Une légende doit générer, initier des textes secondaires, des images, des sons… Comme pour lancer le mouvement, des fantaisies – des espèces d’essais dans l’étrange, comme des esquisses.
Pour cette première fantaisie (une longue fantaisie !), la terre parle : il faut le faire. A l’auteur – de biais – : jusqu’où ira-t-il ?
A l’intelligence, de face  – ça existe, l’intelligence – ?
On pourrait répondre : ça existe, la terre ? Parce qu’elle ne devrait pas s’appeler la terre – dit l’intelligence. Elle devrait s’appeler l’Homineuse. Car la terre est rajoutée à l’homme, ou bien l’homme est ajouté à la terre, comme vous voulez.

FANTAISIE N°1

L’Homineuse

Ou

Le dialogue de la Terre et de l’Intelligence

– Tiens ! Le voilà, lui !
– Ah ma charmeuse ma langoureuse !
– Qu’est-ce qu’il y a donc ?
– Ah comme j’ai envie de t’embrasser ! et de pleurer !
– De pleurer ?
– Et de t’embrasser !
– De m’embrasser ! Voyez-vous ça !
– Irrépressiblement !
– Non mais dites donc, monsieur ! Vous avez perdu la boule !
– Je n’en ai jamais eu !
– Peut-on savoir comment tu prévois la …disposition de nos étreintes ? Ha ! Tu imagines l’effet que nous ferions ? D’abord il te faudrait des bras : sans des bras, pas d’embrassades ! Tu imagines la taille des bras qu’il faut, pour m’embrasser ? Tu ferais peine à voir !
– Oui, c’est un peu vrai. Mais il faut dire que vous êtes devenue un peu ronde !
– Je n’ai pas bougé ; d’un millimètre ; depuis…quelques éternités. Et puis calme-toi, d’abord !

* * *

– D’où reviens-tu, pour être surexcité comme ça ?
– Tu ne m’as pas senti ? Je t’ai parcourue dans tous les sens.
– S’il fallait que je sente quand des avortons de ton espèce foulent mon épaisse toison !
– Tout se paye un jour ! Tu me la paieras, celle-là !
– Et comment ? Un peu d’intelligence en moins, ô mon maître de sagesse ? C’est ma punition pour une vilaine remarque ?

* * *

– Dites-moi, vous ! Oui, vous, là, avec votre stylo ! Vous croyez que je ne vois pas votre manège ? Enlevez-moi ces tirets, non d’une pipe !
– Mais enlevez-les, bon sang !
Quoi ?
« Vous ne connaissez pas d’autre moyen de rendre le dialogue » ?
Oui, nous sommes deux. Mais figurez-vous qu’il y a des gens qui vont vous lire, si, si ; en ce moment même ! Alors faites des efforts !
Mais non pas maintenant ; mais ici, le moment reste le même, depuis le moment où vous écrivez, jusqu’aux moments où vous êtes lu ; vous comprenez ?
(Il est complètement idiot !)
Qu’est-ce que je disais ?
Oui !
Donc les gens ont compris que nous étions deux à parler ! Il ne faut tout de même pas prendre les gens pour les idiots qu’ils sont tous, tout de même ! Car alors je vous le demande : où allons-nous ?
Ah et puis cessez de me faire jacasser comme ça !
Je sais très bien ce que je veux dire, et votre satané stylo en or va l’écrire, ou je me fâche tout rouge !
Enlevez-moi ces tirets et marquez nos noms ! Comment voulez-vous que les gens comprennent qui nous sommes ?

* * *

– Qu’il fait noir ici !
– Encore ! Tu recommences à te plaindre ?
– Ma délicieuse ! Ma rieuse !
– Que de mots !
– S’il n’y avait pas ton odeur, et ta voix si claire et si ronde, ma mielleuse ! S’il n’y avait pas ta voix, j’étoufferais ici !
– Tu es drôle ! Où voudrais-tu que nous soyons ?
– Je ne sais pas. N’importe où plutôt qu’ici… Tiens, dans cette page, par exemple…
– Dedans ?
– Oui, enfermés, ici, dans les veines du papier… Je préfèrerais encore !
– Tu connais pourtant le problème par cœur : quelque part, je ne peux pas ; partout, tu ne peux pas ; alors…
– Il ne reste que nulle part.
– Oui…Enfin… Nulle part ; c’est une façon un peu extrême de dire les choses !

