Sartre, de l’aveu même de ceux qui l’ont connu, comme ses cadets de la génération dite du « baby-boom » biberonnée à l’existentialisme ambiant de leur petite enfance, était sympathique. Ouvert. Accessible. Et souvent, généreux. Ces qualités d’âme, ce rayonnement humain sont palpables à la lecture du très bel essai biographique et analytique que lui consacre l’universitaire et philosophe Aliocha Wald Lasowski. Sous le titre « Réhabilitons Sartre », l’auteur annonce la couleur. Sans fausse pudeur, ni faux-fuyants.
Plus de 40 ans après la mort du grand penseur, il est temps, grand temps, selon lui, de réévaluer, à sa juste et exacte dimension, la trace, l’héritage, et l’écho de l’œuvre de Jean-Paul Sartre en cette fin d’année 2024, à l’approche des 120 ans de se naissance.

Liquider la gauche ?

Car, par bien des aspects, elle éclaire notre présent. Et nous montre la voie… Sur le sentier ardu de la liberté.

L’histoire des idées est facétieuse, instable, imprévisible. Aujourd’hui domine une image assez péjorative de Sartre. Ses adversaires « libéraux » semblent avoir incrusté dans les esprits une représentation granitique : celle d’un intellectuel qui aurait essentiellement et même exclusivement cheminé aux côtés des gauches totalitaires, indifférent à la question des libertés politiques et du droit. Wald Lasowski ne l’écrit pas, mais le suggère : au travers de l’évacuation, voire de la liquidation, de l’héritage sartrien, c’est bien une certaine idée de la gauche française qui est visée, ciblée, désignée à la vindicte des doxas dominantes. Se joue, ces années-ci, dans le théâtre du débat public, la tentative de réduire le progressisme à ses variantes les plus liberticides et les plus totalitaires, donc inadmissibles et rédhibitoires par leur violence même. Comme si la gauche au sens générique se rapetissait historiquement au compagnonnage de route si problématique avec l’Union soviétique – et ce, alors même que Sartre noua plutôt un lien étroit avec des personnalités, comme par exemple Palmiro Togliatti, marquées par leur humanisme socialisant et leur distance très critique vis-à-vis du philosoviétisme.

L’auteur de Réhabilitons Sartre, spécialiste de sa pensée (il lui a déjà consacré plusieurs ouvrages) sait cela, depuis longtemps. Il connaît la tentation de condamner au silence le sartrisme. Il a décidé, manifestement, dans ce nouvel essai, d’apporter une pierre décisive à l’édifice de sa postérité.

Poulou, polygraphe et superstar

Son essai très réussi peut, ainsi, se lire à la lumière de sa gratitude et de son vœu de transmettre son enthousiasme. Il y parvient, d’ailleurs, magnifiquement.

Car il restitue avec une extrême justesse l’ambition, presque démesurée, de ce philosophe – qui a voulu devenir un écrivain et artiste total.

Aussi passionné par Dos Passos que par Flaubert, par le jazz que par les mouvements d’insurrection qui s’allumaient aux quatre coins de la planète, voici un talent profus, couvert de dons, béni de génialité. « Polygraphe », lâche l’auteur. Il a raison. Ce n’est pas dévaluateur. Car, « pour la génération qui le redécouvre, Sartre est un opérateur de fulgurances, pour qui les idées sont une forme d’arrachement, chez qui les idées libèrent une puissance de décollement », écrit l’auteur, laissant affleurer au passage une partie de sa trajectoire intellectuelle, et de sa dette envers Sartre.

Face à la cage d’acier du néocapitalisme

« Poulou » était curieux de presque tout, et a excellé en tout. Il n’en finit pas d’irradier ses appétences.

Allons à l’essentiel, comme le recommande Wald Lasowski. Philosophiquement, une tension parcourt son œuvre. Car, dans son optique, l’homme est tout entier libre et responsable de ses actes. Comme il l’écrit dans « L’Existentialisme est un humanisme », il est « sans excuse ». Mais, d’un autre côté, le sujet subit une aliénation indépassable. Dans la mesure où le sujet est nécessairement conscience de monde, c’est-à-dire position de soi dans une certaine situation.

