Strauss. Rosenkavalier. Deuxième suite de valses.
Toujours, et ce jour en est, Virginia M. s’est refusée à se lever de bonne heure. « A quoi bon, à quoi mauvais ? », eût-elle dit. Elle cultive, art ancien s’il en est, et désuet – quelque protestation exhibent son pantalon en lézard, ses ongles de noir vêtus, et sa chevelure toute tropicale – l’art des mots. En d’autres temps, elle eût été une femme d’esprit, ce qui ne présage rien de restrictif ; mais le lézard n’y suffisant pas, et la désuétude étant un accroc impardonnable dans sa mise, elle devint ce qu’elle dut : femme de lettres – pornographe.
Et ce jour-là, nue comme l’exigeait l’étiquette, et songeant avec quelque ennui aux mondanités de la veille, – tandis que la large place que son lit vacant lui laisse lui donne un premier sursaut de contentement, elle songe et joue, dans sa tête, tout en contemplant la généreuse lumière de midi que le soleil, la fenêtre, son éditeur et son mari lui procurent – les amants de Mme M. ne l’entretiennent pas –, elle voit des choses, des visions, et, chose rare, elle veut bien – Mme M., d’ordinaire, se refuse à l’hystérie.
Elle se voit donc, pour commencer, elle-même ; se déhanchant au rythme d’une valse ; assise, toujours, et toujours rythmant la musique de son impudique tressautement, elle décolle, doucement. La phrase de cette valse en est alors à son virage langoureux. Ses bras dansent davantage, et volent, elle passe parmi les passants, comme un Aladin qui, Aladine, volerait sur son tapis, quoique nul tapis, ni nul vêtement, n’imagerait la lointaine Arabie ; et recevant cent hommages, du crémier, du boulanger, du lycéen en route pour l’aventure, elle danserait de plus belle.
Mais bientôt, l’exaltante musique élevant son âme jusqu’aux nues, elle laisserait un petit cri aigu, comme le crissement d’une fente, percer sa lèvre incurvée par l’immobile sourire du plaisir ; et de quelle incroyable, de quelle surhumaine motricité serait-elle pourvue alors, car son vol, incomparable, la guiderait dans les régions du ciel où ne se fréquentent plus, où ne se séduisent plus que le soleil et la lune ;
Mais elle, incontrôlable, et claquant de plus belle sa cymbale, son triangle, sa timbale, le pas imaginaire de la valse la remuant jusqu’aux fibres, la voilà, furieuse et dansante et si gracieuse encore, seule face aux astres lubriques, jonglant de main gauche à main droite, globe à gauche, à droite, gauche, droite, droite,
gauche, gauche, droite,
le globe du soleil envoyé de sa main à l’autre main, radieux et dardant ses rayons vers ses globes à elle qui sont deux (quand il n’est qu’un) et dansent si bien, et si librement !
Ainsi donc, Mme Virginia M. s’était réveillée d’humeur cosmique.
« Il faut que j’aille à la messe », se dit-elle.
C’était Pâques, en effet. Sortir de son rêve, elle se voyait environnée d’œufs de Pâques. « Allez, il faut se lever. Oooooh ! ». Oui, c’est dur. C’est impardonnable, de vous demander cela, à vous.
Petit peton, penche à gauche, à droite, là, sur le drap ; demi-pointe, mesdemoiselles ; pointes, mesdemoiselles ; mademoiselle, j’ai dit : pointe, et je ne vois, sur cet édredon, qu’une demi-pointe !
Voulez-vous un coup de canne, mademoiselle ?
C’est mieux. Sortez-moi ce pied de la dentelle, voulez-vous ?
Et dans la joie du consentement à l’autorité, Virginia M., d’un pas de danse au-delà… on approche… on y est presque…ça y est… du matelas ! Mme Virginia M. se lève.
Taisons l’habillement, voulez-vous ? N’évoquons pas cette douleur, et la tyrannie de la bêtise !
C’est un jour de joie, de Pâques, d’œuf et de toutes sortes d’autres globes.
Volons à notre tour, et approchons, dans l’église, de la travée où s’est lovée Mme M. Oh ! Blouson de vison, pantalon de lézard, voilette à jour rare, large rimmel marron. Une voilette, Mme M. !… Quelle exquise et pieuse impudicité ! Quels yeux cherchez-vous, en ces moments de prière et de clôture oculaire, à y piéger, vous qui savez si bien que tout ce qu’on cache est si attirant, – comme ce qu’on ne cache pas, d’ailleurs !
Oh ! Chère Virginia !