* * *

– J’étais dans un petit jardin, un de ces lieux que tes amis les hommes appelleront ainsi ; bientôt, trop vite. Il y avait de ces arbres, en cercle, tu sais…qui fleurissent dans l’île du Mont-volcan tout blanc ; ce volcan qu’on appellera « seigneur », là où ces dames et ces messieurs auront les yeux bridés… Ils étaient couverts de fleurs roses, et le tronc brun avait l’air de bois sec, de bois mort. Dans le vent, les fleurs roses tombaient comme des flocons de neige.
Et derrière ce bouquet, il y avait de longues jambes, de fines lignes inégales, maladroites ; elles montaient, puis, d’un coup, se tordaient-tournaient-tiraient-s’étiraient, – et puis elles montaient encore.
– Quoi ?
– Et tout en haut, elles avaient sur la tête une espèce de scalp, de tonsure de moine, – oh ! pardon ! J’anticipe ! Il n’y a pas encore les hommes !
–  Tu sais bien que tu n’as pas le droit de m’en dire quoi que ce soit !
– Bien bien bien ! Ah ce que tu deviens susceptible dès qu’il s’agit des hommes !
– Mais alors, qu’est-ce que c’était, ces lignes ?
– Ha ha ! Comme tu es naïve ! Mais c’était des pins, petite sotte !
– Ah ! des pins ! Oui, c’est amusant ; tu les as joliment racontés !
– Et l’un des pins avait une cambrure si noble, si drôle ; comment la décrire ?
Cambrure-héron ?
Cambrure-flamant ?
Cambrure-dindon ?
Il lançait sa crête en avant, son petit tapis de piquants ; et son tronc était cambré comme une petite danseuse ; et je l’ai regardé avec tellement de joie, et tellement de tendresse pour toi !
– Voilà que ça le reprend !
– Mais j’ai compris, aussi ! pourquoi j’étais toujours inquiet, depuis les siècles où je marchais ; où je note tout, où je te souffle des recettes, des secrets, des suites, des pistes, des lignes ; j’ai compris la toute petite boule d’inquiétude, la petite plume chatouilleuse qui pèse toujours un peu sur mon cœur et sur ma gorge, quand je passe parmi tes chemins ; j’ai compris le soupir de doute, la goutte de doute ; car cette goutte-doute est la tienne, douce râleuse, douce terreuse ; cette goutte-doute qui traverse un instant les yeux des fleuves, au moment de bondir en furie, pour leur parade jusqu’aux mers ; cette goutte-doute qui les fait hésiter, un peu, les fleuves ; qui les fait regarder à droite, à gauche, au lieu d’être seulement des lions qui rugissent et sautent ; la goutte-doute, parmi les flocons de la neige, quand ils descendent, dans la caresse de leur chute, dans la noblesse de leur temps ; l’inquiétude, qui les bouscule juste un peu, comme un subit coup de patte du vent, indigne de leur pas lent de flocon de la neige ; eux aussi qui regardent, gênés, soudain timides ; et je me suis compris moi-même, enfin, tout à l’heure, car depuis que je marchais, que je marche, je guette, belle mystérieuse ; je guette ; je guette, car les fleuves, et les flocons, les pins et les flocons-pétales, les montagnes qui désirent leur cirque, les déserts qui désirent leurs eaux, les vallées qui rêvent des montagnes, tous guettent, guettent, –  et par-dessus leur désir, la goutte-doute guette, et les suspend tous un peu.
Et puisque je suis si fort en raisonnements, à l’instant même j’ai compris :
Puisque tout guette, et même moi, c’est que tu guettes. Mais quoi, ou qui ?
Eux.
Oh bien sûr que je les connais aussi ! Je sais qu’ils sont imparables, fatals, nécessaires, inexorables ; mais je ne les aime pas, parce que je n’ai aucune raison, encore, de les aimer…
Tandis que toi ; dis-le moi, et je me tais ; toi, les aimes-tu ?
– Oui !
– Tu aimes les hommes ?
– Plus que moi-même.
« Plus que moi-même. » Voilà. J’ai l’impression qu’un rêve va commencer… Tu les guettes, parce que tu les aimes… Mais pourquoi, ma lumineuse ?
– Tu le sais très bien ! Tu ne cesses de tourner autour du pot. Ecoute seulement tous ces surnoms que tu me donnes ; tu veux que je te dise ? Ils évitent ; ils craignent que le vrai surnom qui te brûle les lèvres, là, franchisse leur barrière ; et pourtant ce surnom va fleurir aussi clairement que je les guette, et que je désire qu’ils arrivent !
– Mais ta voix ! Ta voix ! Parfaite, fluide, ta voix-vent, ta voix-tonnerre, ta voix-grésil, ta voix-rosée, ta voix-grésillement, ta voix-pépiement, ta voix-grain, ta voix-poussière, ta voix-avalanche, ta voix…
– Doucement !
– Ta voix qui est toutes ces voix !
– C’est vrai !
– Tu le sais ?
– Qu’est-ce que je suis censée savoir ?
– Tu sais qu’ils vont la couvrir ? Qu’ils vont oublier ta voix ? La négliger ?
– Mais non ; c’est beaucoup plus simple : ils ne vont pas l’entendre !
– Que dis-tu ?
– Qu’ils vont parler, d’un instant à l’autre ; et s’ils commencent à parler, nous ne bavardons plus ; ils vont venir, naître, et faire monter parmi les branches, parmi les cimes, beaucoup de langues, beaucoup de voix qui vont tout dire et tout savoir ;
– Et tu les désires encore ?
– Mais oui !
– Mais tu seras condamnée… au silence !
– Oui, mon vieil ami !
– Au silence éternel ?
– Qui…
– Qui ?
Tu ne parles plus ?
Tu as cessé de parler ?
Les hommes parlent, à présent ? A présent, tu es muette ?
A présent, tu es morte à ma voix, à mes questions, à mes réponses ?
Ô les maudits ! Ô les maudits !

L’homin…
Oui, c’était vrai, je savais ton vrai nom, ma vieille amie ; non, ce n’était pas la terre ; ce n’était pas là ton vrai nom ; l’homineuse, voilà ce qui résonnait en moi, et que je taisais à toute force, en inventant dans la hâte d’autres noms ; qui en portaient l’écho : langoureuse…
L’homineuse… Cette terre qui dans son nom doit porter qu’elle est la dame des hommes… De tout l’homme…
Allez venez, vous autres, allez partout, peuplez-la, elle n’attend que ça !
Elle n’attend que vos amoncellements !

* * *

– Que j’ai froid ici. Elle n’est plus là ! Nulle part, et sans elle ! Nulle part me mangera, bientôt ; nulle part, c’est quelqu’un ; on pourrait écrire : Nulpar. Nulpar va me poursuivre, me saisir, m’arracher le nez ; me déchirer les yeux ; me crever les oreilles ! Et pour finir, Nulpar va me dévorer, pensée après pensée ! Nulpar va dévorer l’Intelligence.

* * *

– Non. Je resterai ici. Ecoutez-moi, Mesdames et Messieurs les balbutiements, les rudiments, les bourgeons d’humanité ! Les petits chefs de clan, qui vous sentirez bientôt gonfler d’aise, qui vous verrez pousser bientôt les ailes de l’aise et de la force, qui vous dilaterez de curiosité, écoutez-moi bien. Vous m’avez ôté la raison de la joie, et je me venge.
Je suis ici, dans la forêt que je préfère. Sa voix y a soufflé si merveilleusement qu’elle reste encore, qu’elle plane encore au-dessus de ma forêt.
Maudit qui vient ici !
Allez, je vous aide un peu ; si je ne vous laisse que ces indications, vous n’irez plus nulle part, tellement vous aurez peur ; n’est-ce pas ?
C’est une montagne, puis, près du faîte, une corniche ; marchez trois pas, c’est une porte ; et sans trop savoir comment, ni pourquoi : ouvrez la porte : c’est la forêt.
On croirait presque que ça n’existe pas. Méfiez-vous, méfiez-vous.
Un nom, un nom que je lui donne, un nom qui est toute ma vie, désormais, et qui vous tuera tous, immanquablement, si, mus par ce nom, vous foulez la moindre brindille qui gît dans ma forêt ; ce nom :
La forêt d’Emeth.
Venez, et vous souffrirez.
Venez, et vous mourrez.
Venez, et vous souffrirez encore.