D’où l’accent grandissant que Sartre mettra sur les difficultés de l’être humain à s’extirper de ses déterminations. C’est que l’humanisme existentialiste demeure un puissant levier d’émancipation. On peut penser que, dans le monde qui est désormais le nôtre, où le capitalisme à un stade de transmutation numérique redevient de plus en plus féodal et comminatoire, Sartre s’engagerait en faveur du rappel de la valeur absolue de l’existence humaine. Contre tous les déterminismes, et notamment contre les déterminismes économiques, techniques et artificialistes, il se regimberait aussi contre l’idée qu’il n’y a « pas d’alternative », car cette idée pave la voie à toutes les résignations et réactions contemporaines.

La rencontre de l’être juif

Reste le plus mystérieux, le plus énigmatique, mais sans doute aussi l’un des éléments les plus solides de son legs. Sa rencontre durable, profonde, et paradoxale, avec le peuple et le nom juifs. Wald Lasowski rappelle l’enthousiasme de Sartre pour le petit État juif, né d’un miracle en 1948, toujours-déjà cerné d’hostilité homicide, et apte, dès les premiers jours, à faire refleurir le désert. Sartre a aimé Israël, de tout son cœur.

Et puis, autre élément à mettre à son actif : les antisartriens d’aujourd’hui oublient un peu vite la façon dont Sartre, dans l’avant-guerre tumultueux, face au spectacle grinçant des ligues d’extrême droite des années trente et de leur rejet violent de la république parlementaire, a su avec ses mots dénoncer l’antisémitisme et son flot boueux. Il met en scène, en l’occurrence, dans « L’Enfance d’un chef », paru en 1939, un personnage répulsif en tous points, et qui incarne l’horreur et l’abjection en train de se nouer.

Lucien Fleurier, jeune camelot du Roi, par conformisme et par lâcheté, dans l’abandon à une monstrueuse pulsion mimétique, va se rendre coupable d’une abominable agression antisémite : battu à mort, leur victime « se mit à béer sur un globe rouge et sans prunelle ».

Il faut rappeler, à ce stade, la gratitude de nombreuses personnalités juives, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et de ses épreuves paroxystiques, pour la phénoménologie de l’antisémitisme – mais aussi de l’être-juif – que Sartre a dessinée dans les « Réflexions sur la question juive ». Ce livre, en gestation dès 1944 et publié en 1946, a été immensément et durablement libérateur. Pierre Vidal-Naquet et Claude Lanzmann n’ont eu de cesse d’en remercier son auteur. Très assimilé, son « petit camarade » Raymond Aron, venu au monde dans une famille lorraine prototypique du francojudaïsme, est le modèle de ce qu’il décrit comme un juif « par le regard de l’autre ».

L’interlocution avec Benny Lévy

Il y aura une occasion de reprendre, et de dépasser, cette dernière théorie : la rencontre, tardive, mais décisive, avec un jeune chef mao né au Caire, et avide de trouver une issue hors de la « vision politique du monde ». Wald Lasowski, qui a lu attentivement l’exercice d’admiration de Bernard-Henri Lévy, revisite l’amitié du dernier Sartre et de Pierre Victor, alias Benny Lévy.

Il montre comment, à son contact, Sartre remet en perspective et rejoue toute sa philosophie. Comme le rappelle l’auteur, Sartre, alors, a quasiment perdu la vue, et engage avec Benny Lévy une pensée dialogique, enregistrée au magnétophone. Dans cette « Aufhebung » à deux voix, faut-il voir une preuve supplémentaire de la mobilité, non figée, non clôturée sur elle-même, de la pensée sartrienne ? L’auteur l’affirme sans hésitation.

Car, dans cette interlocution, Benny a transfusé à Sartre un peu de son feu et de son ardeur[1]. Une aventure de pensée, au dénouement non prévisible, pleine d’alacrité et de vie, est née, qui les a conduits, l’un comme l’autre, loin de leurs positions originelles. Sur les chemins de la liberté retrouvée…


Alexis Lacroix, essayiste, directeur d’Actualité Juive, est professeur de lettres modernes (Université catholique de Lille)


[1] Voir le très bel essai, à l’origine d’une redécouverte de sa pensée, Le Siècle de Sartre de Bernard-Henri Lévy (Grasset, 2000).

