Il y a cette célèbre citation d’Agnès Varda qui dit que si l’on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Moi je crois que si l’on ouvrait Séverine Daucourt, on trouverait des mots en balade. Je l’ai rencontrée il y a presque un an, alors que je passais un entretien pour rentrer au Jeune Bureau de la Comédie-Française. J’étais dans l’état dans lequel on est tous lorsque l’on passe une épreuve : mal à l’aise, engourdie, le cœur à cent-vingt battements par minute. Quand l’entretien s’est terminé et que je m’apprêtais à partir, Séverine m’a regardée dans les yeux et m’a dit, tout en pudeur : « Merci pour votre lettre. » Ce ne sont que quelques mots, pour certains une formule de politesse, mais j’ai senti dans son visage, dans cet élan vers moi, toute la sincérité du monde. Plus tard, elle m’a avoué que non, ce n’était pas de la politesse, et qu’effectivement elle avait été touchée par ma lettre.
Lors de notre premier atelier d’écriture, Séverine, qui en est la directrice, nous dit qu’elle est poétesse. Je ne savais pas que cela existait encore, les poètes. Un peu fascinée, et surtout très intriguée, je cherche son nom sur Internet et je tombe sur une lecture qu’elle a faite de son dernier recueil, Transparaître, à la Maison de la Poésie. Elle parle de femmes, du passage de l’enfance à l’adolescence, de désir, de se jeter très vite, très tôt dans des corps qui ne s’appartiennent plus, qui s’oublient, de la maternité, de ses joies, ses épuisements, de se battre contre les autres et contre soi, de (re)faire sa vie, de ménopause, de prendre de l’âge – comme un long parcours de l’expérience féminine. Moi aussi, j’ai été touchée par ses textes.
Séverine vient me chercher, souriante, devant la Comédie-Française. On monte ces grands escaliers recouverts de moquette rouge, on ne se dit rien – elle est discrète, moi impressionnée –, on arrive au foyer : « On sera bien ici, non ? – Oui ! »
Elle est habillée en noir, a du rouge sur les lèvres, un chignon qui tente de maîtriser ces boucles qui tombent sur son visage, des yeux qui regardent pour de vrai. Elle me parle de la langue, de sa transformation permanente, changeante, de la liberté qu’elle lui offre, de ces marques qui n’ont pas laissé de cicatrices mais des mots sur le corps. Séverine Daucourt est poétesse ; elle écrit la douceur, la violence, les corps, les têtes, les esprits, elle et les autres, les autres et le monde, le monde et ses noirceurs. Et la lumière.
Séverine Daucourt : « La poésie est une manière d’être au monde qui vise une subjectivité radicale. »
J’imagine que l’on ne choisit pas de devenir poétesse mais que cela s’impose à soi : comment est-ce arrivé, pour vous ?
C’est arrivé dès l’enfance, je dirais dès l’accès au langage, peut-être même avant. Très vite les mots sont devenus un endroit de refuge, probablement parce que mon propre corps ne pouvait pas faire office de refuge. En fait, le refuge, je l’ai trouvé dans un espace de transition entre mon corps et la réalité : c’était l’espace de la langue. Dans un premier temps, c’est la lecture qui a envahi ma vie, j’y consacrais tout mon temps. J’ai commencé la poésie à l’adolescence, sans même savoir ni que j’écrivais, ni que c’était de la poésie. Ensuite, ce sont les retours des autres qui m’ont encouragée à poursuivre. Je me suis dit que cette espèce de chose qui était mon monde, cet univers de la langue, c’était partageable et pouvait s’inscrire dans quelque chose de social. C’est à ce moment-là que j’ai eu une prise de conscience : être autrice, publier, pouvait être un cheminement pour rencontrer les autres.
Vous dites que vous avez commencé par lire : était-ce plutôt de la poésie ou des romans ? Quels livres ont forgé votre écriture ?
