Essai de prose, de 2006. Un pauvre pasteur, un rêveur qui fut jeté dans son temple comme un sujet sartrien dans le monde – en fait, c’est pire, puisqu’il y a un Dicteur – ; le pauvre pasteur, qu’on avait sélectionné dans son jeune temps pour ses remarquables aptitudes, afin qu’il fût un des trois candidats au rôle fatidique de père-du-Dicteur, celui-là, croupissant à Schöneberg, a tenté d’écrire son sermon en vers pour émouvoir ses ouailles, les horribles Berger. Il va lui en cuire, je vous le dis.

Premier récit : Paroles au temple

Sermon en vers de Sebastian Gantyr, nouveau pasteur (norvégien !) de Schöneberg – son dégoût de Noël, et son désir de puissance et de légende – l’adresse aux paroissiens, et leur monstrueuse réaction.

« Frères et sœurs puisque ce soir c’est le soir de Noël,

Et que nous sommes entre nous que dites vous d’une façon nouvelle ?

Car ne trouvez-vous vous pas mes bien chers frères que cette histoire de Messie,

Ne trouvez-vous pas que ça pèse plus qu’il ne faut de vertu et d’ennui,

Et qu’à tout prendre on préfèrerait autre chose qu’un bébé trop petit

Qui braille dans ses langes ?

Parce qu’il n’a qu’une envie : être un homme

Alors qu’il est un ange,

Comme tous les enfants et ceux qui le demeurent, en somme !

Parce que vous croyez vraiment vous qu’un Messie,

C’est là maintenant où ça pleure et ça dépend

Qu’il vient et se révèle, et qu’en tressaillent les prophéties,

Qui se suspendaient au ciel comme y montent les chants ?

Vous croyez vraiment qu’il va vous caresser, vous le caressant, dans le sens du poil,

Et qu’il va commencer avec un gâteau et une étoile,

Et puis qu’on finira par pleurer bêtement devant lui,

Comme on s’émerveille à un bébé qui vous sourit ?

Et là je sais que votre légalisme suisse

Attend que je dise « oui » et que je vous retire mon calice ;

Mais je crois que non, –

Depuis toujours,

Et je crois que ce qui est bête n’est pas bon,

Et ne me regardez pas de votre regard gourd.

Ce matin pendant que vous œuvriez,

Je suis sorti à pas de loup de mon petit chalet,

Puis j’ai couru langue brûlée par le froid

Dans la forêt

Où cette année la neige ne vient toujours pas.

Je suis monté dans les épines et les fougères

Et les épines sont un tapis tout noir pour ceux qui errent

Et qui attendent les histoires

Et les mystères.

Et le ciel était là gris là noir,

Et comme des loups se dessinèrent

Parmi les nuages, mon cœur fut à l’orage et à la gloire.

Et je commençais, ainsi que sur ma côte de Norvège,

Quand j’étais enfant, seulement enfant,

Moutard qui braillait dans ses langes,

A me raconter des histoires et des légendes

Pendant qu’enfoui dans les fougères,

Sous ces grandes feuilles aussi dont j’ignore le nom et qui sont si larges qu’on les dirait étrangères,

Je regardais face à moi tomber la pente de ce dôme,

Par terre,

Pour qu’elle remonte au mont suivant grimpant son dos,

Car entre les deux cimes rien plus que cette petite vallée encaissée semée seulement d’herbes et de pierres,

Par terre,

Rien ne pouvait plus m’émouvoir.

Et je disais c’est là c’est là qu’est notre histoire,

Comme je le hurlais quand j’étais battu par les vents sur ma lande,

Et c’était là que remontaient depuis les trous du sol les trolls de ma légende,

Grosses bêtes de pierre bêtes et terribles

Et les beaux elfes et les gobelins qui les prenaient pour cible,

Et parmi eux un seul plus lumineux et valeureux,

Avait pris son épée parsemée de rubis et de diamants et d’un fer sinistre et vieux,

Pour mener à bien sa tâche sous la colère des cieux,

Où les grands loups étoilés aboient sans relâche.