* * *

– Vous m’entendez parler, mais vous ne me voyez pas. Je ne sais pas comment vous pouvez le supporter. C’est humiliant. Quant à moi, je m’y fais, à ma forêt. Un petit moment vient de passer (cinq mille sept cent soixante trois ans), figuré par les astérisques, là, au-dessus. C’est bien, un livre, n’est-ce pas ? C’est le dernier endroit où l’on cause.

Ce n’est pas une raison pour vous y croire, vous, là, avec votre mine d’inspiré ! Que je me serve de vos gros doigts et de votre stylo plume ne dit certainement pas que vous êtes sage.
Quand je pense que vous n’avez toujours pas retiré ces tirets ! Alors que je suis seul maintenant !
-Oui, je parle, et alors ! C’est un monologue, voilà. Pas besoin de tirets !
Alors pourquoi ne faites-vous pas ce que je dis ?
« Parce qu’on n’est pas au théâtre » ?
Non ! Quelle surprise ! J’aurais cru !
Dites-moi, au théâtre, vous en voyez, vous, des noms écrits en majuscule d’imprimerie, sur des pages imprimées, et qui flottent dans les airs en disant des choses ? C’est ça, un personnage ?
L’INTELLIGENCE : Tout de même !… Quoique ce nom-là… Oh je ne dis pas qu’il n’est pas descriptif ; analytique ; non ! Mais d’abord, vous voyez bien qu’elle a passé son temps à dire Monsieur, et que je porte un nom qui est dame ! Et puis, le lecteur… Qu’est-ce qu’il va imaginer, dites-moi ?
Non, je ne dis pas que je ne suis pas abstrait ! Tout est abstrait, lui  aussi, le lecteur, lui aussi est abstrait ! Mais enfin, on ne peut pas dire que nous l’aidions !

* * *

L’INTELLIGENCE : Cinq mille sept cent soixante trois ans. Sans te parler. Sans entendre ta voix.
Tu ne répondras jamais ?
Plaine et muraille de silence de pierre ?
Chaque seconde m’appauvrit, me vide et me dévore ; ma mort, et la tienne, nous mêlerait, non ? – nous qui nous aimions sans qu’un nœud jamais nous unît…
Mais si le monde n’est pas éternel dans un sens, il ne l’est pas non plus dans l’autre. Ouais… C’est passé de mode. Il ne faut pas que je compromette trop vite cette légende.

LE LIVRE : Merci pour elle !

L’INTELLIGENCE : Ah mon amie ! Respire un peu ton air ; regarde ; tu te souviens de ce que j’avais dit, la première fois que j’avais vu ce sapin ? Il ployait sous les manteaux de neige ; tu te souviens ? Je savais pourquoi chaque flocon s’était enchâssé dans l’autre, et quel rapport alors, selon l’angle du vent et le moment de la rafale où il se détacherait de la masse, quel rapport il jouait avec la masse de la neige, où il piquait son nez de flocon, comme un enfant son nez d’enfant dans la farine et dans le sucre, et quel rapport il jouerait encore à cette seconde où il se détacherait, où il tomberait ici, plus loin des piquants du sapin ; comme tu as ri de moi !

LA TERRE : Et je ris encore !

L’INTELLIGENCE : Quoi ? Tu parles ? Tu es revenue ?

LA TERRE : Eh oui ! Nulpar s’ennuyait de toi.

L’INTELLIGENCE : Mais…Comment est-ce possible ?

LA TERRE : Que je parle ? Oui… C’est vrai que tu m’avais trouvé un joli nom ; « l’homineuse ». Quand les hommes parlent, quand les hommes vivent, quand les hommes commandent, l’homineuse est muette, comme une tombe ! Elle fournit le gîte et le couvert, fait le ménage, décompose gentiment ce qu’on enterre à condition de le rendre au centuple, et avale par hoquets qui la peignent comme une hystérique les quelques excédents de population qu’un quelconque hasard a calculés… Ainsi qu’ils le disent, en pleurant…
Parce que les dogmes naissent et passent… Je suis là pour leur faire un petit lit dans les profondeurs…
Oui voilà et bien j’ai un autre prénom maintenant.
La Terreuse, ça te va ? Il n’y a plus du tout « l’homme », dedans. Ni le mot, ni l’idée. Plus du tout.

* * *

L’INTELLIGENCE : Mais dis-moi, si tu me parles, et qu’ils parlent, on peut supposer que tu… leur parles !

LA TERRE : On peut le supposer.

L’INTELLIGENCE : Mais tu sais parler les langues humaines ?

LA TERRE : Depuis cinq mille sept cent soixante trois ans qu’ils me foulent au pied et que je les écoute, ce qui serait inquiétant, c’est… !

L’INTELLIGENCE : Mais tu n’as pas de bouche ! de dents ! de langue !

LA TERRE : Ha ha ! Et toi, tu n’as pas de bras, je te rappelle !
J’ai tout ce que je veux, mon cher ami. Tout ce que je veux.

* * *

LA TERRE : D’abord, il y eut quelques mots : quelques hommes. Clans, familles, tribus éparses. Beaucoup de silences, et de projets muets. Des siècles paisibles. Je dus apprendre à écouter des dizaines de voix en même temps. Puis des centaines…
Tu sais qu’il est très peu d’endroits où je voie :  des rares montagnes, et les volcans sont bien esseulés… Alors, j’ai rusé ; j’ai appris à sentir, à lire, à déchiffrer, à réduire à des idées, à des scènes, à des noms ce qu’on me faisait toucher ; à traduire en formes, en images les vibrations que produisent les moindres gestes. A la fin, tout fut compris… Celui-ci frappe du bout de son bâton le poirier ; ploc ; la poire est tombée… L’onde de son geste m’a dit la taille de son bras ; le vent, produit par le bâton, qui lui a caressé la face est retombé sur mon sol, grain d’air après grain d’air ; il a suffi de recomposer, et j’ai su qu’il était chauve, et que son nez était aquilin.
Celui-là a tressailli sur ses pieds ; cet étrange bruit, ce crissement : on vient de le poignarder en plein cœur… Je suis devenue virtuose, et, finalement, j’ai su le moindre détail, j’ai connu leur moindre secret.