Dans l’enfance et l’adolescence, j’ai lu tout et n’importe quoi. Je n’avais pas accès à une bibliothèque de littérature « digne de ce nom » ; dans ma famille, mes parents ne lisaient pas. Moi, j’avais une appétence pour tout. Je lisais autant des manuels de médecine – mon père était médecin, alors je suis très imprégnée d’une littérature scientifique et médicale – que de la littérature populaire. Finalement, les seules choses inscrites dans une culture littéraire, c’était ce que je lisais à l’école – notamment la poésie, que j’ai découverte à quatorze ans avec Gérard de Nerval. Tout cet arrière-plan non organisé de textes antinomiques a fait que je me suis forgée dans un espace poétique, langagier et littéraire assez libre. Car cela ne s’inscrivait pas dans des codes culturels précis. Je ne saurais dire précisément ce qui a fait office de déclencheur, parce que c’est plutôt tard qu’un auteur, en l’occurrence une autrice, m’a beaucoup touchée. Je crois que le premier choc, c’était Emily Dickinson et, peut-être avant, Lou Andreas-Salomé. Elles m’ont fait prendre conscience que l’on pouvait être une femme et écrire, ce qui n’était pas évident dans mon milieu, ni dans le patrimoine littéraire. Je me souviens d’avoir lu Le Clézio dans les années quatre-vingt, et pour moi c’était le summum de la déconstruction – mais j’avais une culture en vrac. Après, lorsque j’ai commencé à découvrir le matrimoine (qui n’était pas encore nommé comme cela), j’ai été assoiffée de ce que les poétesses avaient pu écrire. Certains m’ont bouleversée comme Sarah Kane, pour sa radicalité, ou Caroline Sagot-Duvauroux – qui est une poétesse méconnue – pour son exploration libre de la langue, Françoise Clédat pour la douceur… Toutes ces femmes ont apporté une façon d’incarner des nuances dans le texte qui n’apparaissaient pas dans ce que j’avais lu avant.
Diriez-vous donc qu’il y a une littérature d’homme et une littérature de femme, ou peut-être plus précisément, une voix d’homme et une voix de femme ?
Je pense que la langue n’a pas de sexe. L’identité n’est pas forcément genrée mais il y a des singularités : comment chacun, chacune, s’empare d’une langue. Y a-t-il aujourd’hui un corpus féminin dont on pourrait entendre l’écho ? Peut-être est-ce davantage la question qui se pose. Et à cette question, je répondrais oui. J’entends la voix des femmes – évidemment plus qu’avant. Ce sont des voix singulières mais je ne crois pas qu’il y ait une spécificité de leur langue. Peut-être est-ce dans l’émergence collective qu’une forme de force et d’identité se dessine, mais cela se joue autant au niveau politique que littéraire. L’écriture du côté des femmes a tellement été invisibilisée… et même quand elles avaient du succès ! Je pense à Marguerite Duras, qui m’a aussi beaucoup marquée (et que j’aurais pu citer dans ma réponse à votre question précédente), ou à Annie Ernaux : elles ont été énormément lues, elles avaient leurs lecteurs, mais ce sont des femmes qui ont aussi été descendues, critiquées, on a tenté de réduire leurs œuvres à néant – peut-être parce qu’elles touchaient à une réalité qui n’était pas toujours celle des hommes… Mais le paysage est en train de changer, notamment avec la résurrection de toutes ces voix féminines.
Quand on parle de poésie, on pense souvent à Nerval, Baudelaire, Rimbaud… Mais aujourd’hui, pour vous, qu’est-ce qu’être poète ?
Il y a un phénomène de mode avec la poésie dont on sent l’effervescence depuis cinq ans. Mais ce qui est sûr, c’est que durant des dizaines d’années, elle n’intéressait pas grand monde. Quand j’ai publié mon premier livre, dans les années 2000, la poésie, tout le monde s’en fichait, c’était un champ invisible qui avait été l’apanage de quasi-castes, ce n’était pas quelque chose qui suscitait de l’intérêt, on s’en tenait à des poètes qui étaient morts depuis longtemps. Pourtant, la poésie était vivante, et promue par nombre d’éditeurs – mais des éditeurs qui n’avaient pas la force de frappe des maisons qui publiaient des romans. La poésie restait donc enfermée dans un formalisme très abstrait, intellectuel, ou bien dans un cadre assez réactionnaire où il ne fallait pas dépasser les formes poétiques qui avaient été en vigueur jusqu’au début du vingtième siècle. Rien de ce qui avait été fait dans la seconde partie du vingtième siècle et au vingt-et-unième siècle n’était connu du grand public. Je crois que la poésie, cela va au-delà d’un effort métrique traditionnel et du formalisme dans lequel, pendant longtemps, elle a été enfermée par un nombre très réduit de personnes. C’est en train de devenir un média pour prendre la parole et dire les choses qu’il y a à dire. La question est dans le verbe, dans l’être. Je n’ai pas l’impression qu’on devient poète, qu’on choisit de le devenir ; c’est peut-être davantage une condition, un rapport au monde qui passe systématiquement par les mots. Cela vaut sans doute pour les romanciers et, plus largement, pour tous les écrivains. Mais la poésie est quand même une façon d’habiter la langue, et donc d’habiter le monde, qui est très particulière, car l’invention de sa propre langue est plus radicale dans la poésie. C’est une manière d’être au monde qui vise une subjectivité radicale.
