Elle ausculte le monde russe avec une acuité rare. Historienne et essayiste, Galia Ackermann est l’une des voix les plus averties sur les ambitions du Kremlin, les mécanismes de sa propagande et des lignes de fracture qu’il creuse en Europe comme au-delà.

En 2021, elle cofonde Desk Russie, une revue qui rassemble penseurs, chercheurs, écrivains et journalistes. La guerre n’a pas encore éclaté, mais les signes sont déjà là, visibles pour celle qui sait les lire. Né de l’urgence de nommer les périls et de réveiller des démocraties engourdies, ce projet éditorial devient rapidement un poste avancé de résistance intellectuelle. Il se décline aujourd’hui en maison d’édition et, dès la rentrée, en université. Le 28 juin, au Théâtre du Soleil, Desk Russie célébrait ses quatre ans d’existence et la parution imminente du centième numéro de sa newsletter. On y glissait qu’il faudrait inventer une nouvelle médaille pour Galia Ackerman : une « croix de la lucidité ».

Lors de cet entretien accordé à La Règle du jeu, elle dessine les contours d’une guerre hybride menée par la Russie contre l’Europe, où l’information – ou plutôt la « réinformation » – devient un autre champ de bataille. Elle y raconte l’enracinement du pouvoir poutinien, cette économie de guerre et de mort qui soude désormais la société russe, la répression étouffant toute dissidence, la délation et le fatalisme ambiants. Elle souligne aussi la pression croissante exercée sur l’Europe de l’Est et évoque enfin les nouveaux équilibres entre Moscou et Washington avec le retour de Trump au pouvoir, sans oublier l’impact du conflit au Moyen-Orient.

ENTRETIEN

La désinformation russe et Desk Russie 

La revue Desk Russie, son site et sa lettre d’information, sont devenus en à peine quatre ans le média de référence pour décrypter la Russie d’aujourd’hui, sa politique interne et externe, son arsenal de propagande et les nombreux enjeux internationaux qui en découlent. Comment cela a démarré ?

Galia Ackerman : J’ai eu l’idée de créer un média spécialisé sur la Russie depuis des années. En janvier 2021, j’ai réussi à constituer un groupe autour de ce projet. En mai, nous avons commencé à publier une newsletter avec un site qui servait de support de diffusion pour cette newsletter. A l’époque, nous avions très exactement 1700 euros donnés par un ami, Alain Besançon, et nous étions tous bénévoles. L’idée était de tenir un an pour tenter d’influencer le débat public et les élections présidentielles de 2022. On sait très bien que dans ce pays l’extrême droite soutient les mêmes idées que le régime de Poutine ; il y a une forme de complicité idéologique autour d’idées très réactionnaires en matière sociétale, et ils ont également en commun l’idée que chaque pays est souverain et doit pouvoir faire grosso modo ce qu’il veut – donc pour ces gens-là, comme Marine Le Pen et tant d’autres, il est naturel que la Russie ait sa sphère d’influence, et ils n’y voient pas trop à redire. Ils aimeraient que la guerre se termine, mais cela ne les dérangerait pas si elle se termine par une capitulation de l’Ukraine…

Et vous avez très tôt pressenti le danger de cette guerre faite à l’Ukraine, vous en aviez parlé ici à La Règle du jeu…

À la fin de l’année 2021, quelques mois après le lancement de la newsletter, il est devenu évident que la Russie allait déclencher la guerre. La Russie savait que les exigences assorties aux ultimatums qu’elle avait lancés aux pays de l’OTAN et aux États-Unis étaient inacceptables ; c’était pratiquement un prétexte pour la future guerre. Et lorsque la guerre a commencé, en février 2022, nous avons compris que notre principal objectif n’était plus de nous battre pour que l’extrême droite ne gagne pas, mais d’expliquer en quoi cette guerre était dangereuse, non seulement pour l’Ukraine mais pour toute l’Europe, et donc de combattre la désinformation de la Russie qui expliquait à qui voulait l’entendre – et, en France, beaucoup de gens voulaient l’entendre – que c’était à cause de la présence de l’OTAN aux frontières de la Russie, pour des questions sécuritaires, à cause de l’oppression des russophones dans le Donbass, etc., qu’elle faisait la guerre. 

Ainsi, ce qui est devenu et reste notre principal objectif est de rétablir la vérité, d’expliquer, à travers des publications, quelles sont les véritables intentions de la Russie, et aussi, bien sûr, de dénoncer la répression interne qui s’est abattue sur toute l’opposition russe – et pas seulement l’opposition : qui que ce soit qui s’est « rendu coupable » d’avoir transféré 10 dollars à l’armée ukrainienne ou simplement à une association qui aide les blessés, qui que ce soit qui aide l’Ukraine d’une façon ou une autre risque aujourd’hui plus de dix ans de prison. L’opposition a cessé d’exister sous nos yeux et ce sont maintenant des peines staliniennes qui s’abattent sur tous ceux qui essaient tout simplement d’ouvrir la bouche. 

Votre rubrique consacrée aux propagandistes de la Russie en France est particulièrement éclairante.

Nous publions souvent des articles sur ceux que nous appelons les « poutinolâtres » ou les « idiots utiles » en France, mais le centre de notre action, aujourd’hui, c’est la défense de la civilisation européenne contre les manigances et les intentions russes – nous avons notamment vu ce qui s’est passé en Roumanie où le premier tour de la présidentielle a été invalidé à cause des ingérences de la Russie, nous savons que la Russie soutient l’AfD, etc. La Russie joue aujourd’hui un rôle toxique en Europe – notre tâche est de le montrer.

Au fil du temps, votre site a beaucoup évolué…

Lorsque nous avons avons vu que nous avions un public fidèle de plusieurs milliers d’abonnés et que de nouveaux auteurs – et d’excellents auteurs – se présentaient spontanément, cela nous a poussés à élargir notre action. Nous avons donc transformé ce qui au début n’était qu’une « page d’atterrissage » assez linéaire en un vrai site très bien structuré. Nous allons sortir notre centième newsletter – « newsletter » n’est pas le terme adéquat, nous continuons à l’utiliser mais il s’agit plutôt d’une revue en ligne, car une grande partie des contributions sont de longs articles. Si l’on compte qu’il y a au moins dix publications par newsletter – et le plus souvent il y en a davantage, plutôt douze ou treize – nous devons en être à quelque 1100 ou 1200 papiers déjà présents sur le site, et beaucoup de ces articles n’ont pas vieilli. 

Est-ce ce qui vous a poussés à créer une maison d’édition Desk Russie ?

Absolument ! Nous nous investissons très lourdement dans la production mais ensuite, dans le meilleur des cas, les articles sont lus puis disparaissent sous les nouvelles publications, et d’autres sont très peu lus alors même qu’ils sont excellents. Cette maison d’édition a donc pour but, entre autres, de donner une seconde vie aux publications qui n’ont pas vieilli. 

Notre premier livre, publié il y a six mois, Dire non à la violence russe, est une collection d’essais que l’historienne de l’art et écrivaine Olga Medvedkova a publiés sur le site de Desk Russie, qu’elle a ensuite repris et mis en forme, et auxquels Philippe de Lara a rédigé une très belle préface. Ce petit livre a très bien marché, nous en avons même fait deux tirages. Et nous avons le projet de publier cet automne un recueil d’essais de Françoise Thom, qui est l’un (l’une, en l’occurrence) de nos auteurs phares, probablement la plus lue. 

Mais une maison d’édition, cela appelle aussi bien sûr des propositions extérieures. Ainsi, nous venons de publier un ouvrage qui n’est pas issu de notre collection d’articles : le livre d’un professeur émérite de l’Université de Caen, spécialiste de la civilisation russe, Michel Niqueux, qui, pour donner un aperçu de l’essence même de ce régime, a fait un Vocabulaire du poutinisme, dans lequel il décrit, en s’appuyant sur les citations de textes officiels, une quarantaine de termes qui ont été inventés ou bien dont le sens a été changé, comme dans la novlangue d’Orwell : « valeurs traditionnelles », « civilisation russe », « dénazification », « démilitarisation », etc. Ce livre nous semble important parce que, sous une forme très accessible, il aide à comprendre ce qu’est ce régime.

À voir votre site, la qualité de son contenu et de l’édition, jamais on ne croirait que vous fonctionnez avec si peu de moyens. 