Mais vous n’êtes pas en chasse, semble-t-il ! Le prêtre est jeune, pourtant, le quatrième en partant de la gauche ; non ? Une « vocation rare », en ces jours de crise de la vocation, cela ne vous dit pas ? Décidément non ?
Mais que fixez-vous ? Ne me dites pas que… que vous fixez le crucifix ? Est-ce bien vrai ? Attendez… C’est… Non, vous allez d’un point à un autre ; oui, c’est très net.
Oh ! A une statue de la Vierge douloureuse, de la Mater lacrymosa ; oui, vous allez, donc, de cette dangereuse et douloureuse posture du fils, au visage et au corps tendu par la douleur de la mère…A quoi pensez-vous donc ; dites-le moi, Virginia, je vous en prie !…
– Je ne vois pas pourquoi ! Je ne vous connais pas. Je ne parle pas au premier venu !
– Ne soyez pas si modeste, amie ; et puis, bien sûr que vous me connaissez !
– Qui êtes-vous, d’abord ?
– Mais vous savez bien ; je suis un de vos nombreux…
– Oh mais il y en a tant ! dans ce cas-là, il faut tout de suite renoncer…
– Oui, ce n’est pas faux. Vous avouerez d’ailleurs que c’est un problème. Parce que si l’on « m’a » parmi cent autres, et bien… je ne suis plus d’un très grand secours…
– Je commence à me lasser. Et puis, je suis occupée, vous voyez bien !
– Soit. Un de vos jeunes confrères, qui débute, m’a appelé : « l’Intelligence ». Vous voyez de quoi je veux parler ?
– Très bien. Bonsoir.
– Comment ça : « bonsoir » ?
– Vous ne voyez pas que je suis dans des considérations qui vous dépassent ?
– Pardon, Madame, mais, si ce n’est moi-même, rien ne me dépasse.
– Ouais… Vous savez, je suis écrivain, alors ne me la faites pas. « Le mystère », « la foi », « l’Esprit-Saint » ; tout ça, c’est intelligent, ou c’est con ?
Alors vous voyez bien ! C’est con, et ça vous dépasse !
– Et vous, vous vous trouvez dedans ? Dans toutes ces grandes choses ?
– Oui, je suis en train de me baigner dans le mystère. Quelque chose de très troublant, quelque chose de chaud et de tiède et de froid, comme la mort, comme la vie, quelque chose est en train de me traverser, oui ; de me transpercer…
– « Lui » ?
– Vous ne voyez pas qu’il est occupé ?
– Très drôle !
– N’est-ce pas ?
– Vous gardez l’humour, dans l’extase !
– C’est une question d’habitude !
– Mais alors, si ce n’est lui… ne me dites pas… que c’est « Elle » !… La mère !
– Mais non ! Qu’est-ce que vous allez croire ? Y a pas marqué « amateur », ici ! Je ne vais tout de même pas être saphique dans les grands moments !
– « Pardon, mais vous ne préfèreriez pas : « amatrice », plutôt qu’amateur ?
– « Teur », et j’emmerde le féminisme !
– Ainsi soit-il !
– Alors maintenant laissez-moi !
– Si je vous disais, chère petite amie, chère délicate aimable douce Virginia M. , que si ce n’est votre cadavre, et encore, rien de vous de vivant ne sortira de cette église, consentiriez-vous à éclairer la postérité de vos ultimes saillies ? Flamboiements ? Traits ?
– Brrr ! J’ai froid !
– Mais non, regardez-le encore, regardez comme il vous tient chaud, ce jeune prêtre…
– Oui… après tout !
– Regardez comme sa lèvre est humide, et hésitante, quand il psalmodie l’élévation ; vous ne sentez pas qu’il a quelques tendances…tradi ? Traditionnalistes ? Mieux : intégristes ? Qu’il rêve, qu’il brûle, qu’il se consume du désir de les prononcer en latin ?
– Si.
– N’est-ce pas terriblement troublant ?
– Oui, mais ce qui me trouble plus…
– Oui ?…
– Je vois des choses aujourd’hui… J’ai des intuitions…
– Et que voyez-vous ?
– D’abord j’ai vu défiler toutes ces journées et toutes ces nuits…
– Vos nuits, vous voulez dire ?
– Oui !…
– Avec tout leur… appareillage ? Leurs scènes ?
– Et puis j’ai entendu la voix de je ne sais quel intellectuel qui disait à mes oreilles …
– Maintenant ?
– Oui, maintenant ; dans ma vision, il était avec moi à contempler le crucifix et la statue…
– Dans votre vision ?