Puis ce fut le tumulte, presque soudain. Milliards de voix, de cris, de bruits, toujours plus fous ; j’ai pleuré… J’ai flotté en moi-même, comme dans un brouillard. Les hommes étaient devenus si nombreux, si forts… Je me sentais vieille, vide, incapable de lire ces bruits, ces chocs, ces foulées de mes sols ; mais un soir, j’ai entendu l’enfant qui rêvait dans mon ventre, en se tournant et se retournant ; j’ai été prise de pitié ; de crainte ; de compassion.
Et j’ai senti l’amour gonfler et vibrer, du bout de mes cimes aux tréfonds de mes abysses ; et là, malgré les milliards des hommes et des choses, j’ai pu à nouveau les entendre, les comprendre ; et je les remerciais pour les blessures qu’ils me faisaient, si elles servaient les enfants et leurs rêves…

L’INTELLIGENCE : L’homineuse…

LA TERRE : Un soir, un homme décolle une affiche, dans le métro ; j’entends le craquement de la glu, et le petit tonnerre aigu du papier qu’on arrache. Il marche, et je guette le mouvement de ses pas.  C’est un pressentiment, une infime inquiétude. Il descend un étage, et la dépose enfin dans une poubelle. Le lendemain, un immense camion vient prendre mon affiche, et la chiffonne un peu ; je distingue sa petite plainte de papier, malgré le grondement du moteur. Puis, mêlée à d’autres, elle est jetée sur un tas, en plein air ; tout autour, des pelleteuses s’affairent, qui les ramassent et les transportent jusqu’à des bacs, d’où des hommes actionnent des robots.
Mon affiche, elle, était sur le sol. Sauvée par le sort ? Très doucement, j’ouvre comme un sablier un minuscule abîme, et le referme aussitôt. L’affiche est dans mon sein.
Vite : je la caresse, je tâte, mesure la fréquence de ses couleurs, ses moindres variations d’épaisseur… Et je médite, et je rumine ; des mots apparaissent, puis des images ;  enfin, enfin je comprends : je la vois.

* * *

Dire ce que la terre a vu… Comment ? En vers, en chanson ? En énigmes ?
Vous avez des pages en main, avec une couverture de carton ; si vous venez me rendre visite ici, si vous en êtes encore là, à cette page, c’est que j’ai réussi à l’écrire. Pourtant je tremble, parce que tout d’un coup, elle me laisse la main, et je n’entends plus qu’une espèce de sifflement ; c’est du sable qui s’écoule, je ne sais où ; – Nulpar, peut-être !… Ce bruit-là, si vous venez plus souvent, vous vous y ferez ; c’est quand elle respire, ou quand elle attend, je ne sais pas trop…

Sur l’affiche, un homme, bronzé, mais… on dirait aussi… dessiné ; irréel. Il est extrêmement beau, – je ne sais pas si l’Homineuse l’a compris… Est-ce la lumière, est-ce la couleur ?
On dirait que cette affiche, que ces gens sont étranges ; qu’ils sont saisis dans des poses hiératiques, comme en un rêve.
D’abord, du premier coup d’œil distrait, on pourrait croire que la scène est ancienne, archaïque, mythique… Qu’il s’agit de quelque dieu, de quelque Olympe…
Puis nous nous appliquons ; nous découvrons alors une référence. Car une date, une époque nous viennent, maintenant que nos yeux embrassent l’affiche en son entier, après la première surprise. Ce sont les années 50 ; avec, au fond de la mémoire des correspondances qui remuent, où flottent des images, des noms, et des films : James Dean, l’ennui des bandes, les motos échouées dans l’ennui des bandes…
Il est sur la plage, assis sur le sable ; derrière lui, un bosquet d’un vert trop intense signale la lumière électrique, et, à gauche, au coin de l’affiche, un banal pan de mur de béton, souligné par un morceau chromé de rétroviseur qui déboule du hors-cadre ; je vais vous dire : à mon avis, cela veut être une boîte de nuit, qui donne sur la rue ; là, nous sommes sur la plage, c’est à dire du côté des portes de service, des issues de secours ; de ces arrière-cours où les soirées s’achèvent…
Assis, donc, appuyé sur ses bras en retrait, au déclin d’une pente légère, dans la pose du plagiste, le torse inégalement recouvert d’une chemise blanche où se suspendent des lunettes repliées, à la boutonnière un peu trop échancrée ; – mais ses yeux, tout dans ses yeux qui contredit cette habitude, cet ennui et cette durée, triviale et quotidienne, cette durée vulgaire et vaguement honteuse des vies estivanes, puisque c’est bien le prétexte, puisque c’est bien là que l’identification du consommateur doit fulgurer…
Ses yeux, car dans le moment où les nôtres s’y collent, dans la servile rêvasserie où nous leur ressemblons, ses yeux nous excèdent, plus beaux, plus bleus, et d’ailleurs, d’un autre monde, d’un autre ordre des choses :
Yeux fixes, fixes dans le réel où ils furent volés dans une image photographique, et combien plus fixes sur l’affiche ; intenses ;  l’intense, c’est à dire, la suffisance d’un narcissisme de mannequin se projette, dans la fiction qu’il joue, dans la comédie de passion, avec son air de surprise et de douleur ; air qui aurait tout l’air de l’amour, si le mannequin n’était pas évidemment homosexuel…
Car sous ces yeux où brille, dans le jeu médiocre du coup de foudre, l’effroi de se mirer si beau dans les yeux que ces yeux croisent, il y a elle…la femme ; le véritable objet de la publicité. Celui de la vente, devrais-je dire.
La femme est allongée, légèrement en contrebas, sensuellement drapée d’un paréo qui s’est plaqué sur elle, à ces endroits où le monoï encore humide rappelle le souvenir de l’eau, et d’un corps que le textile trempé dessine plus encore ; et le tissu, dans cette nuit d’été, brille étrangement d’un rouge-Tibet ; d’un rouge-mental ; d’un rouge-déesse…
Ses jambes : elles sont au centre de l’affiche, exactement. Et le choc visuel est habile, puissant, vénéneux ; car ces jambes sont recouvertes de bas, noirs, zébrés de motifs sophistiqués et urbains ; bas obscènes, sur le sable, à minuit, après le bain d’après la danse et l’ivresse, d’après les approches ondulantes dans le martèlement hypnotique du rythme, posé sur quelques notes gratuites…
Elle les a enfilés, maintenant, tout juste, ces bas, alors que la chaleur est toujours aussi moite. Elle aussi est plus belle que le sont les femmes ; elle aussi a sur le visage, comme une peinture de guerre, ce bronzage étrange, orangé, qui fait signe au sépia des vieilles images, au technicolor des idoles brûlantes et glacées des films ; mais cette femme, comme une hyperbole d’Ava Gardner, baigne dans une aura de gratuité, d’indifférence, de vacuité. Et vous dites : « que voit-elle, si ce n’est son angoisse ? Son angoisse mortelle ? »