2 Commentaires

  1. réhabiliter Sartre ? Quelle honte ! C’est l’alter-ego de Céline à droite ! En outre, comme Picasso, il ne s’est pas illustré par une vie résistante intense : quand les nazis étaient là, on ne l’a pas entendu ; par contre il a fait beaucoup de bruit contre le monde libre. C’est une de ces figures sinistres de la gauche la plus totalitaire et de ces « intellectuels » qui justifiaient les tueries bolchéviques de masse et l’islamisme. Franchement, c’est honteux ! … il faut en outre rappeler, et on ne le fera jamais assez, que le socialo-marxisme repose sur des attendus économiques FAUX. Il serait grand temps de sortir de cet « opium des intellectuels » qui dénature le combat pour les libertés ! A l’heure où une « gauche néo-totalitaire » (dixit Marcel Gauchet) refait surface, exaltant le HAMAS et Robespierre, je pense que s’attacher aux sophismes de Sartre est une erreur fondamentale.

  2. Que peut-on reprocher à Sansal, sinon d’être ce qu’il fait et de faire ce qu’il est, au vu et au su d’un État algérien que l’on regarde s’enliser, puis se réenliser à l’intérieur du sablier mouvant d’une guerre d’indépendance ayant servi de matrice idéologique et stratégique aux pirateries terroristes du Néo-Axe ? Deux formes d’hérésie impardonnables possédant entre autres vertus celle de démasquer ceux-là mêmes qui les ont prises en grippe. Le premier de ces crimes contre — biiip — consiste en un regard éclairé sur l’islam dont les normalisateurs du Hezbollah et du Hamas ont conseillé à notre classe politique de l’antagoniser avec l’islamisme, quand bien même cette idéologie politico-religieuse, accointances reproductrices avec l’antisémitisme ou l’antiaméricanisme soviétique et nazi mises à part, aurait manifesté parmi les instruments de la conquête des esprits une propension certaine à prendre son Prophète au mot, quant au second crime de lèse-majesté, il incrimine ce révisionnisme d’État que perpétue, dans le roman national, une Algérie répugnant à prendre en compte qu’elle fut désottomanisée par Charles X, puis arrachée par les royaumes, empires et républiques de France au tribalisme qui l’eût réduite à un Afghanistan nord-africain, dans la perspective peu réaliste d’une décolonisation durable.
    Boualem Sansal est aujourd’hui la bête noire d’un décolonialisme n’assumant pas l’impérialisme de sa vassalité volontaire, dont la politique en matière de relations transnationales oscille entre panarabisme et panislamisme, entre abbassisme et hamassisme, condamnant toute critique esquissée à l’encontre de la seule et unique religion, quel que soit le mode de combat, radical de préférence, par lequel auront été amenés à s’illustrer ses pratiquants les plus zélés et autres sympathisants félés, adoubant les saints guerriers d’un pan-nationalisme en vogue auprès du gang bang panurgien dont Ali Khamenei, lors d’un entre-deux-tours vaseusement brumeux, ferait indistinctement planer l’ire orgasmique sur les deux candidats de la présidentielle américaine ; il est un écrivain français qu’a mis sous les verrous la police politique algérienne ; un concentré de tout ce qui menace d’ébranler l’État frériste qu’est tout bonnement un État arabo-musulman voué à la dictature oumméenne, ce vers quoi aurait a priori convergé une province impériale, dans l’Empire ottoman, si les Français, pressés de satisfaire aux attentes d’Abdelkader après avoir chassé à sa demande le dey Hussein, avaient laissé le champ libre à l’ennemi turc pour un règlement de comptes en forme de châtiment divin avec des indigènes (impasse faite sur la conquête arabe du Maghreb au VIIIe siècle) beaucoup trop orgueilleux pour anticiper leur régression programmée ; nous assistons avec lui au naufrage d’une religion conquérante, ou d’un État stagnant, dont l’anthropologie déstructurante attribue ses errances à cette France qu’elle ne rêve que d’arabiser en douce et en douceur, avec l’aide des abbés défroqués d’un humanitarisme autodéificateur, autrement dit avide de gloire.