Nous sommes une petite équipe mais extrêmement qualifiée et dédiée. En dehors de moi, elle comprend Philippe de Lara, notre directeur de publication – qui relit tous les textes crayon à la main et fait des corrections stylistiques, grammaticales, etc. –, et Ioulia Berezovskaïa, qui me seconde et qui est une journaliste expérimentée. Pendant plus de vingt ans, elle a animé son propre site en russe : Grani.ru, qui comptait près de 300 000 abonnés. Ioulia Berezovskaïa fait notamment tout le travail iconographique, mais elle s’occupe aussi de l’agenda et des nouvelles parutions, entre autres. Ensuite, nous avons une jeune spécialiste de l’orthotypographie complètement russophone, Nastasia Dahuron, qui fait par ailleurs des traductions poétiques du russe, et qui publie parfois sur Desk Russie des poèmes qu’elle a traduits – elle est absolument parfaite. Nous avons également un très bon webmaster – qui a aussi un très bon caractère, ce qui est rare pour un webmaster ! L’équipe est donc constituée de ces cinq personnes qui à présent font aussi le travail éditorial pour nos livres. L’ouvrage dont j’ai parlé, par exemple, le Vocabulaire du poutinisme, a demandé un gigantesque travail parce qu’il y a beaucoup de références. Nous avons réfléchi à la façon de faire, notamment à un problème qui se pose d’ailleurs à toute l’édition aujourd’hui : que fait-on, dans un livre papier, des références électroniques de plus en plus nombreuses ? Et nous avons résolu ce problème de façon assez simple pour que les textes soient lisibles et aérés !

Université Libre Alain Besançon

« Faire comprendre » est manifestement une mission qui vous tient à cœur puisque j’ai lu que vous allez également lancer une université.

C’est en ce sens que les choses se font de manière organique, « naturelle », une chose en appelant une autre. Nous avons en effet créé une université libre. Elle ne décerne pas de diplôme mais nous espérons que d’ici quelque temps elle pourra être certifiée comme une formation et que nous pourrons délivrer des « certificats d’assiduité ». L’idée à l’origine de ce projet est dans le même esprit que la revue : combattre l’ignorance et la désinformation qui mènent à une perception erronée de la Russie. 

La célèbre russophilie française qui est encore de mise dans certains cercles en France et ailleurs en Europe provient de deux sources : d’une part, souvent, de l’ignorance, et d’autre part, de l’utilisation de ce qu’on appelle maintenant les « médias alternatifs », qui racontent des choses extrêmement douteuses. On voit très bien qu’aux États-Unis aussi, avec l’arrivée de Trump, il y a une tentative de réécrire l’histoire. En Russie, cette réécriture de l’histoire est maintenant codifiée par des lois. Le Kremlin, tout en réécrivant l’histoire, se veut porteur de la vérité historique. Et ici, l’histoire de la Russie, du monde communiste, etc., n’est tout simplement pas assez enseignée, et parfois elle est enseignée par des gens qui ont des idées un peu partiales. Ainsi, je pense qu’il y a chez les acteurs de la vie politique, de la vie associative, les universitaires, les journalistes, un réel besoin de formation, et je crois que nous allons pouvoir donner des cours de haute qualité qui leur permettront d’y voir plus clair. Stéphane Courtois, qui est un historien de renommée internationale, va ouvrir le bal avec le premier cours qui va commencer à la mi-septembre, en revenant sur les dates essentielles de l’histoire soviétique, car cette histoire est maintenant un peu ancienne. L’Union soviétique n’existe plus depuis trente-cinq ans, mais malheureusement le soviétisme est de retour et il est extrêmement important de comprendre l’histoire soviétique pour qu’on ne puisse pas dire de nouveau aujourd’hui, avec le Kremlin, que Staline a joué un rôle crucial, que c’est grâce à lui que l’Union soviétique est devenue un pays très puissant qui a gagné la guerre, etc., en minimisant ce qui en réalité a caractérisé cette période : le climat de terreur, les millions de morts, l’occupation de la moitié de l’Europe… C’est pour nous très important. Il s’agit de la même action, de la même impulsion, qui se déploient simplement dans différents registres. 

L’enseignement va-t-il être en présentiel ou en distanciel ? Quel est le programme ? Qui seront les enseignants ?

Cette université, nous lui avons donné le nom d’Université Libre Alain Besançon, parce qu’Alain Besançon, mort depuis quelques années, était un historien et un philosophe très lucide, qui a compris en profondeur la Russie et la civilisation russe. Mais il a été très minoritaire en son temps ; il disait toujours que les gens qui pensaient comme lui pourraient tous rentrer dans un minibus – je suis de ceux-là, je n’ai pas suivi physiquement son enseignement parce que je suis arrivée en France quand il n’enseignait déjà plus, mais pendant plusieurs années il a donné un séminaire que fréquentaient par exemple, parmi nos enseignants, Françoise Thom et Wladimir Berelowitch, aux côtés de quelques dizaines d’autres. Cela a donné une petite école inspirée d’idées d’Alain Besançon, des idées qui, finalement, se sont avérées prophétiques au sujet de la Russie. Il était très contesté mais c’est lui qui avait raison. 

Ce que nous voulons, c’est recréer, mais en collectif, un séminaire de ce type, une sorte de creuset d’idées. Ce sera en présentiel et nous avons un lieu : la librairie Utopia, à Paris dont les gérants partagent nos idées – c’est donc un partenariat. Nous pourrons envoyer les enregistrements audios à ceux qui le souhaitent (nous avons reçu de nombreuses demandes de gens qui ne vivent pas à Paris mais ailleurs et qui voudraient avoir accès à ces enseignements). Le présentiel a l’avantage de créer un vrai lien entre le professeur et les auditeurs : on peut poser des questions, on peut discuter. Les cours auront lieu les mardis à partir de 18 heures ; formellement, cela durera jusqu’à 20 heures, mais nous avons les clés et nous pouvons rester autant que nous voulons. Les gens pourront donc réellement débattre, et ce vrai lien entre le professeur et les auditeurs est très précieux. 

Un danger nommé Donald Trump

Au-delà de la France, Desk Russie semble vouloir parler au monde, avec un site désormais également en anglais. 

Comme vous l’avez dit, nous avons une version du site en anglais ; certes, elle n’est pas aussi développée que le site en français, on y trouve seulement 300 – 350 articles de nos auteurs français traduits en anglais par nos soins. Mais nous ne publions pas en anglais les papiers que nous avons traduits en français du russe, de l’ukrainien, parfois d’autres langues. Ces derniers temps, nous reprenons notamment, pour la version française, pas mal d’articles d’auteurs britanniques et américains, car nous avons maintenant un nouvel objectif, qui s’ajoute à tout ce que j’ai mentionné plus haut : lutter contre l’influence extrêmement néfaste de Donald Trump qui a trahi l’Ukraine et qui est incompétent dans les affaires internationales – et peut-être également dans d’autres domaines… 

Les déclarations de Trump au sujet de la guerre russe contre l’Ukraine sont déconcertantes…

Lorsqu’il dit sur son réseau Truth Social que Zelensky et Poutine sont comme deux enfants qui font la guerre, qu’il faut les laisser se bagarrer encore un peu et qu’ensuite ils se calmeront, cela témoigne d’une méconnaissance abyssale de ce qui s’est passé pendant des siècles entre la Russie et l’Ukraine. La différence entre les deux pays est immense, elle plonge ses racines dans la profondeur des siècles. La Russie sous Ivan le Terrible a sauvagement détruit l’ancienne république de Novgorod qui, comme Pskov, a été l’un des germes d’une future démocratie, et c’est le même scénario qui se répète aujourd’hui avec l’Ukraine. En effet, la grande partie de ce qu’est l’Ukraine actuelle a été pendant trois cents ans sous domination russe. Mais avant cette domination, il y a eu des États cosaques où l’on élisait le hetman, le chef, par acclamation ; c’étaient des républiques guerrières, des démocraties guerrières. Il y avait la République des Deux Nations, qui était un centre de culture latine. À l’Académie Mohyla de Kiev, on enseignait en latin. L’Ukraine a proposé au monde une première Constitution en ukrainien – qui n’a pas été adoptée. L’approche ukrainienne diffère donc beaucoup de l’approche russe, et ce, depuis des siècles. Et je pense que, justement du fait de leur proximité, non seulement géographique, mais aussi ethnique et linguistique – parce que le russe et l’ukrainien sont deux langues différentes mais quand même relativement proches, comme l’espagnol et le portugais, par exemple, ou le français et le catalan –, l’Ukraine est pour la Russie l’exemple d’une autre civilisation à sa frontière, une autre manière de voir le monde, une autre perception de ce que sont les valeurs nationales.

Deux civilisations aux manières inconciliables de voir le monde ?