Et ces deux êtres figés et oranges, ces deux images qui sont parvenues à se faire plus fictives, plus artificielles qu’un tableau, alors qu’un déclic pourtant a claqué dans l’appareil du photographe, ces deux images autistes sont en relation. Car les yeux de l’homme sont posés,mûs par ce désir joué, et plus intense qu’une pulsion, sur les bas de la femme.
Au-dessus d’eux, on peut voir des lettres. Elles sont cursives, rondes, un peu intellectuelles ; elles s’enchaînent dans une traînée d’encre noire, comme une signature. L’écriture est évidemment d’une femme ; c’est le slogan de la publicité. Ou faut-il écrire « titre », plutôt ? Ou glose ? Ou dévoilement ?

L’amour, c’est ma création

En bas à gauche, la marque. A droite, un sigle : l’agence de publicité.

* * *

LA TERRE : Je le sens, sur mon sol, son pas souple ; oui, comme il fait bien vibrer le sable élastique ; c’est un loup, bien sûr ; dans ce pas, je vois des yeux pleins d’un vide étrange, des yeux pleins de soif ; la louve ne bouge pas ; les animaux s’approchent ; dis-moi, petit mec, là, toi, petite trace du petit mec sur du papier, dis-moi, petite pâture pour les millions de pas las et lents du métro, pour les pas du flux à nourrir, à surveiller, à réveiller ;
Dis-moi, image pour mon réveil et pour ma rage,
Dis-moi : as-tu vu ce que c’est que le désir, dans les yeux du loup sur la louve ?

* * *

J’ai peur, lecteur. Je devrais t’écrire cela dans un poème, je le sais. Mais j’ai peur que tu ne comprennes pas. Et je sais que la prose est fade ; toute prose ! Entends-moi, lis-moi à haute voix ; non parce que c’est beau, mais parce que je te parle, parce que j’ai peur et parce que je l’ai vue :
Un vide atroce     a gonflé dans la Terre ;
Elle a chassé     dans un vent de son ventre
Sa couche épaisse :     c’est une sphère creuse.
Et « là-dedans », suspendue dans ce vide, l’affiche était pourtant posée, tremblante comme une voile ; pourtant, car le vide était, pour l’homineuse, une table, un établi… Il y eut des éclairs, des éclats de pigments, noirs, bruns, roux, dans cette nuit profonde du ventre de la terre, il y eut des lumières à faire peur, des bruits, des grondements… La terre a travaillé, graphiste et magicienne, et je l’écoutais dans la terreur.
Puis soudain, une chaleur accablante m’écrasa : elle séchait son ouvrage.  Enfin, à la surface, un petit tourbillon se creusa, à nouveau, qui descendit jusqu’à la sphère.  Le vent roula l’affiche, comme un tube, puis, d’un jet sec, la projeta sur le mur du métro aussi parfaitement qu’un colleur ; là même où elle l’avait volée.
Et je la vis, et je fus le seul, car il était trois heures, où le métro et la ville dorment encore ; – mais où quelques descendants de l’antique censure veillent, pour protéger, aujourd’hui, les sensibilités et les exclus… L’affiche sera décollée avant le début du service.
L’homme est, sur le front, barbouillé d’un gel blanchâtre ; son cœur est transpercé d’une flèche de pierre, granitique, comme celles des premiers âges. Le sang, c’est atroce, se dégoutte sur le quai de métro.
Quel infâme publicitaire, eût-on dit !
Mais l’horreur était réservée à la femme. Elle était devenue une poupée, faite, des cheveux à l’extrémité du tronc, du satin zébré de ses bas ; mais cette poupée avait, ce qui me fit hoqueter d’angoisse, des jambes humaines, blanchâtres, parsemées de varices et de quelques poils isolés ; et le slogan apparaissait encore, surligné d’une traînée de sang. Au-dessus, toujours avec du sang, était écrite, dans la même écriture, la première menace :

La mort, c’est ma création.

* * *

LA TERRE : Tu vas comprendre. Depuis cette affiche, j’ai pu jeter un coup d’œil…partout à la fois. L’affiche commande, n’est-ce pas ? Ils sont puissants, ces murs du métro ! Ils sont comme ces anciennes maisons qu’on avait fabriquées, pour y réciter des prières et des sorts ; maisons de bois et de pierre, pour se prosterner devant des statues de bois et de pierre… J’ai plus de peine à voir, maintenant, à comprendre, sur ces murs, parce qu’il n’y a plus de relief à tâter, à interpréter ; mais cela ne m’arrête pas ; dans le fond, c’est absolument pareil. Et possible, absolument. Plus rien de ce qui est humain ne m’est étranger. J’ai compris tout ce qu’il y avait à comprendre.

L’INTELLIGENCE : Tu sais comment je les appelle, moi, tes statues, tes affiches, tes grands modèles pour les foules dociles, aimantes, amoureuses ?

LA TERRE : Mais oui, je t’ai entendu les maudire, toutes les nuits, dans ta montagne… Seul, mon pauvre ; plus seul que moi !…

L’INTELLIGENCE : Alors dis-moi ?

LA TERRE : Les idoles ; c’est le mot ?

L’INTELLIGENCE : Non justement ! J’ai changé de nom. J’ai inventé quelque chose de beaucoup mieux. Moi aussi, j’ai travaillé, j’ai inspecté, pendant que tu restais bouche bée devant les hommes :
Tout autrement. Sans bouger. Dans le froid. En écoutant le concert des étoiles et du glacier, plus bas ; parmi mes arbres, mes sapins intouchables, déplacés par ton ventre, ma précieuse ! Quand je travaille, je ne suis que mes yeux, clos, et je construis, mentalement, parfaitement, loin de tout parasite, de toute interférence ; claires constructions, claires figures ; abstraites, mais non géométriques ; sensibles, pleines de cœur, d’inquiétude, et de vigueur ; c’est cela que je fabrique, dans mon établi ; là, dans mon exil, dans le mépris où je baigne de la part de tes protégés, j’ai fabriqué une vision digne de moi, j’ai atteint la connaissance juste, précise et vivante comme un cœur qui bat : j’ai vu sa figure apparaître enfin, et j’ai su que les idoles… Non. Tu attendras. Je m’arrête.