Votre recueil, Poudreuse, fait partie d’une collection des Éditions MF : « Poésie commune », avec donc plusieurs recueils. Pour vous, la poésie est-elle plurielle ?
La poésie est un endroit où chacun peut se connecter à sa propre voix, à sa propre langue – mais c’est un travail, de recherche sans fin de la pratiquer. Ce n’est pas forcément donné à tout le monde tout de suite, même si la pluralité des voix et des formes le laissent penser. Dans la collection « Poésie commune », l’idée était de faire une collection de poésie qui ne défende pas qu’un seul type de poésie. Parce que d’ordinaire, c’était souvent le lyrisme contre le formalisme – beaucoup de gens sont d’ailleurs encore là-dedans. Pour ma part, je n’y ai jamais été, en revanche j’ai évolué dans un milieu où il fallait choisir son camp. Dans « Poésie commune », l’idée est d’accueillir la diversité des voix, tout ce qu’elles peuvent proposer – après, on en revient à la devise de la Comédie-Française : Simul et Singulis –, mais également de rendre visible ce qu’elles dégagent de commun, qui est aussi une force. L’idée est de publier chaque printemps quatre livres ensemble, au lieu d’en publier un par saison.
Publier ensemble, c’est une envie de la maison d’édition – mais la partagez-vous ? Car c’est un tout autre exercice que de publier quatre livres en même temps…
Oui, chacun de ces livres a sa vie autonome, mais ils sortent tous les quatre le même jour. La collection est défendue en tant qu’entité, en dépit de la singularité de nos quatre voix, on peut tirer un fil qui nous lie. Nous sommes quatre femmes pour cette première salve et on embrasse chacune à notre manière des problématiques communes, on désigne et dessine un idéal auquel on aspire, on incarne peut-être l’idée d’une communauté de gens différents qui partageraient leurs inquiétudes.
Vous faites régulièrement des interventions dans des écoles, y compris avec nous à la Comédie-Française : comment se transmet la poésie, pour vous ?
Elle se transmet par un geste qui est très simple : celui de la rendre visible. Rendre visible une autre poésie que celle qui est enseignée à l’école – pour laquelle j’ai énormément de respect, voire de goût, mais qui la limite en évacuant tout le contemporain. Dans les espaces où j’anime des ateliers, j’arrive avec de la poésie contemporaine, c’est-à-dire la poésie de poètes et de poétesses vivants ; ce sont leurs voix que j’ai à cœur de faire entendre, de faire découvrir, parce qu’elles ouvrent immédiatement à un paysage poétique qui n’est pas celui que l’on peut avoir en sortant d’un parcours éducatif classique. Certaines attentes persistent quand on parle de poésie. Il faut qu’elle soit lisse et jolie, il faut qu’il y ait des rimes. Alors que la poésie c’est le trivial, c’est le quotidien, c’est subversif, c’est la sauvagerie autant que la beauté, l’exaltation des sentiments autant que leur absence, en fait c’est surtout l’espace de jeu qui peut se dégager de l’usage de la langue. Dans mes interventions, j’essaie donc de déverrouiller, de donner accès à l’étendue de ce territoire et de montrer que c’est tellement vaste que chacun va pouvoir en écrire, de la poésie, même si ce sont des balbutiements. Il suffit de lire dix ouvrages de poésie contemporaine pour très vite réussir à dynamiter l’arrière-plan et à abolir cette vision normative de la poésie, souvent découverte dans la contrainte. Quand on voit la manière dont elle apprise… La récitation, c’est rébarbatif et assimilé à quelque chose d’ennuyeux ; mais dès qu’on ouvre un peu les portes, cela va du côté de la liberté, du jeu, du plaisir, de la singularité – de tout ce qui, souvent, manque justement aux gens, que ce soit dans l’espace scolaire, l’espace professionnel ou même l’espace de vie. Pour moi, transmettre, cela commence par déverrouiller, ouvrir. Après, la transmission dépend du contexte : ce n’est pas la même chose d’intervenir dans des classes que dans un groupe comme le Jeune Bureau de la Comédie-Française. Cela se joue énormément dans la rencontre, dans le moment et dans le lieu dont dépend la transmission, qui à la fois la portent et la conditionnent. Or ce sont des éléments – avoir un lieu, du temps et une vraie rencontre – qui ne sont pas faciles à obtenir actuellement. Les espaces où les gens peuvent être eux-mêmes, en prenant le temps et dans un lieu adéquat sont un sacré luxe. C’est aussi peut être d’éprouver cette conjonction de la rencontre, du temps et du lieu qui donne un aperçu de ce qu’est la poésie, de sa puissance. Parfois les choses se font malgré tout, dans des décors qui ne sont pas adéquats, dans des lieux difficiles ; mais s’il y a rencontre, j’ai l’impression que le langage arrive toujours à se saisir de ce qu’il se passe.