Nous avons récemment publié l’article d’un intellectuel ukrainien, Danylo Loubkivsky, qui raconte comment la pensée ukrainienne voit le rôle de l’Ukraine et sa place dans le monde. Les Russes, depuis des siècles, ont toujours été une nation impériale – cela a commencé sous Ivan III, puis cela a continué sous Ivan le Terrible, etc. –, animée par une volonté d’élargissement et de domination. À la différence des Russes, les Ukrainiens, eux, se sont battus pendant des siècles pour leur liberté et pour une sorte d’union de peuples slaves unis par une spiritualité commune mais dans laquelle chacun conserverait son indépendance. Pendant des siècles, Moscou se voyait comme une troisième Rome. L’Ukraine, elle, se voyait comme une deuxième Jérusalem.

C’est très profond. Pourtant Trump, lui, ne voit que « deux enfants stupides ». 

Quand le sort du monde dépend d’un homme comme Trump, c’est extrêmement dangereux – non seulement pour l’Ukraine, mais pour les intérêts du peuple américain, pour la science, pour l’histoire… Pour moi, aujourd’hui, Trump se situe plus ou moins sur le même plan que Poutine : c’est un homme en qui on ne peut pas avoir confiance. Et cela va avoir d’énormes répercussions. Comme les Américains dominent toujours l’OTAN, c’est très dangereux pour l’Europe, parce qu’ils peuvent aussi paralyser l’action de l’OTAN. Si jamais il y a une agression russe contre un autre pays membre de l’OTAN – un scénario que les pays baltes prévoient depuis longtemps –, on ne sait pas ce qui peut se passer. Je pense – et nous sommes nombreux à le penser, par exemple dans les pays baltes, dans les pays nordiques – qu’il est temps de créer une structure parallèle à l’OTAN, sur le modèle de l’AUKUS, sans les Etats-Unis et sans les pays qui entravent aujourd’hui l’aide à l’Ukraine, comme la Hongrie ou la Slovaquie.

J’ai été élevée dans une grande sympathie pour les États-Unis, comme toutes les personnes qui viennent de l’Est, d’ailleurs ; les États-Unis étaient notre grand espoir. Eh bien, aujourd’hui, malheureusement, les temps ont changé ; nous ne sommes plus en sécurité avec notre allié américain. Et je crois que notre rôle est aussi d’expliquer cela à l’opinion publique européenne. C’est pourquoi nous publions les auteurs américains et britanniques qui font de fines analyses de ce que représente le danger Trump – car je ne mâche pas mes mots : c’est un danger.

Dans un article récent, vous parlez d’ailleurs de la révolution trumpienne comme étant peut-être aussi impactante que les révolutions bolchévique et nazie.

Certains traits structurels rapprochent en effet le régime que tente d’instaurer Trump de deux grands totalitarismes du XXe siècle : le totalitarisme bolchévique et le totalitarisme nazi. Ces deux totalitarismes ont été fondés sur le ressentiment – les causes de ce ressentiment étaient diverses mais c’était un ressentiment contre le monde, contre les Juifs, contre les classes possédantes, contre la défaite, etc. Ensuite, le bolchévisme et le nazisme portaient tous deux une idée messianique : pour les Allemands, c’était le Troisième Reich ; pour les Russes, l’avenir radieux communiste. Et au nom de cette idée messianique, il fallait déposséder et détruire certains groupes de population : pour les Soviétiques, c’était bien sûr la bourgeoisie et tout ce qui a trait à la bourgeoisie, notamment la presse et la culture ; et pour les nazis, c’étaient en premier lieu les Juifs, mais aussi ce qu’ils appelaient la culture dégénérée, la perversion dans l’étude de l’histoire, etc. Or que nous promet Trump ? Il nous promet l’âge d’or. L’âge d’or pour de happy few – parce que les migrants, par exemple, ne font plus partie, pour lui, du peuple américain, comme les Juifs ne faisaient plus partie du peuple allemand, comme les bourgeois étaient la classe à abattre. L’avenir radieux, en soi, est très flou ; vous ne trouverez jamais, dans la littérature communiste théorique, la description de ce que doit être la société communiste, et encore moins comment y arriver – c’est toujours flou. De même pour le Reich millénaire, et de même pour l’âge d’or. Ce n’est pas concret, c’est juste un slogan pour faire subir des inconvénients temporaires aux masses – c’est exactement ce que fait Trump. Ensuite, il y a encore un paramètre important : ce sont des régimes fondés sur la rapine, le pillage, la spoliation comme source de prospérité. Les Soviétiques ont tout nationalisé. Des millions et des millions de personnes – toute la population, en fait – qui possédaient quelque chose ne le possédaient plus : plus de maison, plus d’économies à la banque, plus d’entreprises – plus rien. En Allemagne, à part la spoliation des Juifs, le régime restait capitaliste et la rapine était donc surtout dirigée vers l’étranger ; on sait que les nazis ont pillé et spolié tous les pays qu’ils ont occupés. Et que fait Trump avec ses tarifs et ses prétentions d’occuper un jour le Canada, le Groenland, etc. ? Je ne dis pas qu’il règne aujourd’hui aux États-Unis un régime totalitaire ; je dis simplement que si les Américains restent passifs et si la vague trumpiste se renforce, certains traits pourraient amener des changements probablement irréversibles ou difficilement réversibles. En ce sens, je vois que Trump veut déjà un troisième mandat – même si ce n’est pas Trump lui-même, Vance et tout l’entourage de Trump sont sur la même longueur d’onde. Le système de « checks and balances » est toutefois très développé aux États-Unis, donc il faut espérer que cela ne marche pas ; mais ce sont en tout cas des tendances dangereuses.

Je sais que vous n’êtes pas devin, mais il s’avère que jusqu’à présent, tout s’est passé comme vous l’envisagiez dans les précédents entretiens que vous avez accordés à La Règle du jeu. Alors, que peut-on espérer – ou plutôt craindre – des quatre années d’une présidence de Trump pour cette guerre en Ukraine ? 

L’arrivée de Trump au pouvoir est une mauvaise nouvelle et je pense que la haine de Trump pour Zelensky, et probablement pour l’Ukraine, ne tient pas simplement au fait que Zelensky a refusé de coopérer avec lui dans l’affaire du fils de Joe Biden, mais que c’est une haine plus générale de l’Europe, de l’esprit européen et des valeurs européennes. Ce n’est un secret pour personne que Trump déteste l’Europe ; il a déjà dit que l’Europe unie s’était créée juste pour embêter les États-Unis. C’est une vision aussi occulte et simpliste que celle des deux gamins qui se bagarrent. Trump est donc une mauvaise nouvelle pour l’Europe. Nous essayons de ne pas rompre, de ne pas brûler les ponts, de l’amadouer, etc., mais il faut comprendre qu’idéologiquement, Trump est antieuropéen et donc anti-ukrainien. Telle est la réalité.

Cela dit, il est possible que l’arrivée de Trump et le fait que nous ne puissions plus nous fier aux États-Unis soient en train de réveiller les Européens. De toute façon, nous savons très bien que l’Amérique, c’est loin, et que les Russes ne vont probablement pas attaquer les États-Unis. En revanche, dès la fin 2021, dans ces ultimatums que j’ai déjà mentionnés, ils ont dit qu’ils voudraient que non seulement l’Ukraine n’intègre pas l’OTAN, mais que l’OTAN recule aux frontières de 1997, c’est-à-dire avant l’élargissement à l’Europe de l’Est. Le véritable objectif de Poutine, c’est de mettre l’Europe sous contrôle. Il n’y a aucune raison pour que Poutine arrête les hostilités ; tant qu’il a les moyens humains et militaires de continuer, il va continuer. 

Mais Poutine a-t-il les moyens de poursuivre indéfiniment la guerre ?

La Russie s’est transformée en une machine de guerre qui fonctionne mal, comme tout ce qui se passe en Russie, mais Poutine va continuer. Il essaie dans la mesure du possible d’économiser ses forces, tantôt en engageant les Nord-coréens, tantôt en embrigadant les habitants d’Asie centrale qui viennent en Russie pour travailler – on leur propose de signer des contrats avec l’armée, et parfois on les force, et on les envoie au front. Poutine cherche aussi parmi les étudiants étrangers en Russie, et il a des recruteurs en Inde, au Népal, à Cuba, etc., dans des dizaines de pays du monde, pour essayer d’économiser un peu les réserves russes. Mais malgré tous ses subterfuges, la Russie perd chaque mois plus de soldats qu’elle n’arrive à en recruter ; ce n’est pas une grosse différence mais, par exemple, le mois dernier, c’étaient 30 000 recrutés et 36 000 pertes. Ce sont des pertes énormes, plus de 1000 personnes par jour, mais Poutine peut encore essayer de résister parce que, numériquement, l’avantage est quand même pour lui, pas pour l’Ukraine.