LA TERRE :  Quoi ? Pourquoi ?

L’INTELLIGENCE : Il n’est pas temps. Nous ne sommes pas n’importe où. C’était ça, ou Nulpar. Un livre, ou rien. Il faut attendre que le livre le veuille.

* * *

L’INTELLIGENCE : Alors qu’est-ce qu’elle t’a dit de si terrible, cette idole ? Qu’est-ce que tu as vu, en partant de l’affiche vers partout ?

LA TERRE : Tu sais comme je suis souple, quand ils s’approchent les uns des autres ? Pour l’amour ?

L’INTELLIGENCE ( rêveusement : ) Oui.

LA TERRE : Quand leurs corps se croisent… Se mêlent… Tu te souviens de la sagesse de mes angles ? De mes herbes, qui sont si douces, si flexibles, si aimantes ? Si concourrantes au concours des corps, les uns dans les autres ?

L’INTELLIGENCE : Oui.

LA TERRE : Tu sais cela avec toute ta sagesse ?

L’INTELLIGENCE : Presque. Cela m’intéresse assez peu, en ce moment…

LA TERRE : Et bien moi je les ai regardés, fixés, épiés, depuis cette affiche qui tournait dans ma mémoire : L’amour, c’est ma création. Et je vis quel visage ils avaient alors, au moment de s’abandonner, l’un dans l’autre ; je vis, en mesurant l’empreinte de leur face, moulée sur l’oreiller, et en répercutant, dans mes tréfonds, sa pression en une forme ; j’ai vu le visage qu’ils avaient alors, au grand moment ; et pourquoi. J’ai su pourquoi.

L’INTELLIGENCE : Dis !

LA TERRE : Doucement ! ils avaient tous un horrible rictus. Et je l’avais vu poindre, dans les yeux de cet homme, sur l’affiche ; après la comédie de l’amour, un peu plus loin dans les traits, plus au fond, il allait paraître, identique ; mais le photographe était preste.

L’INTELLIGENCE : La bouche ?

LA TERRE : Non ; une torsion qui leur remontait depuis le nez jusqu’à des rides furieuses, sur le front. Un œil révulsé. Je me suis épouvantée, devant ce spectacle ! Je me demandai s’ils se dégoûtaient tous les uns les autres…

L’INTELLIGENCE : Etait-ce cela ?

LA TERRE : Non. Et oui. JE les dégoûte. Ils veulent « vivre ça à deux », comme ils disent. Ils ne supportent plus mon herbe. Mes plumes de mes oies. Mes matelas de mes fibres. Ils me maudissent en rêvant, pendant qu’ils étreignent ; et ce qui les paralyse, ce qui leur ôte leurs moyens, c’est qu’ils me ressemblent un peu trop ; ils se rêvent en papier glacé, ils se rêvent nus, dans des formes parfaites, rondes, puissantes ;  et sans un corps, sans déchoir dans la chair…

L’INTELLIGENCE : Alors qu’as-tu fait ?

LA TERRE : Je les ai rendus impuissants. Une nuit ; seulement !
Tous !
Je les ai empêchés.

* * *

RÊVE DE LA TERRE

Un nuage. Comme un panache, il déploie et tourne sa crête ; il vient, il passe, large ; il est plus large encore, plus large : il gonfle, il croît ; bientôt son ventre nous surplombera ; comme le pelage des chats, doux dessus, plus doux dessous ; fourrure d’un nuage-sonde : il avance, il gronde.
Son corps est gris, gris-blanc ; mais… il semble pétiller ; qu’est-ce que c’est ?
Une lumière, dedans, on dirait ; des fourmillements, étincellements, amoncellements de…petites choses blanches, grises ; quoique…quelque reflet brun, doré. Poussière ? Un nuage de poussière ? Il n’y a pas de vent ; on n’est pas au désert ; mais près des villes et des jardins.
Un aigle, il sort du nuage ; ses plumes sont… lourdes ; il tombe ! Mais il ne chasse pas ; il ne pique pas ! Il est mort !
Ses plumes ! durcies par…la boue !
Nuage de boue ! De boue lourde !
LA TERRE : C’est moi, je viens. Cinq fois. Je lutterai par cinq fois : il faut un chiffre, et cinq, c’est la terre ; puis, s’ils n’entendent pas, je n’entendrai plus.

* * *

LA LAMPE : Je me réjouis de… « la lampe ? » Non mais dites-moi, vous vous croyez drôle ? J’ai demandé un nom !

LAMPE : NON !

LAMP : Ça suffit ! Rendez-moi l’autre !

L’INTELLIGENCE : Tout de même ! (un temps.) Vous êtes inquiet, tremblant, mon jeune ami ! Vous n’êtes pas sûr de vous… Vous n’y arriverez pas, n’est-ce pas ? Il est si difficile de… que je trouve mon nom moi-même ? (un temps.) Calmez-vous ! (un temps.)
Mais je n’ai jamais dit que j’avais de l’imagination !

* * *

L’INTELLIGENCE : Nous flottons, vous et moi.
Deux pentes, deux sombres embûches nous menacent, à chaque instant.
Première pente :  celle qui, tournant depuis toujours sa morne valse depuis les tréfonds des tombeaux, vous guette dès que vous vous ennuyez de vous-même : le Sommeil ; que je baptiserai : le Sommeil d’Hélas ;
Mais la Deuxième pente, qui la précède, qui la festonne et la décore : l’excès, la fuite, la vitesse, le verbiage, le bavardage où ce qui était flux, souplesse, invention devient cette lâche trame, ce mou tissu de mots sans nerfs…

LE LIVRE : Il a raison. Faites attention, tout de même ! Je ne suis pas donné.

