La Syrie vient à nouveau de faire les gros titres, ou plutôt les moyens titres, de la presse. A cause du carnage commis par les tueurs de Bachar al-Assad à Banias ? Non, ça c’est plus ou moins de la routine maintenant. Après que l’armée et les miliciens du régime ont pris le quartier sunnite de Ras al-Nabaa qu’ils avaient auparavant massivement bombardé, on a découvert, samedi 4 mai, un charnier avec 62 civils, dont des femmes et des enfants. La population du quartier a compris le message : des centaines de famille ont pris la fuite, laissant ainsi cette ville côtière, située en plein pays alaouite, presque confessionnellement «pure», c’est-à-dire quasiment débarrassée des sunnites. Quelques jours plus tôt les forces du régime avaient tué une cinquantaine de personnes dans le village voisin de Bayda, également sunnite.

Ce ne sont donc pas les massacres de masse qui ont été jugés dignes de figurer à la une des medias, mais deux autres événements — certes importants eux aussi : d’une part l’utilisation vraisemblable d’armes chimiques par le clan Assad, d’autre part les deux raids en territoire syrien effectués par des avions israéliens qui ont bombardé de l’armement destiné au Hezbollah.

La question de l’emploi par le régime d’armes chimiques se pose depuis janvier dernier, quand de nombreuses vidéos et photos ainsi que divers témoignages en provenance de Syrie ont fait naître l’inquiétude tant à l’intérieur du pays même que dans les chancelleries occidentales. Dès le mois d’août 2012, Obama avait annoncé que l’usage ou le déplacement de ces armes (dont la Syrie dispose en grandes quantités) constituerait une «ligne rouge» et aurait des «conséquences énormes», précisant que «cela changerait [son] calcul et [son] équation». François Hollande, de son côté, avait affirmé que ce serait à ses yeux une «cause légitime d’intervention directe» de la communauté internationale dans ce pays. Nous nous étions à l’époque félicités de ces fermes résolutions, non sans relever qu’elles seraient en même temps comprises par la mafia de Damas comme un permis de tuer par tous autres moyens. Ce qu’elle ne s’est pas privée de faire puisque, selon la plupart des connaisseurs sérieux de la situation en Syrie (humanitaires, diplomates, journalistes), le nombre de morts a certainement dépassé aujourd’hui les 110 000.

En décembre les insurgés accusaient le régime d’avoir utilisé des armes chimiques près de Homs. Puis Américains et Anglais faisaient part de leurs vifs soupçons quant à l’utilisation probable de telles armes chimiques en mars à Alep et dans la banlieue damascène. La France, par la voix de Laurent Fabius, préférait toutefois se démarquer et soulignait qu’on n’avait «pas de certitudes». Et tout le monde d’exiger dans la foulée de pouvoir envoyer des enquêteurs sur le terrain. Ce qu’évidemment le régime refusa, non sans assurer que c’étaient en fait les forces rebelles qui s’en étaient servies. Assertion peu crédible car il aurait fallu que les insurgés disposent du matériel et du savoir-faire qualifié pour les manipuler, hypothèse très improbable.

Mais voilà que dimanche dernier, 5 mai, Carla del Ponte, crée la stupeur : l’ancienne procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, désormais membre de la commission internationale d’enquête de l’ONU sur la Syrie, assure en une déclaration catégorique : «Selon les témoignages que nous avons recueillis, les rebelles ont utilisé des armes chimiques, faisant usage du gaz sarin.» Madame del Ponte ajoute aussi sec qu’à ses yeux ce n’est «pas surprenant» car, dit-elle, «des combattants étrangers se sont infiltrés parmi les opposants». Tous les soutiens de la dictature baassiste — régimes amis, extrême droite, bruns-rouges, négationnistes de tout poil — s’en donnent aussitôt à cœur joie sur le thème «c’est la preuve qu’il n’y a pas de révolution mais uniquement des terroristes, comme l’a toujours expliqué Bachar al-Assad». Mais moins de vingt-quatre heures plus tard, coup de théâtre : l’ONU désavoue Carla del Ponte. «La commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe de Syrie souhaite préciser qu’elle n’a pas établi de manière concluante l’usage d’armes chimiques par l’une des parties en conflit», affirme le président de ladite commission.