L’Ukraine essaie de mener des opérations de très haute volée, comme ces attaques sur les aérodromes militaires, ces ponts et ces chemins de fer qui ont sauté, ces drones qui volent à peu près partout. Mais c’est une guerre qui peut durer encore longtemps. On a calculé que, si le rythme actuel des conquêtes russes se poursuit, c’est seulement en 2056 que toute l’Ukraine sera occupée. J’espère que Poutine ne vivra pas aussi longtemps, et il n’est pas certain que quelqu’un d’autre ait la force et l’autorité pour continuer à imposer cette guerre à son peuple. 

Pour me résumer : d’après moi, la guerre ne va pas s’arrêter maintenant, elle va continuer. Il peut toujours se produire un grand événement qui changera la donne ; mais si cet événement ne se produit pas, ce sera une guerre d’usure qui ne s’arrêtera probablement que si quelque chose arrive à Poutine ou si, par exemple, Trump, excédé, change d’avis et essaie d’étouffer totalement l’économie russe, comme le propose le sénateur Lindsey Graham. Mais rien n’indique que ce sera fait, ce n’est pas l’intérêt de Trump.

Trump semble en effet éviter de s’attaquer à la Russie.

Trump est inculte, il a une vision obsolète de la Russie. Il a retenu certaines choses qu’il a apprises quand il était jeune, peut-être pendant ses études à l’Académie militaire : notamment que la Russie – à l’époque, c’était l’Union soviétique –, même si elle avait des pieds d’argile, était la deuxième superpuissance ; et j’ai l’impression qu’il y croit toujours. Alors il veut faire des affaires avec la Russie. Il ne sait probablement pas que la Russie n’a jamais été un partenaire sûr, que les grandes sociétés occidentales qui ont tenté de faire de l’argent facile en Russie se sont en grande partie fait plumer, et que l’antiaméricanisme et la méfiance vis-à-vis des États-Unis sont très enracinés en Russie. Donc même si pour le moment on assiste à une sorte de lune de miel – très relative, d’ailleurs –, cela ne veut pas dire que les relations seront longtemps au beau fixe.

Mais avec un personnage aussi imprévisible, j’ai du mal à prévoir ce qui peut advenir.  Il n’y a qu’à voir comment cela s’est passé avec Elon Musk : ils étaient les meilleurs copains du monde, et maintenant c’est la guerre ouverte. Quand des egos surdimensionnés se croisent, il peut toujours y avoir un grand clash.

En parlant de clash… La violence de la première rencontre entre Trump et Zelensky a marqué les esprits. Ils sont tous deux des figures connues dans leurs pays respectifs pour des émissions télévisuelles de divertissement. Pourtant, une fois présidents, tout semble les opposer.

Zelensky est infiniment supérieur à Trump, il a un avantage intellectuel incontestable sur Trump – ce qui n’est d’ailleurs pas très difficile… Ils ne jouent pas dans la même cour. Zelensky a fait des études supérieures, mais surtout, c’est d’abord en participant à l’équipe de ce qui s’appelait le « Club des drôles et des malins » de l’institut dans lequel il a fait ses études supérieures qu’il a découvert son talent d’acteur – et peut-être aussi de futur homme politique. C’était quelque chose de très répandu en Union soviétique à partir des années 1960 : des équipes de différentes universités et grandes écoles se livraient sur scène à des compétitions animées par un présentateur, devant des salles bondées. Cela pouvait porter sur toutes sortes de sujets et il n’y avait pas de limite à la fantaisie. C’était drôle, bien sûr, il fallait avoir le sens de la répartie, mais cela exigeait aussi de vraies connaissances, une culture très diversifiée. C’est donc au sein de ce système que la carrière de Zelensky a débuté : il était d’abord membre de l’équipe de son université, puis son équipe a été championne de sa ville, ensuite cela s’est joué au niveau républicain, et enfin il est parti à Moscou. Il faut reconnaître qu’il a un sens de la répartie absolument extraordinaire, et parfois même incroyable : je pense notamment au moment où, au début de la guerre, lorsqu’on a voulu l’aider à quitter l’Ukraine, il a dit qu’il n’avait pas besoin de taxi mais d’armes, ainsi qu’à cet autre moment où Trump lui a dit qu’il n’avait pas d’atout dans son jeu et où il a répondu qu’il n’était pas venu pour jouer aux cartes – c’est proverbial. Je pense que dans son cas, sa carrière de comédien, mais aussi de créateur de textes, etc., fut pour lui une superbe formation qui a aiguisé son esprit. Il n’a pas de formation politique, mais il a un sens moral, il est patriote et il est très intelligent.

On se demande pourquoi Trump a tenté d’humilier Zelensky, mais épargne Poutine. Est-ce l’expression de cette vision obsolète dont vous faisiez état ?

Je pense que c’est en effet une vision ancienne, mais c’est aussi le résultat de dizaines d’années de travail – c’est d’ailleurs quelque chose que nous avons également exposé dans Desk Russie, où nous avons publié un article prémonitoire d’une spécialiste des relations russo-américaines, Laurence Saint-Gilles – qui enseigne à la Sorbonne et qui va d’ailleurs enseigner aussi dans notre université. Elle y décrit comment l’élite du parti conservateur a été travaillée pendant des dizaines d’années par des agents d’influence soviétiques encore insérés dans les années 1970. Aujourd’hui, tout le monde semble tomber des nues face à Trump, son entourage et les idées qui sont exprimées par certains théoriciens du mouvement MAGA. Mais il faut dire que nous n’avons simplement pas été suffisamment vigilants et que nous n’avons pas compris à quel point l’élite conservatrice, aux États-Unis, a été travaillée par les agents d’influence qui ont préparé le terreau dans lequel ont germé les idées qu’avance maintenant Trump. L’idée que pour s’entendre avec les Russes il suffit de les respecter remonte à très loin – mais le fait est qu’eux-mêmes ne respectent pas grand monde. On en est arrivé aujourd’hui à une situation où l’Amérique, temporairement, n’est plus le grand Satan ; même si les Russes ne sont pas toujours contents de Trump, c’est tout de même beaucoup mieux pour eux que Biden.

C’est l’Europe qui est aujourd’hui dans la ligne de mire à la fois de Trump et de Poutine. Nous avons une configuration totalement inédite – et c’est pour cela qu’il est difficile de faire des prévisions – où deux grands vilains risquent de s’allier contre nous. Jusqu’où cela peut-il aller ? C’est imprévisible. Je pense qu’il se produira quelque chose qui empêchera les États-Unis de pencher totalement du côté russe, mais on ne peut pas complètement l’exclure. Rappelons-nous que lors de la Première et de la Deuxième Guerre mondiale, les États-Unis ont tardé à entrer en guerre. Ils ont attendu 1917 pour s’engager dans la Première Guerre mondiale et ils ont attendu la fin 1941 pour entrer dans la Seconde Guerre mondiale ; mais à chaque fois, bien que tardivement, ils étaient quand même du bon côté et leur aide a été très appréciable. D’ailleurs, Trump, encore une fois ignorant comme il est, pense même que ce sont essentiellement les États-Unis qui ont gagné la dernière guerre. Ce n’est pas vrai, bien sûr. Néanmoins, l’apport matériel à l’effort de guerre soviétique a été extrêmement appréciable parce que, avec la politique du « Lend-Lease », ils ont quand même fourni une quantité astronomique d’armement mais aussi de nourriture à l’Union soviétique et l’ont grandement aidée à tenir. Mais imaginez qu’au lieu de s’allier à la Russie et à la Grande-Bretagne, les États-Unis se soient alliés à Hitler : qu’est-ce que cela aurait donné ? Il n’y a pas de réponse à cette question. 

La « ré-information » ou l’« information alternative : toute une nouvelle galaxie

Vous vous attaquez depuis toujours – à Desk Russie mais aussi bien avant sa création –, à la désinformation russe. Et si les sites officiels russes sont interdits en France, les sites complotistes prennent le relais. Mais il y a maintenant une désinformation issue de la tête du gouvernement américain, des réseaux américains. Cela devient donc de plus en plus difficile de faire la part du vrai et du faux. Comment faire face ?