L’INTELLIGENCE : Mais les deux pentes ne sont pas égales… Ecoutez-les, vos échecs ; vos mots en trop ; ne voyez-vous pas qu’ils sont mus par une force ? Terrible ? La vraie force, l’unique force, dense, et née d’un néant glacé, d’un lieu morne, d’un temps désert ; mais où est-ce donc ? D’où vient-elle, cette force qui n’est rien et qui, ma foi… commande, dans cette légende, n’est-ce pas ?

LE LIVRE : Ce n’est pas gai.

L’INTELLIGENCE : Mais quand elle vous saisit, mon pauvre poète, mon tremblant, quand elle vous saisira, elle vous figera dans son long sommeil interminable ; et tout parlera en elle, tout parlera sa longue rêverie,
Son long sommeil ;
Le sommeil d’Elias.
Nous flottons, dangereusement.

* * *

Sibelius. 4e. 1e mvt.

Elle a migré, d’un bout à l’autre de son propre corps, par cinq fois ; tout entière, elle a levé sa face sur un homme, l’Homineuse ;
« l’Homineuse voit l’homme,
l’homme le sent ;
l’homme fuit ;
l’Homineuse ne voit pas d’homme, ne voit plus ;
l’Homineuse frémit ;
l’homme tremble ;
l’Homineuse n’est plus :
Terreuse, Terreuse devenue.

* * *

Sibelius, 4e, 3e  mvt.

Une femme regarde un homme ; les yeux d’une femme harponnent les molles pupilles d’un homme ; car lui, lui : il se cache, dans ses paupières, lui, dans ses cils : tout en lui tremble ; tout en elle rit un peu.
Ses prunelles à elle, sont brunes, mais brillent ; du bronze, voilà, du métal où quelque force furieuse s’est abîmée.
« Ah ce regard ». Il a tout du même eu la force de penser. Elle l’a compris. C’est pourquoi, toute à sa joie, elle n’a pas senti que, sitôt qu’elle avait jeté ce regard, le sol avait tremblé :

– Regarde-moi !

Il pense, celui-là ; elle vient de l’apostropher, et il pense :
« Mais qu’est-ce qu’elle veut ? Ma chemise ! elle est de travers… je remets, ou pas ? J’aurai l’air idiot si je me rhabille ah mais elle colle remets !
Ouf. Elle collait.
Elle a vu mon ventre ? Mon pantalon aussi ; il me moule.
Et la tache ; à la  jambe gauche
Elle regarde – comment est mon regard ?
Mon regard : rentré en dedans ! Bête. La mèche, le regard, bêtes !
Partir !
Jardin – montagne alpinisme – maison à la campagne – château en Espagne – Elseneur – partir partir partir n’importe où n’importe quoi. Caniveau. Tombe. Je veux un tombeau bien large, avec des draps blancs, bien bordés, et cette douce odeur que ma maman a mise sur son écharpe – jamais mauvaise, son odeur, toujours jolie, toujours fleurie, l’odeur.
Elle, elle, ma maman, et pas celle-là !
Elle demande : « regarde-moi ! ». J’ai peur. Peur peur peur peur.
J’ai quoi j’ai quoi ? J’ai des yeux bleus. J’ai de l’argent. Ça ne lui fera rien. Je n’ai rien à moi qui puisse lui faire quelque chose ; – elle est virile. Vir-il. Virelle… »

Viens !

Il y a peu de mots ce soir-là, mais il fait très froid, et il faut donc aller vite ; sous le lampadaire, le manteau  gris de cette dame brille à lancer des flèches ; fortes épaulettes ;  et les yeux de bronze lancent d’autres rayons encore.
Peu de mots, mais ils claquent, dans le froid ; et lui, seconde sur seconde, s’aplatit, s’attendrit, se tiédit, et hurlerait contre son propre corps toute la malédiction qu’il pourrait, mais elle est là, cinglante, et dure, fouettant son silence à lui de ses ordres à elle, pendant qu’en lui chaque parcelle de la chair semble se résoudre en eau et molle bouillie.

Pourtant il vient. Viens !
Car :
d’abord il pense encore :
« Le désastre ! La tempête ! La tempête prend le bateau le fait voler dans le ciel et le coupe en mille morceaux et les marins sont des morceaux de thon à l’huile et l’eau les bouffe et s’amuse bien. Capitaine Crochet !
Calme-toi ! Calme-toi ! Demain matin cela sera, c’est à dire que ce qui sera ce soir,  – c’est à dire ne sera pas – sera ; aura été, et tu pourras planer et chanter et pousser de grands cris graves et mâles – si tu es encore en vie ! Si elle veut bien que je vive, finalement !
J’ai si peur ! Dis-moi, toi là-bas, sale type tout seul, là, libre, sans femme, sans autre femme que toi, dis-moi… Tu m’as vu ? Tu as vu que j’allais peut-être mourir ?
Elle m’a demandé de venir ; je dois venir ; là, tu me regardes ; – Monsieur, vous me regardez ? J’ai fait mon pas, vers elle ? Je l’ai bien fait ?
Pourquoi : « mourir », après tout ? Elle continuera de commander. Il suffira de se laisser faire ! Peut-être que, dès que je serai allongé, il y aura beaucoup de chaleur et de force et… et je ne verrai plus mon petit ventre et mes bras blanchâtres et ma tache sur le pantalon et mes yeux rentrés en dedans !
Il faut que je lève les yeux. Il faut que je sache, si elle m’a déjà tué, si je suis déjà mort. Il faut que je regarde dedans, dans ses prunelles ! Mais j’ai si peur ! »

Il a levé les yeux, il l’a croisée un instant ; un premier caillou, là, à côté du pied immobile, sans raison, a tressailli ;  sans nul geste, sans nulle pression qui vînt de lui ! un caillou s’est ému, semble-t-il. Quant à lui, il a découvert un sortilège : dans les yeux de la femme, il n’y avait pas un regard ; non ; exactement, il y avait deux regards. L’un dans l’autre. Comme s’il y avait de la nuit dans le jour. Comme s’il y avait de la mort dans la vie.
Il a vu briller encore son œil, exactement comme brille le bec de l’aigle sous l’ultime rayon offert, quand il s’ouvre à la fourrure de la gorge, l’instant du plongeon où lui, l’aigle, ne chute plus, mais où l’autre, lièvre ou moineau, chute dans la chute de l’autre ( et cette chute monte, et le sang dégoutte déjà, pendant que le soleil brûle, que la mort vient et le bec ne brille plus, tandis que le sol fuit et que la mort est l…)
Il a vu briller encore les yeux d’airain, mais pendant que ça brillait, là, à l’endroit exact où les yeux brillaient, une buée humide était apparue ; et dans l’orgueil de l’œil qui brille, une petite humidité, basse, flatteuse, servile, une petite microlarmiche suppliait ; lui, encore une fois, avait fait un pas, et elle était, à la fois, la patronne et l’esclave ;
Qu’est-ce que c’est que cette magie ?
Que ce sortilège ?
Oh que mourir est bon, finalement ; plus rien de tout cela à regarder plus longtemps !
Mais l’œil ! mais l’œil ! Il presse, et force, il commande, il exige, il réclame !

