Il y a quatre semaines, je consacrais ce Bloc-notes à la défense de l’exception culturelle face au rouleau compresseur de la conception anarcho-capitaliste de la culture défendue par les États-Unis.
Aujourd’hui, c’est de la même exception culturelle que je souhaite parler ; de la même obligation de défendre ces biens peu ordinaires que sont les œuvres de l’esprit ; de la même nécessité, non seulement de préserver, mais de développer les outils de production de ces œuvres qui contribuent si puissamment à la dignité des hommes, à leur irréductible singularité, à leur capacité à devenir et demeurer des sujets de droit et de parole ; mais je veux le faire sur un autre terrain et face à une menace dont on ne parle guère alors qu’elle n’est ni moins inquiétante ni, surtout, moins offensive – la menace que fait peser, sur l’avenir du cinéma français, l’étrange politique du Qatar.
C’est complexe – mais je résume.
Le cinéma français doit une part de sa vitalité à un dispositif législatif qui contraint les chaînes de télévision à investir dans la production une part non négligeable de leurs ressources.
L’une des clés de voûte du système est Canal Plus, dont le modèle économique repose sur l’achat des droits de retransmission des grands événements sportifs ; sur l’afflux d’abonnés payant le privilège d’assister ainsi, en direct, à leurs matchs favoris ; et sur le réinvestissement de cette manne en préachat de films français et étrangers – le résultat étant que deux tiers de ce que nous voyons, chaque année, sur nos écrans de cinéma n’a pu voir le jour qu’en vertu de cette improbable mais vertueuse alchimie qui transforme le spectacle de telle coupe du monde ou de telle Ligue des champions en œuvres de Nanni Moretti, Michael Haneke ou Michel Hazanavicius.
Or voici que l’émirat du Qatar s’est mis en tête d’acheter, non seulement des palaces et des hôtels particuliers légendaires, non seulement des marques de luxe et des participations dans des groupes stratégiques du CAC 40, mais ces fameux droits de retransmission de matchs qui font rêver la planète entière et contribueront, pensent ses dirigeants, à la promotion de leur image et de leur gloire.
Et voici que, le faisant à travers des entités qui sont des filiales d’Al-Jazeera, qui est elle-même l’émanation d’un fonds souverain aux ressources quasi illimitées, ils sont en situation, s’ils le décident, de jeter leur dévolu sur les droits sportifs les plus prestigieux ; de porter les enchères à des niveaux jamais atteints et que ne peut, d’ailleurs, atteindre aucune entreprise normale astreinte à des impératifs de rentabilité normaux ; et de priver alors de son produit d’appel, donc de sa richesse et, donc, de sa capacité d’investissement une chaîne de télévision qui est, je le répète, le poumon du cinéma en France.
Les dirigeants de ladite chaîne ont tenté de prendre l’opinion à témoin de ce duel inégal et, au fond, sans précédent avec un rival qui sait pouvoir compter sur la fortune hors normes d’un État richissime.
Ils ont alerté les pouvoirs publics du danger qu’il y aurait à livrer ce secteur d’hypersouveraineté qu’est la production d’images à cette loi, non de la concurrence, mais, au contraire, de la non-concurrence que dicte un émirat où règne le seul caprice d’une oligarchie néoféodale.
Et ils viennent, en désespoir de cause, de franchir un pas de plus en portant plainte pour concurrence déloyale auprès d’un tribunal de commerce français qui sera, ce jeudi même, 25 juillet, saisi de l’affaire et qui la verra, de la sorte, portée au moins sur la place publique.
Je ne crois évidemment pas que les dirigeants qataris soient animés par la volonté machiavélique de ruiner la culture française.
Je déteste, d’ailleurs, ce Qatar bashing qui, de l’incendie de l’hôtel Lambert au financement du terrorisme international, voit partout leur main diabolique.
Et, de même que j’adressais mon texte d’il y a un mois à un «ami américain», j’adresserais bien celui-ci, sans ironie aucune, à «un ami qatari» : car je ne suis jamais allé à Doha ; je n’y ai participé à aucun de ces Barnum où se presse, chaque année, le gotha mondial de la politique et, parfois, de la pensée ; mais il y a une circonstance, celle de la guerre de Libye, où j’ai noué, à Benghazi comme à Paris, des relations de confiance avec des Qataris qui me sont apparus, comme partout en terre d’Islam, écartelés entre deux mondes – d’un côté, les rigueurs d’un wahhabisme servant de mauvais ciment à une société où, comme dans l’Athènes antique, une minorité de citoyens a droit de vie et de mort sur une majorité de métèques et d’esclaves ; mais, de l’autre, des aspirants Solon, rêveurs d’un Qatar moderne, voire, un jour, démocratisé, et auxquels il serait bien imprudent de ne pas laisser leur chance et de dénier, a priori, leur part de sincérité.
Mais je sais que, même avec les amis, on a des différends.
Et ce différend-ci est beaucoup trop grave pour être traité à la légère.
Le cinéma c’est la culture.
La culture c’est le génie, non pas exactement d’un peuple, mais d’une République.
Et gare à qui, soit par intérêt, soit par aveuglement, soit parce qu’il est toujours plus facile de se laisser glisser sur la pente bien balisée d’un antiaméricanisme pavlovisé, oublierait que, sur ce registre en tout cas, le tout petit Doha peut faire autant de dégâts que le grand méchant Washington.
Si l’on défend l’exception culturelle, il faut le faire jusqu’au bout – ou pas du tout.