Et l’armée des gobelins et des gnomes le huaient et le traitaient de lâche ;

Mais lui, écorché de cent flèches et troué de cent parts,

Sans plus de force qu’il en faut pour respirer,

Lui qui levait son grand visage vers le soir,

Avec douceur avec tristesse avec pitié,

Lui faisait luire jusqu’aux cimes son bouclier,

Et poussait son ultime cri de guerrier,

Et courait comme un fleuve dans la mer se jeter,

Dans les marées de monstres démontés !

Mais ma « fonction » et mon sermon me trottaient dans la tête et vos têtes

Serpentaient et harponnaient ma mémoire,

Ainsi que ce temple et cette croix et cette tenture de moire,

Et toutes ces lectures et ces chansons sinistres et aigrelettes,

Et je haïssais plus que jamais

Ma destinée de petit pâtre de morale,

Pour cette bande de dix-neuf villageois qui je ne sais comment cousent et apprêtent leur grande ruse et leur haut mal.

Alors écoutez-moi bien pour que ce cri que j’ai crié,

Vous alliez le goûter à nouveau car voici,

Enturbanné d’un panache de brume et de neige qui voulurent me lier,

Pour me mener sans doute à un buisson maudit,

J’ai hurlé et proclamé ceci :

Peu me chaut ce mot de Messie,

Cette fête, Noël, Noël, qui revient

Et qui chaque année martèle au centre de la terre son écho trop chrétien ;

Je me moque des prophéties et vous aussi vous vous en moquez bien,

Et ce que vous voulez comme moi en ce jour de Noël,

C’est quelque chose qui arrive enfin et nous réveille,

Et vous voulez une bataille avec des bons et des méchants,

Avec de la mort et avec des enfants,

Des enfants qui braillent dans leurs langes,

Pendant que des hordes de pillards les ravissent et les tranchent !

Ô mes amis mes frères et mes sœurs,

Ce n’est pas un adolescent attardé qui frappe ici à la porte de votre cœur,

Parce que nous sommes au lieu où tout commence,

Nous sommes parmi les fumées glacées que décoctionnent les sapins,

Parmi les pierres et les rochers où reviendront gémir les lutins,

Et toutes ces créatures

Qui disent combien c’est dur

Et combien c’est divers et combien c’est être eux, eux Gobelins et gnomes et elfes et lutins combien c’est être toute leur somme

Que d’être un homme !

Que nous importe qu’on dise Messie ou Surhomme,

D’un bout à l’autre de la sente des doctrines et des dogmes

Que nous importe qu’on nous demande de chanter Si La Do Si

B-A-C-H sur un choral avec des « Erbarme dich mein Gott »,

Puisque nous voyons devant nous ces cimes furieuses et ces légendes hautes,

Que nous importe qu’on doive par exemple nous départager entre catholiques et protestants,

C’est à dire en passant entre gens intelligents,

Et gens qui font semblant d’être plus intelligents,

En nous penchant avec un air dévot sur ces mythes d’Orient

Que, depuis que je suis un enfant,

Je hais de toute ma force et je mords de toutes mes dents !

Jouez hautbois résonnez musettes,

Salve regina,

Minuit chrétien qui tollis peccata

Mundi et résonnez musettes –

Car ce jour de Noël c’est enfin notre fête,

Notre fête pour combattre et pour renaître,

Pour aller chercher partout,

Dans nos forêts et dans nos trous

Nos lutins et nos glaives qui s’en vont faire de nous,

Des héros et des rois !

Quant au reste bonnes gens croyez-moi,

Quant à ces histoires sans fin ni fond

Dont les historiens et leurs flacons

Nous empuantissent les cerveaux,

Faut-il vraiment y accorder plus qu’il ne faut,

Et faut-il donner à ces gens qui tremblent en cadence

Cette exigence que leur dicte la démence,

Comme si rien n’était plus grave et plus vital,

Comme si l’oublier était fol et fatal :

La vérité ?

Faut-il pour elle mourir et se noyer

Dans l’examen et le bilan et la ligne de compte comptable,

Qu’on nous présente avec des mines de jugement dernier,

Et des menaces épouvantables ?

Non croyez-moi mes frères et mes sœurs,

Ce n’est pas là que nous guide notre cœur,

Ce n’est pas là que les crimes du passé

Nous ont menés.

