Nous le pressentions : les aventures de la liberté dans le monde de l’Islam n’obéissent pas à un développement linéaire. Elles ne s’apparentent pas davantage à un long fleuve tranquille. Comme le rappelait, hier, à La Règle du jeu, l’anthropologue des religions Malek Chebel, ce qui est en train d’advenir, de Casablanca à Bahreïn, et d’abord bien sûr à Damas comme dans toutes les villes syriennes, du fait des exactions sans nombre de Bachar al Assad, c’est la « germination », patiente et irréversible, d’une dynamique démocratique, que Tocqueville avait analysée en son temps, lors d’un voyage mémorable aux États-Unis ; ce qui se fait jour, remarquait encore l’auteur du Sujet en islam, « c’est le passage historique d’un État de non droit à l’État de droit ». Un processus complexe, fragile, « friable » a-t-il ajouté, mais malgré tout formidablement prometteur. Et qui, sans exclure les ratés, rechutes et autres regrès, a d’ores et déjà ses riches heures, ses héros ainsi que ses témoins extraordinaires.
Qui sait ? L’un de ces témoins, l’auteur franco-américain des Bienveillantes, ce « livre total » sur l’abjection nazie et sur la ménagerie fantasmatique de ses exécutants, s’est peut-être souvenu, avant de se jeter dans l’action, que, dans une vie antérieure, il avait servi l’ONG Action contre la faim comme volontaire dans deux guerres où des musulmans furent livrés à leurs agresseurs, sous l’œil impavide d’une communauté internationale décidée à ne rien tenter ; ou peut-être a-t-il simplement relu son roman sur les Erynies hitlériennes, et il lui est soudain apparu qu’il ne lui était pas permis de rester plus longtemps hors-jeu, tandis que les cousins lointains de ces Erynies avaient commencé à sadiser des populations arabes, pour les empêcher de s’affranchir ; peut-être s’est-il avisé, aussi, que la perversion meurtrière de Maximilian Aue, le principal personnage de ses Bienveillantes, avait survécu à la chute du IIIe Reich et que, mutatis mutandis, elle s’était transvasée, et comme reprogrammée, dans le cerveau de ceux qui, prétendant sauvegarder son intégrité menacée, mettent la Syrie à feu et à sang.
Le fait est là, en tout cas : Jonathan Littell s’est résolu, à la toute fin de l’année 2011, à se rendre clandestinement au cœur de la guerre du régime contre les civils, dans l’un des épicentres de l’insurrection promis à un déluge de représailles – une ville frontalière du Liban : Homs.
Aidé d’une poignée d’insurgés, il a franchi la frontière illégalement, en compagnie d’un photographe ; et, pendant les deux semaines que devait durer leur plongée en apnée dans la cité assiégée, du 16 janvier au 2 février 2012, Littell a noirci deux carnets – accumulant les notations, les remarques et les descriptions sur le vif, consignant l’horreur en diariste d’un massacre annoncé. Un matériau dont il a fait la trame des cinq reportages qu’il a envoyés au Monde, et qui rend compte, dans son laconisme, des derniers jours d’une ville syrienne face à ce qu’il nomme la « politique quotidienne du meurtre ».
Mais pourtant, ces scripta volans ont un étrange avatar. « A cause d’une certaine fébrilité qui tend à vouloir transformer dans l’instant le vécu en texte, souligne l’auteur de Carnets de Homs, (ces textes) ont pris de l’ampleur ». Et, à rebours peut-être des intentions premières de leur auteur, tous ces fragments se sont mués en un livre, en ce livre. Les Carnets de Homs : à n’en pas douter, l’un des chocs littéraires de ce printemps, dédié ironiquement à tous les Norpoix français convaincus que le véto de Poutine interdit d’entreprendre quoi que ce soit pour que la liste des 12000 victimes syriennes cesse de s’allonger. Un livre qui proteste en appel, avec une sobre et efficace vigueur, et comme de façon oblique, contre l’antienne de la démission : en célébrant la rébellion, et en rendant un visage à ses martyrs anonymes, bien sûr ; mais surtout en nous permettant d’approcher, par le témoignage, le sort de ces citadins, souvent de calmes islamo-conservateurs qu’une propagande savamment orchestrée se sera évertuée à présenter comme des islamistes radicaux téléguidés de l’étranger. Pouvoir éthique de l’écriture : grâce à Littell, nous entrons aussi dans cet hôpital clandestin où viennent mourir des garçons de 12 ans abattus par des snipers gouvernementaux, tandis que l’acheminement de l’aide médicale est systématiquement entravé. Urbicide, mode d’emploi.