Qu’en est-il finalement de l’utilisation des armes chimiques ? Il ressort de plusieurs témoignages de médecins syriens que quelques dizaines de victimes des forces du régime portent en effet des blessures inhabituelles que pourraient bien expliquer de telles armes. On peut dès lors supposer qu’Assad les a utilisées à petite dose, histoire de tester les réactions internationales. Il avait procédé de la même façon quand il avait commencé à envoyer des avions et à faire usage de l’artillerie lourde contre les populations civiles : constatant que les grandes puissances occidentales réagissaient à peine, il était passé d’une phase test à un déchaînement sans limites. En fera-t-il autant avec les armes chimiques ? Sans doute observe-t-il attentivement comment les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France tentent de se dépêtrer de leur fameuse «ligne rouge» et, oubliant leurs déclarations martiales, préfèrent pour l’heure attendre des preuves 100 % irréfutables. Quand bien même celles-ci seraient-elles un jour obtenues, il n’est malheureusement guère certain qu’elles entraînent à elles seules un changement de politique décisif à Washington, Londres et Paris. Car on y redoute surtout qu’à l’effondrement du régime baasiste succède une Syrie plongée dans le chaos et livrée aux factions islamistes les plus fanatiques, comme le front al-Nosra (désormais branche locale d’al-Qaeda) ou d’autres fondamentalistes.

Ce risque existe, nul ne l’ignore. Le seul moyen d’y faire obstacle est d’apporter l’aide militaire nécessaire aux forces rebelles qui ne veulent pas tomber de Charybde en Scylla en se débarrassant du gang Assad pour subir le joug islamiste. Au sein de l’insurrection syrienne, qui de toute façon ne s’arrêtera pas avant la chute de Bachar, c’est une véritable course contre la montre qui est maintenant engagée face aux fous furieux de Dieu, heureusement encore minoritaires mais qui se renforcent jour après jour. Car ils disposent, venant d’Arabie saoudite, d’armes lourdes, de munitions et d’argent, ce dont manquent cruellement les combattants de l’Armée libre syrienne que l’absence de soutien concret occidental pousse petit à petit dans les bras des ultra-fondamentalistes. De surcroît ceux-ci versent une petite paie à leurs hommes, attrait supplémentaire pour des insurgés qui se battent depuis des mois et des mois alors que leurs familles vivent dans le plus grand dénuement. L’insupportable indécision des Occidentaux revient, en prolongeant la survie du régime, à augmenter le chiffre des victimes et des destructions, prendre le risque d’un embrasement régional et susciter un sentiment d’hostilité à l’égard des puissances démocratiques.

Israël, de son côté, évite de donner officiellement son opinion sur la situation syrienne mais agit. Très bien informé de ce qui se passe chez son voisin, le gouvernement, avant tout préoccupé par la sécurité de son pays, n’a pas hésité, vendredi 3 et dimanche 5 mai, à lancer des raids aériens pour détruire des convois d’armes stratégiques transitant en Syrie depuis l’Iran et destinées au Hezbollah, l’allié chiite libanais d’Assad et ennemi mortel de l’Etat hébreu. Il semble que des dépôts de missiles longue portée, stockés vers Damas en attente de leur transfert au Liban, auraient également été ciblés avec succès. Le fait que le Hezbollah cherche à faire sortir de Syrie et tente de rassembler dans les zones qu’il contrôle au Liban l’armement lourd que lui fournit le régime des mollah est révélateur du peu de confiance qu’a Téhéran dans l’avenir de ses protégés syriens. Les Israéliens, qui estiment que le bourreau de la Syrie va finir par chuter, préfèrent se prémunir dès maintenant des dangers qui pourraient alors le menacer. Ce sont eux d’ailleurs qui ont alerté, certes officieusement, de l’utilisation d’armes chimiques par l’assassin en chef de la population syrienne. Façon, peut-être, de pousser Obama, les Français et les Britanniques à en finir avec leurs hésitations et à apporter une aide des plus concrètes à l’insurrection. Le succès des raids israéliens révèle au passage la vulnérabilité militaire du pouvoir syrien : il est douteux qu’il puisse se protéger d’une éventuelle opération aérienne précise contre ses centres névralgiques. La chose n’a pas échappé à ces dizaines de Syriens qui ont tweeté des messages réjouis de l’intervention israélienne. Laquelle a naturellement suscité, à l’inverse, protestations et menaces de la part du pouvoir baasiste, de l’Iran et du Hezbollah. La Coalition nationale syrienne – principal regroupement de l’opposition, dominé par les Frères musulmans sous influence qatarie – s’est malheureusement crue obligée de condamner elle aussi le raid. Al’en croire il détournerait l’attention des crimes commis par le régime et affaiblirait l’armée et la nation syriennes face à un ennemi. On aurait pu croire naïvement que l’ennemi extérieur du peuple syrien était plutôt l’Iran et son relais libanais le Hezbollah, qui interviennent de plus en plus activement au sein de la machine à tuer assadienne ; on aurait pu penser que, de ce fait, la Coalition nationale se féliciterait des coups que leur a portés Israël. Eh bien non : elle préfère s’en tenir aux valeurs rances du nationalisme arabe.