Il y a, en effet, énormément de sites complotistes, et ce qu’on appelle « ré-information » ou « information alternative » constitue toute une galaxie. C’est un nouveau phénomène, qui n’existait pas il y a quelques années, parce que la presse, en France, était quand même très majoritairement du côté des informations objectives. Mais maintenant, on a l’empire Bolloré, qui comprend de plus en plus de médias, qui a sa propre maison d’édition, qui est plutôt pro-Trump, et l’on ne peut pas tenir les complotistes pour une quantité négligeable. Je pense que CNews est plus ou moins au même niveau de popularité que LCI ou BFM, quand cette chaîne ne les devance pas. La maison d’édition Fayard, qui a publié Soljenitsyne, publie aujourd’hui Xenia Fedorova qui affirme que RT[1], dont elle a été une des directrices pendant des années, a été censurée, qu’il n’y a pas de liberté de la presse dans notre pays, etc. Et l’administration américaine dit exactement la même chose : Vance a reproché à l’Europe d’étouffer la liberté d’expression. Nous avons affaire à un paysage médiatique de plus en plus compliqué, et ces personnes ont aussi de puissants avocats. Il existe donc un risque de se faire attaquer en justice quand on les dénonce. Nous n’avons plus affaire à d’obscurs ploucs ou des trolls anonymes, mais à des actions coordonnées. Par exemple, à chaque fois que je publie quelque chose sur X, cela donne lieu à des réactions incroyables, très hostiles, et même des campagnes coordonnées. Et cela n’est encore rien à côté du pouvoir d’influence d’une grande maison d’édition qui publie des livres qui sont diffusés dans tous les Relay de France, parce que tous les Relay appartiennent au même groupe et que cela forme un grand espace comparable à Fox News et ce qui gravite autour de Fox News aux États-Unis.

Est-il possible de résister ?

Il est assez inutile de s’attaquer aux mensonges et de les réfuter. Même si on démontre que c’étaient des fake news et que cela ne vaut rien, le mal est déjà fait. Je pense que ce qu’il faut, c’est surtout écrire et diffuser par tous les moyens ce que nous considérons comme des positions honnêtes ; ensuite, le public verra. Il est très délicat de s’attaquer à des fake news, d’entrer en polémique ; le plus souvent, cela ne donne pas de grands résultats. Sur certaines chaînes de télévision, par exemple, des gens appellent systématiquement à se désengager du conflit ukrainien, en disant : « De toute façon, la Russie est plus forte. De toute façon, l’Europe n’est pas en mesure de gagner. Il faut mesurer nos ambitions à l’aune de nos possibilités », etc. C’est un discours du Kremlin – mais dans la plupart des cas, on ne peut pas dire qu’untel qui dit cela est un agent du Kremlin. Je pense que ce qui est requis, c’est seulement un patient travail qui consiste à expliquer comment sont les choses en vérité. Ce qu’il faut affirmer et continuer à affirmer, c’est que le jeu n’est pas joué, que l’Ukraine a des moyens totalement insoupçonnés, comme le montrent ses récentes attaques sur des aérodromes, et que l’Europe doit continuer à se mobiliser, s’affranchir autant que possible et aussi rapidement que possible de l’Amérique, et continuer à se battre pour nos valeurs.

Galia Ackerman prend la parole sur la Place du Maïdan à Kiev en 2014. Sur la Tribune se trouvent également Raphaël Glucksmann et Bernard-Henri Lévy.
Galia Ackerman lit un message d’André Glucksmann sur la Place du Maïdan à Kiev en 2014.

L’Europe de l’Est

Vous avez été sur la place Maïdan lors de la Révolution de la Dignité ; et vous vous inquiétiez déjà pour d’autres pays de l’Europe de l’Est. Comment voyez-vous aujourd’hui cette Europe de l’Est qui est maintenant plus que jamais sous pression ? 

L’avenir de l’Europe de l’Est dépend du sort de la Russie. Il faut absolument que la Russie soit défaite, soit militairement, soit au moins économiquement, pour qu’elle recule, parce que c’est elle qui stimule toutes les forces anti-européennes – d’extrême droite essentiellement – au sein de l’Europe de l’Est. Or il faut bien comprendre que les pays d’Europe de l’Est qui faisaient partie du Pacte de Varsovie ont été sous contrôle soviétique pendant plus de quarante ans. Cela laisse de très profondes cicatrices. Il en reste toute une classe de gens à qui ces régimes communistes ont profité – l’administration, l’élite du parti communiste, etc. – et qui ont beaucoup perdu. La vie occidentale est également bien plus complexe que la vie dans un régime communiste qui est par définition un régime répressif, mais qui est aussi un régime paternaliste dans le sens où il décide tout pour vous. J’ai récemment regardé, avec retard, le film Limonov, la ballade, de Kirill Serebrennikov. Dans une séquence assez incroyable du film, Limonov se trouve dans un centre d’apprentissage d’anglais à New York, il n’y a que des gens de couleur autour de lui, et la professeure lui demande quelle éducation il a reçue et combien cela lui a coûté. Il répond qu’en Union soviétique, l’éducation est gratuite. Ensuite, elle lui demande : « Et pour les soins de santé ? » Il répond qu’ils étaient également gratuits. À ce moment-là, une dame noire lui dit : « Mais alors, pourquoi êtes-vous parti de là-bas ?! » – et toute la salle éclate de rire. En effet, si vous le résumez à cela, l’Union soviétique et les pays de l’Est étaient presque un paradis. Je confirme que l’éducation et les soins médicaux étaient gratuits – mais c’est sans préciser à quelle éducation et à quels soins on avait accès ! Ce qui était accessible aux simples mortels était d’une qualité effroyable. Mais cela s’oublie, et beaucoup de gens cultivent le mythe d’une vie plus heureuse sous le régime communiste – de sorte que les gens qui n’ont jamais vécu sous ce régime s’en font maintenant une idée fantasmatique –, qui va de pair avec un mécontentement pour leur vie actuelle et même un certain ressentiment. Je pense que ce ressentiment et ce mythe du passé jouent un rôle dans la fascisation d’une partie des sociétés d’Europe de l’Est. Alors que va-t-il se passer ? Si la maison mère s’écroule, tout cela, ces nostalgies du passé vont disparaître. Si la maison mère se renforce, ces forces anti-européennes vont également se renforcer.

L’opposition dans la Russie de Poutine

Vous avez dit qu’au sein de cette maison mère, toute opposition publique est quasiment impossible. Mais Poutine continue-t-il d’être populaire malgré l’enlisement dans cette guerre ? A-t-on les moyens, par-delà la coupure d’avec ce monde, de mesurer la manière dont les Russes perçoivent ce gouvernement et cette situation ?

Ce n’est pas mesurable. Ce qui est mesurable, c’est que près d’un million de personnes ont quitté la Russie après le déclenchement de cette guerre et la première mobilisation. Certains parmi eux sont rentrés depuis, parce qu’ils n’ont pas pu s’ancrer en Occident ou dans les pays environnants – beaucoup étaient partis en Géorgie, en Arménie, au Kazakhstan, là où ils n’avaient pas besoin de visa. 

Il semble qu’une grande partie de la population est pour la guerre ou, même si elle désapprouve la guerre, se sent solidaire de son pays. À cela s’ajoutent maintenant les frappes ukrainiennes sur le territoire russe, qui parfois font des victimes civiles, même si ce n’est pas l’objectif, comme cela a par exemple été le cas récemment lors de l’explosion du pont dans la région de Briansk, qui a fait quelques morts et de nombreux blessés civils. Dans de tels cas, au lieu de se dire que c’est une riposte aux frappes totalement inhumaines que les Russes commettent sur le territoire ukrainien, les gens, alimentés par la propagande, maudissent ces Ukrainiens qui les attaquent et les provoquent.

Il faut aussi prendre en compte le fait que la Russe accorde des primes très élevées aux soldats, et des compensations extrêmement élevées en cas de mort ou d’invalidité. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui « l’économie de la mort » – nous avons publié sur ce sujet dans Desk Russie –, c’est-à-dire que quelqu’un qui passe un contrat avec l’armée, qui s’engage, reçoit d’emblée beaucoup d’argent ; et s’il meurt, sa famille touche une somme plus importante que ce qu’il aurait gagné toute sa vie durant. 

Et puis, il y a aussi le fatalisme propre au peuple russe… Ce peuple a déjà connu tellement de cataclysmes qu’il a presque une sorte d’indifférence à la vie et à la mort. La population a une attitude très passive et très fataliste, c’est difficilement explicable à quelqu’un d’étranger. Par exemple, bien qu’il y ait eu beaucoup de frappes en Crimée, les gens continuent à y aller en vacances ; il y a des abris antiaériens à côté des plages. Vous et moi n’imaginons pas aller sur une plage où l’on peut tout simplement mourir lors d’une frappe. Eh bien, les gens y vont ; c’est une sorte de fatalisme au sujet duquel je n’ai pas d’explication rationnelle. 

