Quel sens l’engagement (concept et expérience comprise) peut-il prendre aujourd’hui ? Polysémique, peut-on réduire ce concept à sa seule acception politique ? Quelles sont ses lettres de noblesse ? Devrait-on au regard des erreurs et fourvoiements qui jalonnent son histoire en déduire une nocivité intrinsèque ? Et, enfin, pourquoi le voit-on survivre à toutes ses morts annoncées ?

Ce sont là quelques questions génériques auxquelles nous tâcherons de répondre dans les jours et semaines à venir. Mais tout d’abord, pour comprendre quel sens l’engagement peut encore avoir aujourd’hui, et surtout pourquoi il nous est si naturel de considérer qu’il n’est d’engagement que politique, jetons un coup d’œil rapide sur les conditions historiques favorables à une telle prédisposition.

Ai Weiwei, juin 1994Qu’on le veuille ou non, que l’on adhère ou pas à sa pensée, Sartre demeure — pour nous héritiers du 20ème siècle — sinon la du moins l’une des figures tutélaires de l’engagement. Si l’engagement dans son acception politique a prévalu jusqu’aujourd’hui c’est en grande partie à lui que nous le devons. Acception d’autant plus pérenne que Sartre prit soin de jeter au préalable de nouvelles bases éthiques et philosophiques à l’action politique. Ni l’homme ni le monde ne sont pour Sartre prédestinés. Jamais l’essence de l’un et de l’autre n’est donnée ni jouée d’avance. Il n’y a donc pas à se plier a priori à l’ordre, l’ordre supposé des choses. L’homme et le monde ne sont que ce que nous désirons qu’ils soient. Ce qui induit donc une conception de l’homme en tant qu’il est responsable, lui et lui seul, face à l’existence ; seul responsable vis-à-vis d’autrui (en quoi consiste sa liberté) et seul responsable vis-à-vis de lui-même. En poussant l’ontologie sartrienne un peu loin, disons que si la vie nous contraint à l’engagement, l’engagement nous engage à être libres. Ou, pour employer les mots très précis de Jean-Paul : “L’homme est libre pour s’engager mais il n’est libre que s’il s’engage pour être libre.”
Proposition capitale qui nous rappelle au passage que si nous sommes héritiers de Sartre, Sartre lui-même l’était des Lumières. Des Lumières et du tournant épistémologique qu’elles amorcent et qu’il est convenu d’appeler achèvement de la métaphysique. Par achèvement de la métaphysique, les philosophes entendent généralement le processus par lequel peu à peu en Europe et en France en particulier le monde suprasensible cesse d’être le pivot de l’organisation sociale (donc de la politique) et de la vie intérieure (donc de la connaissance).

Ceci pour dire que si l’engagement dans son acception politique a prévalu au 20è siècle, l’engagement pour une cause publique n’a pas toujours existé. Que cette conception de l’engagement proprement moderne n’aurait sans doute jamais connu l’ampleur qu’on lui connaît sans ces deux séismes qui secouèrent la société française au siècle dit des Lumières, à savoir le déclin de l’absolutisme et l’émergence de la citoyenneté. Dès lors où l’on commença de remettre en cause la légitimité du souverain, et le droit divin qui le chapeautait, on s’engageait déjà pour être libre. On cessait de croire en la fatalité. On désirait changer l’ordre des choses. Comme l’écrit  Sollers avec humour : Dieu fait relâche (ou presque). On commence de respirer (ou presque). Les intellectuels de l’époque, s’ils n’en sont pas complètement à l’origine, précipitent bel et bien ce déclin. Ce sont les encyclopédistes, Voltaire, Diderot, D’Alembert. C’est évidement Voltaire remuant ciel et terre, opinion publique et cours d’Europe, pour dénoncer l’ignominieuse affaire Calas et l’impensable torture du Chevalier de La Barre (dont je vous parlerai demain). C’est bientôt un peuple qui, las d’une aristocratie qui ne cesse de le spolier, poussera sa revanche jusqu’à décapiter son roi (et par voie médiane — symbolique — le dieu auquel il n’entend plus se soumettre). C’est un peu plus tard Hugo luttant contre la peine de mort et vociférant contre les injustices sociales à l’Assemblée. C’est Zola au moment de l’Affaire Dreyfus, ce sont les dadas pendant et après la première guerre mondiale. C’est Sartre, bien sûr, Sartre, entre autres, engagé dans la résistance, engagé contre le fascisme et les autoritarismes de tout poil (je m’attarderai ultérieurement sur ses errements et vicissitudes), ce sont les Situationnistes — Debord en tête — préfigurant le grand vent de liberté de Mai 68. C’est l’humanisme écologique de Joseph Beuys. Ce sont les empaquetages monumentaux de Christo, ce sont le jazz et le blues américains, ce sont les prostest-songs de Dylan, ce sont — derrières ces figures phares — une myriade d’intellectuels et d’artistes que nous (re)découvrirons au cours de cette chronique.

La liberté n’étant jamais chose acquise une fois pour toutes, l’engagement ne saurait être autre que permanent.

Notre esprit désabusé a pour heureuse et fâcheuse habitude de tourner en dérision tout ce qu’il touche. Nous oscillons entre résignation et volonté de changer l’ordre des choses ; entre à quoi bonisme et volontarisme. Si nous abordons ce concept ça n’est qu’après y voir réfléchi à deux fois et tout en le manipulant avec la plus extrême prudence. Nous sommes nés pour la plupart durant le crépuscule des idéologies. Nous ne nous en laisserons pas compter. En vérité, l’engagement est avant que d’être politique, militaire, maritale ou amoureux. Il est ce à quoi tu ne peux te dérober sans quitter l’existence. Il est la version sécularisée du pari pascalien.