Reste que cette Coalition est à ce jour un interlocuteur incontournable et, surtout, le moins mauvais dont disposent les puissances occidentales, qui l’ont d’ailleurs reconnue comme représentant officiellement l’opposition syrienne. Il n’est pas encore trop tard pour réparer la faute monumentale de n’avoir toujours pas fourni aux courants les plus démocratiques de l’insurrection les armements lourds qu’ils réclament. Ce qu’a apparemment compris le Premier ministre anglais qui, considérant que les doutes sur l’usage d’armes chimiques par Assad «s’amenuisent», tente actuellement de convaincre l’Union européenne d’armer sérieusement les rebelles. Pour éviter que le matériel ne tombe entre les mains des groupes fondamentalistes, David Cameron préconise de s’en tenir exclusivement aux combattants liés à la Coalition nationale. Ce n’est pas la panacée mais c’est un moindre mal. Pourvu qu’il soit entendu. Et vite !

2 Commentaires

  1. L’Ouest offre aujourd’hui à la République islamique une chance de prouver qu’elle n’est pas un État islamique. Qu’est-ce que je viens de dire, là? bon, pas grave, je continue. Sa situation actuelle ne devrait pas l’autoriser à dicter ses conditions. Ce qui vaut pour Rohani vaut pour Abbas. Il se peut que Netanyahou saisisse l’occasion du revirement apparent de l’Autorité palestinienne pour expliquer au peuple israélien que ce changement de cap de la part d’une puissance panarabe — Si, si, j’ai bien dis une puissance — qui, encore récemment, laissait entendre que la reconnaissance d’Israël n’était pas conditionnée au retrait des territoires occupés, cette quasi parole, donnée au nom de tous les pays arabes, — Ah… tu as entendu? — que la souveraineté du peuple juif n’était plus un tabou pour eux, permet à Israël de dire banco à la création d’un État palestinien selon la partition de 1967. Mais attention! la question du retour des réfugiés ne doit pas s’en tenir à ne pas figurer dans ces accords de paix, auquel cas, elle réapparaîtrait sitôt la Cisjordanie évacuée. Il est donc essentiel que le renoncement au retour des réfugiés soit inscrit en toutes lettres dans le traité. Plus important : un positionnement clair de la Palestine vis-à-vis du terrorisme écartera toute velléité de libération de type accords d’Évian visant ses Iacef Saâdi locaux, au risque d’enferrer ce nouvel État sur une voie parsemée de mines.

  2. Selon les dirigeants iraniens, pour détruire l’État islamique en Irak, «Israël doit libérer la Palestine». i24news.tv, 20 septembre 2014.
    Au fait que l’EI est au monde d’aujourd’hui ce que la piraterie méditerranéenne était à notre Ancien Régime, et que si nous nous en tenons à verser un tribut à ses commanditaires dans l’espoir qu’ils nous en débarrassent, il est vraisemblable que cela se terminera par une bonne canonnade des familles. eye24news, 9 septembre 2014.