La ville d’Arles expose Florence Grundeler aux Alyscamps, sous le titre « à l’écart », comme l’est la nécropole romaine puis chrétienne située à la limite d’Arles, où l’artiste a installé ses œuvres. Dans ses années de formation, elle étudia le chinois tel deux autres femmes remarquables : Fabienne Verdier, que nous connaissons tous, et Elisabeth Raphaël, une artiste rare qui, entre Paris et Jérusalem, accomplit un travail impressionnant sur le béton, la porcelaine, le papier, le ciment sur toile. Voici donc Florence Grundeler dont le parcours est puissamment ancré aussi en Amérique du sud, où elle se forma à la gravure avec le plasticien Ernesto Bonato.
Après Kiefer qui s’expose au musée Van Gogh et au Stedelijk, dans son dialogue foisonnant avec son illustre prédécesseur, qui, comme lui, quitta sa mère-patrie (la Hollande) pour la France, Florence Grundeler a jeté ses amarres depuis deux mois, à l’invitation de la municipalité, en ce lieu hors du temps – les Alyscamps – hanté par le passage de Van Gogh mais aussi par celui de Gauguin.
Fascinée par le temps qui coule et nous emporte, l’artiste a construit une œuvre constituée de « paratemps » en acier, enduit et cendre, disposés notamment devant la chapelle, d’œuvres semblables par leurs matériaux nommées « Les jours de 1 à 7 », sorte de rampes de montée, installées au milieu de l’allée centrale entre les sarcophages qui mènent à l’église, alors que l’autre part de son œuvre ici présentée touche à l’impondérable. Ainsi, regardons ce tapuscrit sur toile de coton suspendu à une simple barre, où « une histoire du temps » est écrit et répété cent ou deux cents fois sur toute la hauteur de la toile. Mais le plus spectaculaire est l’installation voulue par Florence Grundeler dans la collégiale des Alyscamps. A la fois sculptrice, peintre, artiste textile, ses compositions forment une symbiose cosmique avec le site, l’histoire et la ville d’Arles, ville d’art et de culture au patrimoine qui ne cesse d’attirer les artistes d’aujourd’hui.
D’abord collégiale romane baptisée Saint-Honorat et élevée au XIe siècle, l’édifice devint une abbaye confiée aux moines de Saint-Victor de Marseille, pour devenir l’église d’où partaient les pèlerins pour Saint-Jacques de Compostelle. La nef de l’église, faute d’argent, est restée inachevée dont ne furent dressés que les murs sans sa couverture, ainsi en est-il de Jumièges, dont il ne reste de la Révolution que les arcades gothiques de la nef. Aux Alyscamps, l’immense chœur aura permis à Florence Grundeler d’installer ses peintures, ses tentures verticales et un ensemble de sculptures géométriques. Dans l’une des chapelles, voici « Regard », qui représente un cercle à l’encre, suspendu au-dessus de l’autel. Un peu plus loin, posée au sol, sur une plaque métallique, voici « La mesure », toile encrée et cousue sur poutre de bois encrée. Puis, spectaculaires, voici ses longues traines de tarlatane suspendues (étoffe de coton) à une simple tringle installée sous la voûte d’une chapelle, une Cascade de coton, encre sur bâche. Trop longue, mêmes suspendues des deux côtés de la poutre, les cascades de tarlatane comme les autres œuvres textiles, terminent leur course à même la pierre du sol.
Tout à coup, apparaît devant nous une réminiscence du livre, « L’approche », amas de fragments de toile encrée, suspendus à un fil d’acier au-dessus d’un bois. Cette œuvre n’est pas sans évoquer pour certains les empilements vertigineux de livres de plomb, de verre, de fils de cuivre, composés par Anselm Kiefer. L’œuvre de Florence Grundeler est donc suspendue par un fil d’acier, ce qui lui donne une apesanteur intemporelle, au milieu de ces voûtes romanes. Sous le chœur, se trouve une sorte de crypte investie par l’artiste, qui a disposé sur le sol une vingtaine de cubes de zinc et de cuivre sur les pavés de béton, au titre ascensionnel Eloge – car il faut être debout pour faire un éloge : éloge de la crypte, éloge de la matière. Entre Florence Grundeler et Elisabeth Raphaël, existe plus d’un lien, plus d’un écho pour le voyageur de l’art qui se trouve entre l’une et l’autre, par le plus grand des hasards d’une rencontre à Arles – autour d’une conférence sur Kiefer.