– Et il disait donc : « Virginia… Il faut fonder une religion nouvelle ! »
– Il disait cela… à vous ?
– Il l’avait dit à quelqu’un d’autre, mais il ignorait que c’était à moi qu’il devait le dire…
– Parce que…
– Moi seule pouvais l’entendre, et la voir jaillir, comme un jet de lumière…
– La nouvelle doctrine ?
Le nouveau dogme ?
La nouvelle foi ? La nouvelle alliance ?
– Quelque chose comme cela, oui.
– Mais qu’avez-vous donc vu ?
– Ecoutez, vous le gardez pour vous… Une fois, j’ai entendu que ce qui était trop neuf ne pouvait pas être accepté, et que… les génies étaient…choquants !
– Mais bien sûr, ma petite Virginia ! Je serai une tombe ; personne ne garde mieux les secrets que moi !
– Eh bien… J’ai compris autrement… la scène !…
– La Cène ?
– Ne vous moquez pas…
– Je cesse à l’instant ! Votre désir commande !
– Ses bras, là, écartés…Faites pas le con ! Lui, sur le crucifix… Il faut dire que j’ai dansé, ce matin…
– Dans votre lit ?
– Oui, exactement… C’était… une valse que je me chantais !
– Chère Virginia !
– Et mes bras étaient exactement… ils ondulaient, bien sûr, mais ils s’étaient comme allongés, comme…les siens, là, sur la Croix ; et ils dansaient…
– Alors, vous dites que…
– J’ai vu l’autre religion !
– Vous avez vu…
– Il est là, nu, et moi, ce matin, nue dans mon lit, je dansais, et je sentais que Lui s’était mis à danser à ma danse, et que ce grand corps de bois, et bien, c’était…
– Un symbole…
– Oui…
– De son désir…
– En quelque sorte…
– Pour vous ?
– Oui, pour moi…
-Et sa mère, alors ? Vous la regardiez avec tant d’attention…
– Oui, je voyais sa mère…
– Elle pleurait, n’est-ce pas ?
– Oui mais… vous avez vu sa cambrure ? Là ? Quand elle pleure ?
– En effet, elle est cambrée.
– Quand une femme est cambrée, souffre-t-elle ?
– Euh… c’est possible… Ou bien…
– Ou bien c’est qu’elle a du plaisir !
– Vous voulez dire que…
– Je veux dire qu’elle ressentit un plaisir immense, malgré elle, qui la débordait, l’envahissait…
– Comme si elle contemplait votre danse, à tous deux ? C’est bien cela ?
– Oui…
– Mais quelle est cette invasion ?
– C’est la religion nouvelle ! C’est cela, la foi, elle entraîne tout, elle déborde ! et ceux qui résistent sont… les plus… brûlants. Regardez St Paul… Du feu, du feu qui passe par moi, par Lui, et par Elle…
– Une nouvelle Trinité, chère Virginia ?
– En quelque sorte.
Imaginez que vous valsez, à quelques mètres au-dessus du sol, nu avec elle, au-dessus des travées de vieux grès, et songez que le froid de ses murs ne vous atteint pas, tant vous baignez dans la tiédeur intense qui émane de son corps ; valsez-vous ? Goûtez-vous cette nouvelle religion ?
En cadence, pendant que le prêtre approche de sa bouche, tremblante, un peu humide, le morceau de corps, un morceau se détache, de ce dallage glacial. La main de Virginia danse, au niveau de son tibia ; elle exécute des volutes, des mouvements gracieux, car elle est toute saisie, oubliant le voisinage et la travée, par sa valse intérieure, et ses yeux, eux aussi, valsent encore du puissant pieu de bois où Il danse, à cette niche où se tend la douleur de la mère ; et la main de Virginia s’élève un peu, de même que soudain, un incompréhensible jet gris se met, sortant du sol, à valser derrière elle, comme un époux qui voudrait la surprendre pour lui offrir, comme à colin-maillard, un cadeau directement dans la main, un cadeau minéral, un de ceux dont les femmes raffolent – mais ce jet l’attend, tandis que la main de Virginia hésite, puis, finalement, s’approche de son centre, de son pantalon, dans un chemin lascif vers lui, – alors d’un coup, le jet la recouvre, et ma prédiction s’accomplit. Car, tandis que tous les yeux sont fermés, fort heureusement, afin que passe l’influx divin dans la fervente prière,
Virginia s’est muée, caprice de la Terre,
en une statue de pierre.
Rassurez-vous. Sa pause est terriblement ambiguë.
Et puis, après tout ! La Terre aussi a le droit de valser !