Je pense qu’assurément, une partie de la classe cultivée, probablement sans le montrer, n’en est pas satisfaite, ne serait-ce que parce que les Russes ne peuvent plus voyager comme avant. À présent, le moindre voyage à l’étranger, en Europe, aux États-Unis, au Canada – dans le monde occidental – est difficile, il est compliqué d’avoir un visa et les billets d’avion coûtent très cher – parce qu’on est obligé de contourner l’Europe, ce qui rend très difficile quelque chose qui était facile. Et puis, certaines personnes avaient des enfants dans des universités étrangères, mais maintenant, à cause des limitations bancaires, il est très difficile de payer leurs études là-bas. Pour une partie de l’élite, c’est probablement une situation qui n’est pas confortable, mais ils ne peuvent pas l’exprimer ; il faut soit partir, soit subir. Et pour les autres, de toute façon, 90 % de la population russe ne voyageait jamais à l’étranger, elle vivait chichement, et grâce à cet « arrosage » d’argent, en quelque sorte elle vit mieux. À cause du manque d’ouvriers et de personnel qualifié, en partie dû à l’émigration massive, les entreprises et les usines ont été obligées de relever les salaires. Beaucoup de gens vivent donc mieux dans cette économie de guerre ; il ne faut pas penser qu’ils sont tous miséreux. Pour l’instant, il y a encore assez de matières premières, et de rentes pétrolières et gazières. Le fonds national de réserve a fortement diminué mais il n’est pas encore épuisé. Bref, la Russie arrive encore à tenir. La question est de savoir si lorsque la Russie, tôt ou tard, va avoir un défaut de paiement, elle pourra emprunter efficacement sur des marchés financiers étrangers – je ne sais pas. Mais à côté de la dette américaine de 37 000 milliards de dollars, la dette russe est très modeste, ils ont encore de la marge, ils ne sont pas encore au pied du mur.

Nous voyons ce qui se passe lorsque des Russes s’opposent ouvertement à Poutine : je pense à Skobov, et surtout au cas emblématique de Navalny. On aurait pu s’attendre à ce qu’il y ait des répercussions, y compris en Russie – mais on a l’impression que tout cela tombe dans l’oubli.

En effet. Pour l’anniversaire de la mort de Navalny, en février, des gens ont quand même fleuri sa tombe, mais ce n’était qu’une poignée de personnes courageuses. Maintenant, même les avocats qui ont défendu Navalny ont été à leur tour jugés et condamnés parce qu’ils ont été déclarés complices de terrorisme ou d’extrémisme – ce qui est la même chose en Russie. 

À part des actions en solo, il n’y a pratiquement plus de possibilité de s’opposer au régime. On assiste aussi à un phénomène de délation extrêmement répandu : aujourd’hui, les professeurs d’école dénoncent leurs élèves s’ils disent ou font quelque chose ; les enfants dénoncent leurs parents, les collègues dénoncent d’autres collègues… Le volume de la délation est aussi important qu’à l’époque stalinienne. Ceux qui ne sont pas d’accord ont peur. Par exemple, il y a une militarisation forcée dans les écoles, des leçons de patriotisme obligatoires, etc. Et les parents ne peuvent pas dire quelque chose de différent à leurs enfants car cela peut avoir de très lourdes répercussions sur eux : on peut placer les enfants dans un orphelinat et priver les parents de leurs droits parentaux, les juger, les condamner, les envoyer en prison… Donc ils se taisent et sont obligés de subir la militarisation forcée de leurs enfants sans pouvoir réagir : nous sommes dans une société qui est très près d’être totalitaire et où, en fait, la seule liberté qui reste est la liberté d’émigrer. Sinon, il faut rester totalement silencieux, ne pas se trahir, garder ses pensées pour soi, exactement comme à l’époque soviétique où l’on ne pouvait parler que dans une cuisine, autour d’une tasse de thé – et encore, il n’est pas sûr que quelqu’un parmi les personnes présentes ne va pas aller au FSB pour vous dénoncer. C’est effrayant.

Personnellement, dans ces circonstances, je ne serais pas restée un seul jour dans ce pays. Mais lorsque j’ai émigré d’Union soviétique dans ma jeunesse, quand on voulait quitter l’URSS, on avait 125 dollars autorisés sur nous et c’est tout – on se jetait à l’eau. On savait qu’on ne trouverait peut-être pas tout de suite – voire jamais – le même travail ni le même niveau de vie. Pourtant, des milliers et des milliers de personnes voulaient partir car ils ne voulaient pas vivre sous un régime de privations de libertés. Mais maintenant que toute cette élite – parce c’est toujours de l’élite qu’il est question, les gens « ordinaires » ne partent pas beaucoup, ils s’accommodent – a voyagé à l’étranger, elle sait comment sont les choses, elle sait qu’on ne vit bien à l’étranger que si l’on a un travail lucratif, ils font des comparaisons avec leur situation, et pour beaucoup – j’en ai des témoignages personnels –, la perte de statut que peut entraîner l’émigration est intolérable ; donc ils collaborent.

Cela laisse peu d’espoir qu’une révolution interne éclate…

Ce qui peut se passer, c’est ce qui s’est passé lorsque l’Union soviétique est sortie d’Afghanistan. D’une part, un réformateur – Gorbatchev – est arrivé et il voulait réorganiser les choses de façon un peu plus raisonnable et moins répressive, et d’autre part le prix du pétrole a chuté brutalement à moins de 10 dollars le baril. L’Union soviétique n’avait plus les moyens et n’a tout simplement pas pu tenir. Alors si le prix du pétrole baisse, si les sanctions se renforcent, si, de surcroît, les pertes de la guerre deviennent de plus en plus palpables et visibles, quelque chose de ce genre peut se produire, cela peut s’effondrer comme un château de cartes. Peut-être, cette fois-ci, cela sera-t-il beaucoup plus sanglant que la chute de l’Union soviétique, qui fut finalement assez paisible, en dehors de quelques conflits périphériques. Je ne vois pas d’autre scénario. Je ne vois pas la possibilité d’un coup d’État interne parce que tout le monde a une peur bleue de Poutine. Les services de sécurité lui sont fidèles ; le peuple va continuer à se taire parce que la répression a atteint un niveau où il est impossible de faire quoi que ce soit, hormis des actes de sabotage individuels. Récemment, nous avons publié les lettres de prison et la dernière déclaration au tribunal d’un jeune anarchiste, Rouslan Sidiki, qui a fait deux actes de sabotage assez importants – mais il les a faits tout seul, sans personne d’autre. Il a décidé que c’était la seule façon de combattre le régime, donc il a fait exploser des chemins de fer. Puis il a tenté encore un autre acte de sabotage mais là, il a été attrapé et condamné à une peine de vingt-neuf ans de prison dans un camp à régime sévère – vingt-neuf ans ! Hormis des actes un peu désespérés comme celui-ci, je ne vois pas ce que peut faire le peuple. Ainsi en va-t-il dans les régimes totalitaires – ainsi en allait-il sous l’Allemagne nazie : un petit groupe, à Berlin, travaillait avec les Soviétiques et transmettait des informations, mais le pays était sous coupe réglée. Pour résumer, je pense que le seul scénario plausible, c’est le délitement de l’économie et peut-être la mort de Poutine. 

L’engagement de la France aux côtés de l’Ukraine 

Macron ne tient-il pas un double discours : d’un côté, un soutien sans faille affiché à l’Ukraine, avec des armements donnés – au compte-goutte, mais donnés quand même –, et de l’autre côté, pas d’embargo économique contre la Russie ? Ne pourrait-il pas en faire plus ?

Macron est obligé de prendre en compte l’opinion publique, et je ne suis pas sûre que l’opinion publique française le soutienne complètement, même dans ce qu’il se contente de faire. Par exemple, si l’on faisait un grand sondage, je ne suis pas sûre que le peuple français soutiendrait la volonté de Macron d’envoyer des militaires, même pas en première ligne, mais en tant que force d’interposition, de contrôle du cessez-le-feu. Nombreux sont les Français qui ne comprennent toujours pas la menace existentielle qui vient de Russie et qui sont davantage préoccupés par leur quotidien. Maintenant, les pays de l’OTAN ont décidé d’augmenter leurs dépenses militaires à 5 % du PIB parce qu’ils comprennent que la menace russe est une menace existentielle pour l’Europe. Mais ces 5 % viendront en partie des emprunts qui, plus tard, vont impliquer des remboursements et, en partie, nécessairement, des coupes budgétaires quelconques – et cela, en France, passe très mal. 