    L’islamité est aux musulmans ce que la chrétienté est aux chrétiens : la cause finale d’une structuration spirituelle et mentale librement consentie, en l’espèce une révélation. Ceci n’est pas un piège mortel, dès lors que l’on contourne cet abîme d’imperplexité fatal aux libertés premières et fondatrices du genre humain que serait un millénarisme indigeste virant au totalitarisme. Faute de quoi l’athéisme offrira un choix. La conversion à une religion ne visant pas à l’instauration d’un fascisme religieux en proposera un autre. Le réformisme nous ouvrira une troisième voie, sans doute moins radicale, mieux adaptée aux masses dont le champ de conscience fut rétréci avec le plus grand soin au cours d’un jour d’obscurantisation sans fin ; pour cette même raison, nous mesurons combien il est malaisé de réformer un culte acéphale dont les adeptes, infatués de leurs impropres mérites à proportion du déneuronnage qu’on leur a fait subir, se convainquent mutuellement qu’ils y assurent successivement et simultanément la réincarnation du Prophète.
    Le temps presse pour les coranisateurs d’une République des Lettres en voie de cancellisation que freineraient des légions de Sansal si leurs cibles ne s’étaient appliquées a priori à empêcher un esprit libre de se démultiplier. Le temps presse donc pour nous, suprapeuple soudé par un principe de fraternité consubstantiel à une conception de l’égalité ne tolérant aucun recul des libertés individuelles. Car c’est bien la fraternité humaniste, accessoirement républicaine, dont d’autres frères très moyennement humains, qui ne sont pas prêts à renoncer au fratricide quand ce dernier vise un obstacle à la paix dans l’islam, ne désespèrent pas de pouvoir dépouiller l’État de droit. Ainsi dans un contexte international où les nerfs de la guerre sainte sont en train de lâcher, permettez-moi de ne pas paponniser Boualem Sansal ; je ne voudrais pas lui voler ce qui de toute évidence représente un aboutissement, ou plutôt un accomplissement pour une âme rebelle ayant œuvré au péril de sa vie pour créer la paix juste, en réduisant son procès à celui d’un vieil homme amoindri et fragile, ce qu’il n’est absolument pas, lui qu’une trajectoire d’exception, lucide, tranchante et ambitieuse, rendit plus fort que la plupart de ses concitoyens des mondes.
    Le seul crime de Sansal est, pour paraphraser Péguy, d’avoir vu ce qu’il vit. Nous aussi témoignons du fait qu’un élitarisme fainéant et, je dirais même plus, feignant de craindre pour l’image d’Israël tandis que Benyamin riposte au pogromisme qui sévit à nos portes, nous emporte avec lui, vert-brun de jalousie rageuse, au fond des eaux amères auxquelles les Jeunesses drumontistes d’une post-temporalité antimoderne décrochée de l’Histoire, projettent de supplicier la fiancée du Cantique. Nous aurons beau leur dire, en frappant du poing sur la Table ronde ou en prenant le ton mignard d’un instit babacool, qu’elles mentent sciemment ou qu’elles s’égarent imprudemment hors du sentier de la raison lorsqu’elles accusent l’État des Juifs de perpétrer un génocide, cela ne fera que renforcer les convictions qu’elles se forgent sur nous, quand non seulement Israël leur demeurera un État génocidaire, mais qui aura bénéficié du soutien d’un peuple complice de crime contre l’humanité en ceci que ses membres les plus éminents, en affirmant qu’il n’y a pas de génocide à Gaza, se seront rendus coupable du crime de négationnisme et auront tué une seconde fois, selon la formule consacrée, les martyrs de la Cause.
    Et donc…
    Et donc quoi ?
    Que faire face à cela ?
    Que faire ? La guerre, mon général !

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