Dans un instant je vous promets j’aurai fini,

Mais à vous vous mes amis j’aurai tout dit,

Car c’est par haine et par amour et par ennui,

Que je suis devenu ce pasteur que voici,

Et quand j’ai dit les mots qu’il fallait dire

Pour disposer d’un ministère,

Quand quelques chevaliers du Christ tant m’adoubèrent

Que j’en crus étouffer de rire,

J’ai crié dans les tréfonds et les soutes de mon âme mortelle :

Donne-moi ce Noël !

Donne-moi, ô Sebastian qui es si peu et peut si peu,

Donne-moi cette joie des dieux

A dire enfin à la face d’un petit morceau du peuple chrétien,

Ce jour-là où tout recommence et où l’ange de la mort le comptabilise sur son boulier et d’un air blasé dit : encore un !

De lui dire enfin ce qu’il veut pour de vrai et qu’il peut être fier,

Et qu’on peut le lui dire sans être Adolf Hitler,

Et que comme moi il en crève d’être soi,

Et qu’il veut et qu’il attend sur le sol froid où il ploie

Un éclair

Qui le libère.

Comment j’en suis venu là comment comment,

Vous mes amis qui êtes des paysans,

C’est à dire ou bien des idiots ou bien des êtres supérieurement intelligents,

Vous aurez la décence de n’en rien demander,

De même qu’en dehors des grimaces et de ces langues que vous m’avez milliers de fois tirées,

Dans que jamais je comprisse vraiment,

Entre vous et nous toujours régna Néant.

Peut-être au fond est-ce bien ça, Noël,

Et peut-être qu’un petit Jésus dans sa paille qui étincelle,

Me félicite d’avoir tout dit –

Car à lui aussi à ce qu’il paraît, peu lui chaut,

Finalement, des prophéties.

Je suis nu et vous êtes venus vêtus de vos manteaux trop chauds,

Car Schöneberg est riche et le temple est chauffé ;

Je ne vous demande qu’une chose – allez-vous l’exaucer :

Pour cette vie

Je demande un seul mot : Oui.

Et si c’est non que vous pensez,

Parce que je me suis trompé,

Et parce que vos mines si glacées

Ne cachent pas les plus atroces et les plus impies des athées,

Comme je l’ai cru,

Mais de ces chrétiens convaincus,

Qui veulent encore chanter leur choral et Le manger,

Comme un symbole ou comme un corps,

Qui ne pourrira pas encore,

Si je me suis trompé,

Levez-vous et sortez,

Et jamais plus ne me verrez. »

A la virgule près ; pas un mot n’a quitté ma mémoire.

Il faut dire que Mme Witz alors me donnait des cours de par cœur et que j’apprenais toute l’Histoire ;

La vraie ; ce pauvre Sebastian Gantyr, alors que je regardais ses lèvres, tout empli de mes sept ans,

Et que déjà j’étais si intelligent que je le comprenais parfaitement,

Moi Thomas Rose je vous le dis,

Je l’avais pris dans les bras et j’aurais appliqué sur son front le baiser du père ou du Saint-Père ou plus simplement de l’ami,

Je vous le dis.

Qu’il est triste que je ne puisse le dire à personne,

Et que cette terrible histoire échoue seulement dans un journal

Qui brûlera le jour que je ferai pour tout jamais un somme,

Sans jamais avoir été lu que de moi

Et de Mme Witz qui si longtemps fut moi pour moi !

Il versait des larmes, ce gentil pasteur Gantyr,

Et un long moment passa où plana sa demande ou plutôt son ultimatum, sur ses ouailles, comme un soupir,

Alors comme un seul homme

Vint l’unique réponse possible : la seule, et la pire !

Toute ma bande de vaillants Suisses

Sans rien entre eux qui flaire ou laisse, vulgaire, à juger aux complices,

Tous au même instant sourirent gentiment,

Et tous tournèrent à droite d’abord la tête,

Puis à gauche et puis à droite ultimement :

Il fallait dire oui ou bien partir ; ils dirent : « non » et la tempête

Eclata sous la cervelle de Gantyr,

Qui ce jour-là comprit que pour le maudire

Ils avaient jugé ses mots et voulaient encore pire.