Il faut donc faire l’éloge du catalogue imprimé par la galeriste Amélie du Chalard (qui est aussi celle d’Elisabeth Raphaël) et saluer Anne Louyot, commissaire de l’exposition, qui introduit la publication avec des mots habités de silence, de louange, non sans faire l’éloge du photographe Grégoire d’Ablon, dont la pureté, la beauté et la profondeur des photos nous happent au premier toucher des pages.
« Comment aborder ce qui fait signe depuis le passé ? Comment percevoir un chuchotement au bord du silence ?
“à l’écart“ trace un cheminement singulier dans ce labyrinthe de vestiges dont la longue a inspiré l’artiste, toujours attentive aux tremblements du temps. Ses œuvres-réceptacles recueillent la sève énigmatique des traces visibles ou invisibles, se gardant de toute affirmation, malgré leur vigueur plastique. »
On ne saurait mieux dire. Tout est cosmique ici, ces rampes si douces pour dire « Les Jours de 1 à 7 », cette « Histoire du temps », ces « Paratemps », « L’envers du globe », boule d’enduit, encre, fil et fragments, ou finalement ces « Secrets », composés de huit rouleaux de toile encrée, placés dans une alcôve et enserrés par un fil. Le secret de ces rouleaux est de nous susurrer qu’il n’y a de secret plus immarcessible et infrangible que celui qui fait communier, d’un siècle l’autre, un être humain à une œuvre d’art.
Ainsi Florence Grundeler nous découvre-t-elle pas à pas la force de ses créations en un lieu unique, en un temps trop court à n’en pas douter. Une artiste impressionnante, tout en apesanteur, dont « Les éphémères », tarlatane sur acier, les monotypes sur pointe-sèche, que dévoile son autre publication au titre amphibologique « entre » (Immédiats, publications pour l’art contemporain, 2024), sont autant de chemins pour entrer dans son art qui puise à ses quatre cultures-sources, la française, la chinoise, la brésilienne, l’argentine. Le titre « entre », sans majuscule, nous renvoie à une sorte d’équivoque recherchée par l’artiste entre le verbe et la préposition, entre l’impératif « Entre ! », et ce qui dit l’intervalle, la distance entre deux points, deux lieux, deux temps, deux êtres. Mais l’élément grammatical entr(e)- sert aussi à former des mots, des verbes comme s’entraider, s’entrelacer, entrouvrir ou entrevoir, entracte ou entraide. Dans aucune autre langue, semble-t-il, nous ne nous trouverions l’équivalent.
L’art de Florence Grundeler nous aura révélé quelque chose de tous ces secrets linguistiques, sémantiques, artistiques, comme elle nous révèle d’autres manières de créer des cascades, cascades de tarlatane, cascade d’encre, dont le dernier pallier se répand par nappes, fécondant ainsi sa terre, sa pierre, son torrent, comme l’écume des vagues féconde le sable.
« à l’écart » fut pour moi une expérience tout à la fois artistique, temporelle, spirituelle, spatiale, dont l’art de Florence Grundeler est devenu le médium, la source et la cascade. Une œuvre à découvrir à Arles ou à Paris ou ailleurs encore. Partout où l’artiste s’expose.
Exposition « à l’écart » par l’artiste Florence Grundeler
Du jeudi 22 mai au samedi 21 juin 2025
À Alyscamps – la nécropole des Alyscamps et l’église Saint Honorat à Arles