La force ultime des Carnets de Homs tient à leur pari de clairvoyance. Ou, ce qui revient au même, à leur optique désidéalisée. Littell, spectateur engagé, n’est pas un supporter aveuglé. Il ne présume pas de la rébellion, ni de l’Armée syrienne de libération, et ne minimise pas sa pente à la division, au morcellement. Non pas désengagement de l’écrivain retiré sur l’Aventin hautain de l’esthétisme – mais engagement qu’on dirait conditionnel, et toujours exigeant. Il revit ainsi dans les pages de son livre un peu de la sagesse antitotalitaire, un peu de cette vigilance dégrisée à l’endroit de tous les enthousiasmes, qualités qui inspirent le soutien lucide d’un Bernard Schalscha ou d’un Jacques Bérès aux insurgés syriens. Comme si, avec ces derniers, Littell avait médité cette définition de l’action : « une certaine décision pour une cause imparfaite ». On la doit à un philosophe juif, Paul-Louis Landsberg. Il en formula les principes dans les colonnes d’Esprit. C’était un an avant les accords de Munich.
LITTELL: vin des sables (lol)
Je ne vois pas de guerre. Je ne dis pas qu’il n’y en a pas. Je dis que je ne vois rien de là où je suis. D’ailleurs, si vous me poussiez dans le feu de l’enfer, je n’y verrais pas tellement mieux dès lors que mes fractals visqueux en seraient réduits à frétiller au bout des fourches caudines sous lesquelles mes restes passeraient, crépitants et lassés que vous retardiez leur dévoration. Les actes résident aussi dans les cicatrices qu’ils ont laissées derrière eux. Les paroles sont des séquelles reproductibles, transférables, voyageuses. Les paroles blessent d’abord ceux qui les disent. Leurs liaisons produisent des lésions. Ce qu’on a vu est un non-pas-vu. Or le pas-vu n’en demeure pas moins visible. En tant que vu-par, il est lui-même un non-pas-vu. Il y a même des chances pour que se recoupent tous les vus-par qu’on a pu avoir. Et somme toute, cette expérience de ce qui est, aussi partielle qu’elle fût, me semble à tous égards cruellement essentielle. En ce que la cruauté procède du manque. Mais que peut-il bien y avoir de plus cruel qu’une chose qui se saurait essentielle sans savoir à quoi elle le serait?
L’homme sous forme de foule ne peut savoir ce qu’il veut. Impossible de savoir ce que veut l’autre, or l’autre est consubstantiel de la foule. Ce qui se sait en l’état, ou plutôt, ce qui se ressent de par là, c’est ce qui ne se veut pas. Je parle de l’homme générique, là. Il ressent de la peur comme on peut sentir que l’on sent ensemble un feu de forêt. Ça peut se voir, en tout cas, par la ruée vers la terre à découvert. Il (là-bas) ne veut pas comme je (ici) ne veux pas qu’on me tue. Il (là-bas) ne veut pas comme je (ici) ne veux pas qu’on me torture. Il (là-bas) ne veut pas comme je (ici) ne veux pas qu’on m’humilie. Il (là-bas) ne veut pas comme je (ici) ne veux pas qu’on m’ignore. Il (là-bas) ne veut pas comme je (ici) ne veux pas qu’on m’oublie. Je ne l’oublierai pas. Je ne l’ignorerai pas. Je ne l’humilierai pas. Je ne le torturerai pas. Je ne le tuerai pas. Je ne veux pas faire cela. Et donc : Je ne veux pas lui faire cela.
La beauté existe à Damas comme elle s’épanouit au-dessus du Hamas. Est-ce à dire qu’elle en émane? Elle transpire, elle éclot d’une fleur hétérotrophe, une fleur arrachée au ventre natal, déracinée comme condition préalable à son éclosion. Cette fleur syrienne, palestinienne, terrienne en somme, dégage des phéromones que l’on voile ou dévoile selon que l’une ou l’autre attitude va octroyer un relatif pouvoir d’autopénétration intersubjective à ceux qui la cultivent. Cette fleur pour moi n’est pas une découverte. Je ne découvre pas non plus ce que recouvre le fait qu’on la découvre aux uns et la recouvre aux autres pour mieux la couvrir soi-même. Et pour même qu’elle soit plus existante que ceux qui cherchent à exister à travers l’usage qu’ils en font, ce sont ceux-là dont je souhaite m’occuper avant que de prendre un instant à humer sa promesse de paix. Elle que je sens déjà, eux que je ne pourrai jamais sentir.