Il y a une contradiction dans le fait d’écrire : les mots, de fait, sont figés, pourtant on essaie de retranscrire la vie, le mouvement. Comment parvenez-vous à éprouver ce mouvement dans l’écriture ?
En dézinguant la syntaxe – ce que permet la poésie. Moi, je n’ai pas choisi la poésie. La poésie n’est pas du tout un bon choix, cela ne se vend pas, tout le monde s’en fiche. Il me serait probablement beaucoup plus facile d’être romancière, ne serait-ce que pour gagner ma vie. Vendre des romans n’est pas facile non plus, mais vendre des livres de poésie relève presque de l’impossible. Donc non, ce n’est pas un choix, mais je crois que j’ai vraiment besoin de faire rentrer dans la langue quelque chose qui justement n’y entre pas. Cela peut être un mouvement de diffraction, un mouvement assez fou. Pour moi, les mots ne sont pas figés, la poésie les défige, elle les fait résonner en fonction des autres mots et de cette dimension graphique, sonore de la poésie qui fait que les espaces, les axes qui permettent d’attraper les mots sont tellement pluriels : on les attrape par leurs sons, par leurs accords ou leurs désaccords avec les autres… C’est animé, dynamique – on rejoint cette question du mouvement. Peut-être que les mots sont figés, mais dans leurs interactions qui, elles, sont totalement mouvantes, mobiles et vivantes, ils se défigent.
Vous avez beaucoup écrit sur vous. Pourquoi, maintenant, écrivez-vous sur les gens ?
J’ai écrit sur moi car j’ai beaucoup appris la vie dans les livres ; et cela a peut-être ancré en moi la croyance que plus on est proche de l’intime, plus c’est partageable. Jeune, je lisais des livres – en l’occurrence, c’étaient des romans – où je pouvais apprendre des choses sur la vie alors que le personnage était un homme de trente ans de plus que moi et qu’il vivait il y a deux siècles ! Tout le monde peut partager quelque chose à partir de soi, à condition de ne pas être dans l’histoire privée, parce que l’histoire privée n’est pas intéressante et pas non plus partageable ; mais l’intime, lui, est partageable.
Si dans mes textes j’ai beaucoup écrit « je », cela ne veut pas forcément dire que je ne parlais que de moi. Ce qui m’intéressait ce n’était pas obligatoirement la véracité de ce que je racontais mais de faire véridique. Le « je » active différemment l’inconscient du lecteur, il le place dans un rapport d’identification qui a un effet que je n’avais pas du tout anticipé au départ mais dont j’ai compris la force quand les gens venaient me voir en prenant tout ce que j’avais écrit comme étant littéralement mon vécu. Pour prendre l’exemple de Transparaître, un livre au sujet duquel on m’a beaucoup renvoyé cela : initialement, c’était un récit, avec une forme de révolte intime, peut-être aussi politique ; il était chargé d’affect et cela donnait un récit absolument indigeste dans lequel j’avais probablement déposé trop de violence pour qu’il soit partageable. Donc j’ai désécrit ce texte. De prose, je l’ai passé en vers, et en le versifiant je n’ai pas fait que hacher la prose, la découper ; j’ai littéralement limé, abrasé tout ce qu’il avait de charge affective, je m’en suis tenue à l’os, au squelette. Ce texte a l’air d’être quelque chose de fort, alors qu’en fait je suis dans une narration extrêmement froide de ma vérité ; ce récit procède d’une édulcoration, d’un travail, d’une mise en forme pour que je puisse assumer et revendiquer le « je ». Si je suis beaucoup partie de moi dans l’écriture, c’est parce que je n’avais pas d’autre choix. J’aurais parfois aimé me décentrer mais, de toute façon, même dans les textes où les auteurs ne parlent pas d’eux, par déplacement il s’agit quand même d’eux.