Je ne sais pas à quelle pédagogie il faut recourir pour convaincre la population française que nous sommes en guerre, une guerre qui ne dit pas son nom. C’est extrêmement difficile. Macron doit, à mon avis, jongler entre un sincère désir d’aider l’Ukraine – il est même peut-être le leader européen de ce point de vue – et le désir de ne pas trop froisser l’économie française parce que cela aurait un impact très négatif sur la population. Si l’on coupe les livraisons de gaz liquéfié en provenance de Russie, tout va augmenter (le prix du gaz et celui du pétrole sont toujours liés) : cela va-t-il être apprécié par les gens ? Beaucoup de voix ne manqueront pas de décrier la politique de Macron et de dire qu’il agit contre les intérêts des Français. Je pense que Macron est obligé de tenir compte de sa popularité déjà très basse, du très fragile équilibre à l’Assemblée nationale, et finalement de l’état de l’opinion publique française. Je crois que l’idée que nous sommes réellement en guerre avec la Russie, même si c’est une guerre hybride, est une idée qui ne passe pas très bien en France – c’est le travail de Desk Russie, entre autres, de le faire comprendre –, et cela pose un gros problème à notre président.

Le Théâtre du Soleil et l’anniversaire de Desk Russie

Pouvez-vous dire un mot de votre très heureuse alliance avec le Théâtre du Soleil ?

J’ai toujours été une grande fan du Théâtre du Soleil, j’ai vu beaucoup de ses spectacles. Mais c’est au début de la guerre que j’ai fait la connaissance d’Ariane Mnouchkine, quand elle a écrit une tribune qu’elle m’a proposé de signer avec d’autres personnes – ce que j’ai fait, bien sûr. Ensuite, elle a décidé de réunir au Théâtre du Soleil une trentaine ou une quarantaine de personnes pour réfléchir ensemble à ce que l’on pouvait faire – parce qu’Ariane Mnouchkine est une femme d’action. Ce jour-là, au théâtre, je lui ai dit qu’il fallait qu’on fasse quelque chose qui puisse agir non seulement sur la tête, mais aussi sur le cœur, et je lui ai proposé une forme mixte, c’est-à-dire des soirées qui conjuguent des interventions « politiques » d’experts sur les aspects militaires de la Russie, sur les aspects économiques de la guerre, etc., et la lecture de textes ukrainiens, en alternance : des témoignages, des poèmes, des extraits de prose, dont beaucoup avaient été publiés dans Desk Russie… Nous avons fait ensemble cinq grandes soirées, la dernière était en été 2024 à Avignon, à la maison Jean Vilar. Puis Ariane Mnouchkine a commencé à travailler sur son spectacle Ici sont les dragons, qui est un spectacle absolument extraordinaire – j’ai été très heureuse d’être, avec Stéphane Courtois, sa consultante pour la partie historique –, et le théâtre a donc été mobilisé autour de ce spectacle. La deuxième partie viendra probablement en 2026 ; elle doit englober une large période – pas seulement une année (1917) comme dans le premier spectacle – et demande beaucoup de temps de construction. Je ne sais donc pas quand notre collaboration pour l’Ukraine va continuer, mais il est sûr que cela va se faire tôt ou tard. Et le 28 juin, Desk Russie a organisé une fête au Théâtre du Soleil pour fêter ses quatre ans d’existence et la sortie, d’ici quelques jours, du centième numéro de sa newsletter. C’était très important pour nous, symboliquement, de le faire là-bas, parce que le Théâtre du Soleil est maintenant aussi un peu notre maison.

Ukraine, terra incognita ?

Vous avez beaucoup œuvré pour faire connaître la culture ukrainienne, pour montrer que le pays avait une culture à part entière et non un pendant de la culture russe – vous avez notamment dirigé trois numéros de La Règle du jeu dont le premier vous aviez nommé « Ukraine, une terra incognita en Europe ». Est-ce qu’avec cette guerre et avec Zelensky qui est devenu une superstar, la perception de la culture ukrainienne a changé ? La connaît-on mieux que lorsque vous avez dirigé ce numéro au lendemain de la révolution de Maïdan ? Est-ce qu’aujourd’hui vous feriez un état des lieux différent ?

Les choses ont changé depuis l’époque où nous avons fait ensemble ce premier numéro – et La Règle du jeu a joué un rôle important dans cette diffusion de la culture ukrainienne. Avant le Maïdan (2013-2014), les gens ne savaient que deux choses sur l’Ukraine : Tchernobyl et peut-être l’Euro 2012. Ensuite, bien sûr, il y a eu le Maïdan, mais la culture ukrainienne est restée totalement occultée. C’est notamment dû au russo-centrisme dans l’éducation, dans les universités, parce qu’on étudiait surtout la grande littérature russe, l’histoire russe – et l’histoire russe, depuis les historiens russes du XIXe siècle, a été formatée comme une succession de victoires amenant à un élargissement inclusif. Ces idées reçues dominaient depuis des dizaines, voire des centaines d’années, et donc la littérature, la culture et la pensée des autres peuples qui faisaient partie de l’Union soviétique se trouvaient totalement marginalisées. 

Ces dernières années, l’Ukraine a quand même réussi à se faire un peu connaître, à travers des spectacles ukrainiens, des films ukrainiens, des auteurs ukrainiens, une multitude de livres consacrés à l’Ukraine… Et un certain nombre de Français ont déjà visité l’Ukraine. On ne peut donc pas dire que c’est toujours une terra incognita, mais l’Ukraine continue à ne pas être bien connue. N’est-ce pas un peu le cas, pour ne pas dire le sort, des nations petites et moyennes ? Les grandes littératures correspondent aux grands pays : la littérature française, la littérature britannique, la littérature russe, la littérature américaine, la littérature allemande… Mais qu’en est-il de tout le reste ? Connaissons-nous bien les littératures scandinaves ou celles de l’Europe centrale et orientale ? Et je ne parle même pas des littératures africaines… Connaît-on bien les littératures sud-américaines ? Non, on ne connaît que quelques noms. Cela tient aussi au fait que les gens ont de moins en moins de temps pour lire, pour aller au cinéma ou même pour écouter de la musique ; nous sommes tous attachés à notre téléphone portable – voyez par exemple dans le métro : il n’y a que des gens qui regardent leur téléphone ! Dans ces conditions, il n’est pas facile de promouvoir une culture, mais il faut continuer à le faire, y compris dans l’enseignement supérieur, dans les universités. Le département ukrainien de l’Inalco compte un peu plus d’étudiants qu’avant, mais toujours très peu. L’offre n’est pas suffisante, mais la demande non plus, pour le moment, n’est pas suffisante. C’est aussi quelque chose que nous voudrions faire avancer avec nos humbles moyens, et c’est d’ailleurs pour cela que l’un des cours de notre université l’année prochaine va être donné par Constantin Sigov, un grand intellectuel ukrainien qui viendra pendant un mois ici spécialement pour donner son cours – et l’année d’après, on envisage aussi un cours sur la Géorgie. Mais le chemin est long – et pas seulement pour le lecteur lambda : lorsque j’ai publié l’article de Danylo Loubkivsky que j’ai mentionné, je suis restée bouche bée devant ce papier extrêmement intéressant dans lequel j’ai moi-même découvert beaucoup de choses que je ne connaissais pas. Moi qui m’occupe de cela depuis tant d’années, j’ai encore beaucoup, beaucoup de chemin à faire. C’est une civilisation qu’il faut étudier, qu’il faut comprendre, ce sont des gens qui ont leur propre vision du monde… Il faut s’investir, il faut que des gens veuillent le faire.

Téhéran-Jérusalem-Moscou

Pour terminer ce riche entretien, j’aimerais vous poser quelques brèves questions sur l’actualité immédiate. 
La guerre des Douze Jours a considérablement affaibli l’Iran. Quel impact cela peut-il avoir sur Moscou, allié stratégique de Téhéran ?

Poutine doit réfléchir car la supériorité technologique israélienne est frappante. En un clin d’œil, l’armée iranienne a perdu toutes ses batteries S-300, son meilleur système de défense antiaérien, ainsi que ses radars de longue portée. Or, ces batteries sont de fabrication russe. La réputation des armements russe est sérieusement ternie. Les Russes sont également furieux à cause des frappes américaines sur les sites nucléaires iraniens. L’ex-président Dmitri Medvedev a même déclaré que certains pays seraient prêts à fournir directement à l’Iran leurs têtes nucléaires. En tout cas, les relations entre l’administration Trump et celle du Kremlin ne sont plus aussi cordiales qu’avant.  

Avant les frappes aériennes israéliennes, l’Iran avait reçu la promesse d’un soutien militaire, mais celui-ci s’est finalement limité à un appui rhétorique de la part de Moscou. Quelles en sont les raisons, et quelles pourraient être les conséquences ?