Il est logique qu’à la diabolisation du monde arabe par les uns, les autres tentent un contrebalancement. Dans la vis de la tige, on manque de tourner de l’œil tant on se voit le vrai. Un seul balancier inclinant au bien comme au mal. Nous en eûmes un léger aperçu au premier tour de nos dernières présidentielles, et le pire est à venir. En l’état actuel de nos démocraties, qui sommes-nous pour faire honte à des fascistes s’harmonisant à merveille avec les nôtres à la porte d’Europe?
Il y a les mots «socialisme», «Dieu», «révolution», « terrorisme », «résistance», «droit», «souffrance», «martyr», «crime contre l’humanité», «humanité», et puis, il y a les mots «guerre»…! «paix»…! dans certaines bouches, ça ne souffle guère plus qu’un pet de No One. Tenez, le mot «nazisme» par exemple… Ce qui définit le nazisme, ce qui le distingue, l’identifie entre toutes les formes de tyrannie élaborées par l’animal suprême, ce n’est pas le fascisme, ce n’est pas la dictature, ce n’est pas le crime de guerre, ce n’est pas le crime d’État, c’est évidemment la planification de l’anéantissement des Juifs en tant que tumeur maligne menaçant les races humaines inférieures comme supérieures. Les morts de Homs font-ils l’objet d’une volonté de destruction comparable à celle que l’on pouvait entendre érailler les réseaux ferroviaires aiguillant vers nulle part les trains à bestiaux juifs qui ne déraillaient pas? la réponse est non. Et oui, la fureur de Damas fut nourrie au biberon de Brunner. Il pue la mort, le Bachar. Il aime la mort. Il aime faire la mort avec les morts. Il rêve de réussir là où Alois avait été arrêté en chemin. Et le fait que ma chair soit une déchirure du Séfer Vayiqra ne m’octroie pas moins qu’à n’importe quel Homo migrans le droit de craindre que la menace de génocide qui plane sur le Proche-Orient vise les Benéi Israël et eux seuls, il ne me rend pas moins légitime qu’un autre pour faire sonner ce que ma voix, si l’on en croit un programme pas tellement plus vieux qu’elle, n’était pas censée être à l’heure où elle vous parle ni en état ni en existat d’écrire blanc sur noir, bien en place, en ce monde incapable de se débarrasser de sa sale race.
Je n’aurais jamais accepté d’être le chien d’Adolf. À le voir pousser ses Jungen à rosser les Juden, je ne me serais pas senti en sécurité à portée de sa botte.
Avez-vous remarqué comme la notion d’engagement fait tout de suite rougir les neurones qui la filtrent? Eastwood aussi est un homme engagé. Je ne suis pas mélenchoniste, je ne suis pas sarkozyste, je suis pas hollandiste, je ne suis pas lepéniste, j’ai bien ma préférence entre ces quatre-là mais je me réserve la liberté de changer de braquet, de m’abreuver à l’eau de mon Moulin au terrible cortège.
Ni vous ni moi ne prédirons l’impact qu’aura sur qui et quoi l’insinuation d’Al-Qaïda parmi la foule. Jonathan aura su se lier d’amitié avec l’(1 + 1) de cet indénombrable, c’est dans la nature de Jonathan que de se faire aimer, d’un esclave comme d’un roi, depuis nos Antiquités. On peut aussi déchaîner les passions d’un monstre ou d’un démon, et avec eux toucher le fond des âges. Ainsi de la fraternité qu’on éprouve pareillement pour l’universaliste et l’islamiste qui se présentent tour à tour comme ces âmes bienveillantes que l’on n’attendait plus. La question que nous devons nous poser, islamistes et universalistes aussi jusqu’au-boutistes que minoritaires en ce démonde, ne consiste pas à savoir si la foule remontée contre celui qui la démonte appartient désormais au réseau Haqqani, mais comment se débrouiller pour que des Juifs pieds-noirs ne se laissent pas séduire par des cagoulards de l’OAS après que des terroristes du FLN ont tiré dans le dos d’un père de famille symbolisant à lui seul la Grande Famille qui à ce moment-là tient par la main ses deux petits garçons, ensanglantée dans la même mare, toute unie. Qui a pu empêcher l’aïeul d’Aliot de nouer des liens durables avec ses vieux ennemis dans le dessein de se débarrasser d’un Traître muni d’un flair calibré sur son blair, lequel une seconde fois, venait lui sauver le cul? Maintenant, vous pouvez essayer de retourner le Janus du Dèmos et vous verrez que ça marche aussi allègrement, derrière comme devant. Lorsqu’on vous promet qu’avec soi vous sera rendu tout ce qui vous est dû quand même il faudrait pour ce faire arracher les mains mêmes de ceux qui l’avaient arraché des vôtres, ça peut dépecer, éventrer, émasculer, déchiqueter, noyer, électrocuter, décapiter tout ce que ça veut, vous suivez Robocop en coréen et sans sous-titres jusqu’au bout de sa thermographie infrarouge des événements.
