasme de l’envahisseur. Toutes ces forces contraires à la marche du monde et à son évolution. Vents violents, vents nationalistes, vents racistes, vents extrêmes, extrémistes. « La déesse se rend en Eolie, cité des orages, région remplie d’ouragans enragés. » Enragés, le mot est lâché. Chaque nation, en Europe, possède son Eolie, et les Eolies de chaque nation fabriquent un flux de vents jumeaux qui s’assemblent pour éjecter les nouveaux arrivants, les nouveaux arrivés, les nouveaux postulants, les nouveaux Troyens, les nouveaux Enées. Eole, en France, c’est Marine Le Pen. En Allemagne, Eole s’appelle PEGIDA ; en Espagne, Alternativa Espanola ; en Grèce, Aube dorée ; en Hongrie, le Parti de la justice et de la vie ou le Jobbik ; en Italie, Forza Nuova ; au Portugal, le Parti national rénovateur, etc.
« Là, dans une vaste caverne, le roi Eole fait peser son pouvoir sur les vents rebelles et les tempêtes sonores ; chaînes, cachots réfrènent leurs fureur ; eux, révoltés, grondent autour des clôtures et font résonner puissamment la montagne. Eole siège sur sa haute citadelle ; le sceptre en main, il calme leurs humeurs, modère leurs colères. »
Les encartés… Les adhérents… Les cadres… Les responsables… Les électeurs… La populace… Les haineux…
« S’il ne le faisait pas, eux, bien sûr, emporteraient d’un seul coup les mers, les terres, le ciel profond, et les balayeraient dans les airs. Mais, dans sa prévoyance, le Père tout-puissant les a relégués en des cavernes sombres, a entassé sur eux des masses énormes, de hautes montagnes, et leur a donné un roi qui, aux termes de son traité, saurait sur ordre leur serrer ou leur lâcher la bride. »
Junon (l’Europe ? les peuples d’Europe ?) lui demande de lâcher les chiens :
« Inculque de la violence aux vents, submerge et engloutis leur flotte, disloque-la, et eux, disperse-les sur les eaux. »
Beau texte.