Poutine est embourbé dans sa guerre contre l’Ukraine. Il est tellement obsédé par son désir de briser la résistance ukrainienne qu’il ne peut se permettre d’agir sur d’autres fronts. Il n’a pas aidé l’Iran pour la même raison qu’il n’a pas aidé Bachar El-Assad. La propagande russe a pesté contre Israël et les Etats-Unis, mais à part le soutien moral, rien n’a été fait. La Russie est déjà très affaiblie économiquement par sa guerre, et la récession est à ses portes. 

Et qu’en est-il de la relation entre la Russie et Israël ?

Israël s’abstient de participer aux sanctions contre la Russie et n’aide pas militairement l’Ukraine, mais cela peut changer. Lors des dernières législatives, Bibi s’affichait, sur des posters, en compagnie de Poutine, et l’inscription disait qu’il s’agissait d’une « autre ligue ». Il faut comprendre la ligue supérieure ! Mais c’était du temps de Biden. Aujourd’hui, Bibi est dans la ligue de Trump, et il n’a plus tellement besoin de son copain Poutine. Poutine et son entourage sont des antisémites. Poutine aime bien les Juifs traditionnels, comme les Habad et comme tous les autres barbus, y compris les Talibans, mais n’aime pas les Juifs démocrates. Il a notamment affublé de sobriquet insultant Anatoli Tchoubaïs, l’un des architectes de l’économie russe de transition, quand celui-ci a quitté la Russie pour Israël. Quant au ministre des Affaires étrangères russes, Sergueï Lavrov, il a déclaré que les Juifs eux-mêmes étaient les plus grands antisémites et que Hitler avait des racines juives (sic !) Desk Russie a publié une analyse de ce phénomène. Tôt ou tard, l’animosité traditionnelle envers les Juifs pratiquée aussi bien dans l’Empire tsariste que dans l’URSS stalinienne et post-stalinienne risque de ressurgir. 


Note sur l’Université Libre Alain Besançon évoquée lors de cet entretien

La guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine en 2022 a mis en évidence l’ampleur de l’influence idéologique et informationnelle que le Kremlin exerce sur les sociétés démocratiques. En réponse, l’Université Libre Alain Besançon (ULAB) entend offrir un espace autonome de réflexion et de transmission afin de résister à la désinformation et à l’instrumentalisation du savoir. Son ambition est de renouveler les grilles de lecture de l’histoire russe, du monde soviétique et de ses prolongements contemporains, tout en mettant en lumière la résistance intellectuelle des peuples non russes, au premier rang desquels figure l’Ukraine, face à l’autoritarisme poutinien. L’université proposera des enseignements assurés par des spécialistes reconnus.

Programme des cours :
– Stéphane Courtois : « Comprendre l’URSS »
– Wladimir Berelowitch : « Le nationalisme russe, des origines à nos jours »
– Laurence Saint-Gilles : « Les relations russo-américaines, de la guerre froide jusqu’à Trump »
– Constantin Sigov (Ukraine) : « Connaître et comprendre l’Ukraine. Clés de lecture »
– Françoise Thom : « Les instruments et les méthodes de projection de puissance du Kremlin de Lénine à Poutine »
– Jean-Sylvestre Mongrenier : « Les enjeux géopolitiques d’un monde en effervescence »


[1] RT, anciennement Russia Today et Rossia Segodnia, est une chaîne d’information financée par l’État russe.

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  1. S’il y a bien un point d’accord sur lequel les candidats populistes réussiront toujours à surmonter leurs oppositions de fond, c’est leur droit de préemption sur les chevaux de bataille électorale et l’intérêt particulier que chacun d’eux porte à la hausse constante de son indice de popularité. Ceci explique que la diplomatie en zigzag des médiocrates postmodernistes n’ait jamais rechigné à regonfler le spa mousseux du multilatéralisme sous l’égide duquel les royaumes barbares — au nombre desquels figurait l’URSS défigurée — auraient l’assurance de conserver, sinon leur rang, du moins une petite place au chaud dans le sein des Nations, quelque part entre l’Empire universel et celui du Milieu.
    Kaguébovitch ne s’en contenterait pas ; la guerre froide étant révolue et n’ayant pas la possibilité de récupérer la position hautement valeureuse et inconsciemment jalousée dont il avait pu jouir à l’inférence de Yalta, il ne restait qu’une alternative à la fonte des glaciers : provoquer par tous les moyens décoloniaux et néocoloniaux l’effondrement du bloc de l’Ouest, en retournant de préférence contre lui ses armes de prédilection.
    L’universalisme a fait du citoyen moins un individu-univers qu’un égaré perpétuel stationnant à mi-chemin entre l’individuel et l’universel, une personnalité indifféremment différenciable, mais avant tout un point lambda, sans ancrage généalogique, semi-concret dès lors qu’il doit céder la place au sec et pur concept d’humanité sitôt qu’on l’y enjoint au nom d’un pseudo-intéressement général.
    « Ma patrie, c’est la langue française », se dresse sur les ergots d’autrui le réchappé des pogroms d’Alexandre III ou de Nicolas II (Empire russe), d’Édouard Drumont (République française : la séparation des pouvoirs pour le meilleur et pour le pire) ou de Ferhat Abbas (GPRA : fût-ce provisoirement, il faut quelqu’un pour diriger l’action ou l’inaction d’un gouvernement), d’António Gutteres (UNRWA : sans commentaire), d’Ali Khamenei (République islamique d’Iran) ou de Yahya Sinwar (Hamas).
    Nunurss le prend au mot : la place des orphelins du Donbass est dans la Famille d’accueil de toutes les Russies ; un argument aussi imparable qu’effroyable, quand on pense à la façon dont pourrait l’exploiter un adepte de la stratégie d’arabisation et de délégitimation progressive de la langue officielle des terres cultu(r)ellement arables — le droit d’asile y est devenu la pierre angulaire du droit international et des dits droits humains — ou, encore plus veulement, s’y asseoir le gendarme du monde sur une guerre d’agression que l’Endormeur qualifie de guerre préventive, — comprendre : de type israélien, quand bien même l’OTAN n’aurait jamais comparé la fédération de Russie à une tumeur maligne, avant d’aller jurer au monde entier qu’elle le débarrasserait de cette foutue maladie incurable.
    « On ne vous veut pas de mal, camarade tsar. Capiche ?
    (serrement de poings ; desserrement de dents) — Vous piétinez l’accord de Minsk et vous nous certifiez n’avoir rien contre nous ?
    — Ah çà ! vous déraillez. La manière dont les Ukrainiens souhaitent présider aux destinées de leur peuple ne concerne qu’eux.
    — Absolument. Cela ne vous concerne pas. »
    Et en même temps, sommes-nous si sûrs de ne vouloir que du bien à une Russie qui, dès l’invasion de la Crimée en 2014, et probablement six ans plus tôt, quand les séparatistes d’Ossétie du Sud étaient entrés en guerre avec leurs compatriotes géorgiens, avait trahi le traité international de Moscou pour mettre le cap sur l’hyperplan multi-dimensionnel duquel émergerait la combinaison gagnante de novembre 1721 et d’octobre 1917.
    Le ventre mou de l’Occident s’était imaginé capable d’amortir tous les chocs, et le voilà qui va d’échec cuisant en échouement à cru. Plus personne, parmi tous ces jouisseurs férus de mécanique kantienne, pour lancer la bouée à l’État de droit. Tandis que, d’un côté, les progressistes l’ont dévoyé en invoquant les libertés de culte et de conscience, par calcul insolent ou pour la volupté idéologique d’épargner aux enclaves traditionalistes les foudres de la Loi, de l’autre côté, les souverainistes perçoivent et traitent ces fervents défenseurs d’un multiculturalisme désentravé comme autant de hérauts des droits de l’homme, vis-à-vis de quoi les motifs de leur défiance vont croissant à proportion de la rancœur qui les nourrit.
    Les guerriers des Lumières n’ont plus d’alliés. Leur idéal est un sanctuaire abstrait au seuil duquel s’offre à eux l’ultime opportunité de travailler leurs concepts du monde et d’y jeter les bases d’une évolution encore possible, fût-elle passible d’une série de mutations plus déconcertantes les unes que les autres, et auraient-ils été forcés de s’y projeter du fin fond de la mémoire universelle comme le dernier des Justes, voire le dernier des hommes.

  2. Il y a toujours eu une puissance « déstabilisatrice » en Europe, la France napoléonienne, la Grande-Bretagne victorienne, l’Allemagne impériale. Actuellement c’est la Russie d’où un entretien fleuve pour enfoncer des portes ouvertes.

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