Pour l’heure, la seule chose qu’il soit possible d’affirmer sans risquer d’être démenti par les choses qui ne sont jamais seules, c’est qu’il existe, aujourd’hui, à Homs et même à Tunis, des hommes, des femmes, qui rêvent qu’un homme ou une femme puisse ouvrir sa fenêtre et sa gueule en enchaînant ces lettres : «Dieu n’existe pas!» sans risquer de se faire buter aussi sûrement qu’ils peuvent l’être s’ils ont le malheur d’ouvrir leur fenêtre et leur gueule en déchaînant : «IaHVéH» ou «Iéshoua‘» suivi d’«est notre roi»! La présence de cette fraternité universaliste est en effet irréversible et signe l’inexorable victoire de l’individu sur ceux qui à partir de là et pour un temps indéterminé n’auront plus pour unique objectif que de le réduire à sa portion congrue, j’entends par là, son côté mécanique. Là se loge le tyran. Là, l’être qui se sait humain empêchera qui que ce soit, en quelque lieu, à quelque moment, de quelque manière et sous quelque prétexte que ce soit, qui s’emploierait à réduire son existence à celle d’un aigle ou d’un cafard.
Je crois définitivement en la victoire lointaine ou proche des universalistes sur les fondamentalistes. À condition, et à la seule condition que les universalistes ne soutiennent pas la démocratie à tout prix, mais les seuls universalistes soumis au choix sous influence de leurs concitoyens. Qu’ils les soutiennent dans leur combat contre les fondamentalistes influençant ce choix. Qu’ils se mêlent de ce qui les regarde, l’universalité des universaux. Qu’ils ne les trouvent pas là où ils ne sont pas. Qu’ils ne se mettent pas soudainement à arrondir les angles de tir de Tariq le Grand Frère des pauvres instruments d’un moratoire sur la lapidation des femmes ne visant que l’établissement après délibération d’une radicalité panislamiste. Je crois définitivement en la victoire lointaine ou proche des universalistes sur les fondamentalistes. À condition, et à la seule condition que les universalistes soutiennent les universalistes où qu’ils soient en ce monde.
P.-S. : Il me faut reprendre un passage un peu mal éclairé. «La question que nous devons nous poser, islamistes et universalistes aussi jusqu’au-boutistes que minoritaires en ce démonde, ne consiste pas à savoir si la foule remontée contre celui qui la démonte appartient désormais au réseau Haqqani, mais comment se débrouiller pour que des Juifs pieds-noirs ne se laissent pas séduire par des cagoulards de l’OAS après que des terroristes du FLN ont tiré dans le dos d’un père de famille symbolisant à lui seul la Grande Famille qui à ce moment-là tient par la main ses deux petits garçons, ensanglantée dans la même mare, toute unie.» Lorsque je fais allusion en fin de phrase à l’union empathique des Juifs pieds-noirs, je ne la conçois pas le moins du monde comme se faisant derrière l’OAS (j’avais pris soin un peu plus haut d’en placer le nombre entier derrière un article indéfini quant à sa propension à se laisser séduire par la propagande antigaulliste), mais devant le FLN, lequel Front avait été jusqu’à brûler le parvis de la grande synagogue d’Alger en représailles au soutien apporté par les représentants de leur communauté à une France dont les Judéo-Arabes étaient devenus les citoyens neuf décennies plus tôt. Je n’ignore pas non plus l’adhésion de quelques personnalités juives pour la cause indépendantiste, mais la raison m’oblige à la tenir pour négligeable, quantitativement. Les terroristes, du reste, ne s’y étaient pas trompés.
Cher Monsieur Lacroix,
je tenais juste à vous signaler qu’il s’agit du 6e grand reportage de Jonathan Littell, voir: http://auteurs.contemporain.info/jonathan-littell/
Cordialement