« Elle est timide, là, là dans les yeux elle est timide, et là, au même endroit, dans les yeux elle est terrible, elle commande, elle piétine !
Mais comment fait-elle ? C’est cela, minauder ? Non. Ce n’est pas ça. C’est quelque chose d’autre. J’ai si peur. J’ai si peur d’elle. C’est cela que je sentais ! Je sentais que… un monstre ! C’est un monstre. Non je ne dois pas céder à la peur. Il faut vivre, il faut faire les choses que tout le monde fait. Pourquoi pas elle et moi si tout le monde fait comme ça ? Mon pantalon ! Remets-le en face ! Il me moule, vite ! Un centimètre à droite !  Ma jambe ! La droite, collée ! Moulée !
Je ne pourrai jamais ! Mais il faut.
Pourquoi cela ne marcherait-il pas avec nous ? »

– Parce qu’il l’a dit. Il n’aurait jamais dû dire ces petits mots-là, maladroits, ignorants, dans quelque petite clairière de ses pensées ; surtout pas ! il pouvait crier toutes les peurs qu’il voulait ; on a le droit d’avoir peur des femmes, même si on les a déjà connues ; mais les décrire ainsi, non ! Il ne faut jamais être universel, il faut s’en garder !  – autant qu’il est possible… C’est beaucoup trop dangereux !

Il doit, il est requis, il est harponné ; elle est offerte, consentante, et commandante ; mais qu’est-elle ? Une femme ou un homme peuvent-ils, ainsi qu’il l’a vu avec sa maladroite, avec sa scandaleuse lucidité, peuvent-ils être deux à la fois qui se contredisent  l’un l’autre ? Oui, si l’un des deux n’est pas eux, c’est à dire elle, ou lui ; n’est pas sa propre personne. Elle est personne, et chose, « chose–personne » ; « personne–chose » : chose devenue personne ; ou personne née d’une chose ?

Et cette personne a vu dans un torse plat, non pourvu de seins, son autre que nulle raison sinon le hasard avait jeté là ; c’est pourquoi elle avait ri : « un mec ». Et de son tréfonds, toute double, toute deux, elle avait supplié et commandé, elle avait hurlé et murmuré ; car il fallait qu’on l’emboîtât à elle. Il fallait, mais il ne fallait  nullement qu’elle le désirât ; non ; il fallait que quelque chose, dans ses yeux à lui, fulgurât : un désir, à son tour, de chose–personne qu’aurait commandé la personne–chose, tout en suppliant ; mais non qu’il soit un homme ; non ; ce n’était plus nécessaire. Du moins, il ne devait plus être un homme que… quelque part.

La seconde n’était pas encore passée. Il restait l’ultime geste, la finale mue à devenir. S’il pouvait, il se croyait sauvé. Las ! Il avait trop parlé, en dedans.

Et voilà qu’il put ; à la lisière de cette seconde, au moment où le regard-en-dedans lui semblait interminable au-delà même du temps où il s’était immobilisé, gonflé jusqu’à l’éternité, il survint.

Il y a des volcans, au monde ; des météores ; des éclipses ; aussi fallait-il que cette chance le frappât, lui aussi, sans qu’il sût que l’œil était d’un cyclone, et que tout serait fureur bientôt :
Il bondit en lui-même comme un jouet qu’on ensorcelle.
Il avait rendu le regard au regard.
Il était langoureux, désireux, impérieux, violent, son regard à lui, enfin ; pourtant, tout à la fois, comme son regard à elle, gonflé de désir, il était parfaitement vide, aussi parfaitement qu’il ne fut jamais possible qu’aucun désir fût parfaitement vide ; à son tour : chose-personne.
Et dans le temps que met le vent, dans sa queue, à rejoindre le millimètre d’à côté qu’il vise, après qu’il a été arrêté par le coup de baguette du magicien qui avait tout suspendu ; maintenant que la magie cesse, dans ce temps-là, dans cette exacte durée, ils furent dénudés, et la chose alla joindre la chose.
Mais l’Homineuse a vu ; elle pousse un énorme cri ! Elle se lève, et d’un bond elle jette une lance de son propre corps de sable là même où les choses se joignent,

CAR

la poussière en furie et brûlante frappe les deux corps au même instant, au même point, et là, là, il n’y a plus

qu’une chose

frappant

une chose

et

une chose ; et plus nulle personne.

Ils crièrent, mais ce ne fut que le cri d’une chose et d’une chose ;
Ils bougèrent, mais ce ne fut que le bougé d’une chose et d’une chose !
« Empêchés », disait la terre ? Mais des choses, les « empêche-t-on » ? Cela a-t-il un sens ?
Quand une chose rencontre, corps plongé dans l’espace, un autre corps, chose jetée qui filait vers une troisième chose, un troisième corps ;  au point que la première les détourne de leur trajectoire, et les tord (et les tue !), dit-on qu’elle les empêche ? Mais n’est-il pas d’empêchement que de celui qui veut ? Et que veulent-elles, les choses ?

Et je questionnai ainsi, pauvre poète excessivement sollicité, pendant que les deux corps, d’un même mouvement, étaient broyés, concassés, et jetés dans le trou creusé-fermé comme en battement d’aile où, juste avant, ta terre était figée par le froid, et où l’eau même avait gelé.

L’INTELLIGENCE : Allez vous coucher. Vous parlez trop. Il va falloir que vous vous contrôliez. Ça viendra, ne craignez rien. A la fin, puisque vous aurez fini par savoir, eh bien… pour vous faire la grâce d’un de vos petits mots fétiches… vous saurez chanter.

– Cinq petits tours, avons-nous dit ? De magie ? De manège ?

A moi le prochain.