Comment avez-vous fait pour conserver l’intime dans ce texte Transparaître, que vous dites avoir abrasé ?
J’ai enlevé des aspérités, mais il en reste plein. Je pense – d’après ce qu’on m’a dit – que c’est un texte qui peut avoir des effets assez explosifs, alors même qu’il n’a rien de lyrique. Je crois que c’est justement dû à l’absence de lyrisme : comme il ne s’agit que de faits, toute la place est laissée à l’imaginaire, et c’est sans doute beaucoup plus puissant. J’y relate des faits ; ce n’est pas clinique, contrairement à ce que l’on pourrait croire, je ne dissèque pas. C’est le strict nécessaire pour un début de représentation de ce qu’il s’est passé. Je ne me déconnecte donc pas de l’intime, j’essaie au contraire de rentrer au cœur de l’intime, mais sans fioriture.
Et pour votre dernier recueil, Poudreuse ?
Pour Poudreuse, j’ai déplacé le propos. C’est un texte qui parle de la neige, du système, du discours néolibéral, de la société dans laquelle on vit, ou dans laquelle on a du mal à vivre, et de ses paradoxes. On est soumis à beaucoup d’injonctions contradictoires : sois toi-même mais en même temps dépends toujours de l’approbation d’autrui, lâche le contrôle mais maintiens un rythme effréné… Les exemples sont infinis, on doit s’ajuster à du paradoxe en permanence. J’avais commencé ce livre en allant interroger des personnes addictes à la cocaïne, parce que j’étais assez stupéfaite de constater que la consommation de psychostimulants était vraiment en croissance exponentielle depuis quelques années. Alors que la drogue met à mal et finit par détruire tout ce que l’on veut préserver – la santé, le travail, la famille –, aujourd’hui les drogues sont « propres », elles permettent au contraire d’être très ajusté aux demandes du système. En interrogeant ces personnes addictes, en les écoutant parler de ce contre quoi elles luttaient en consommant de la cocaïne, de ce qu’était la descente, du retour à la réalité, je me suis rendu compte qu’elles tentaient justement de répondre à cette société paradoxale. Et petit à petit, alors que j’écrivais sur ces comportements dysfonctionnels, je me suis mise à avoir envie d’écrire sur autre chose : sur ce système où les gens réussissent parfois grâce à de la drogue. Et plutôt que les gens, c’est un paysage qui m’est apparu, un paysage enneigé du monde contemporain. J’avais la neige en tête, parce que la cocaïne c’est la neige. Cette neige qui se sniffe est devenue une neige qui tombe sur un paysage, et Poudreuse est né de cette bascule-là ; le recueil est né de l’envie de parler de ce paysage enneigé, de ce qui nous tombe dessus avec le même pouvoir que la drogue, comme quelque chose de très alléchant d’un côté, et de très destructeur, pernicieux, sournois, de l’autre. En fait, la société nous drogue en permanence, parce que nous scrollons pendant des heures ; au début c’est séduisant de scroller, de penser que l’on aura accès à tout. Poudreuse est un texte assez désespérant, comme tout ce que l’on peut écrire sur l’état du monde aujourd’hui, mais il porte aussi l’espoir d’une part de la communauté inquiète de ce qu’il se passe, qui en a assez. Le texte est une dénonciation et un appel, parce que je ne peux pas faire grand-chose d’autre que cela, en fait – c’est un peu l’histoire de toute ma vie.
Dans Poudreuse, vous écrivez : « Il y a d’ailleurs une épidémie de poètes qui devraient en principe guérir le monde. » Les poètes peuvent-ils guérir le monde ?
Je n’ai pas l’impression que les poètes vont guérir le monde. À vrai dire, je ne sais pas ce qui va guérir le monde. On attend que quelque chose s’effondre quelque part – que ce soit la nature ou l’économie – mais rien ne s’effondre et l’on va toujours plus loin dans les dégâts causés. J’ai l’impression que pour guérir le monde il faudrait aller au bout de quelque chose, aller au fond de l’impasse, mais que l’impasse est constamment repoussée. Ce qui peut-être ne pourra plus être repoussé, c’est la résistance psychologique des gens à tout cela. Je me dis que l’effondrement va peut-être être un effondrement généralisé du mental. Je pense toutefois que les poètes, les artistes peuvent porter cette volonté de changement encourager les troupes, d’une certaine manière, mais on ne peut pas faire grand-chose d’autre.
Les mots vous ont-ils permis, à vous, de guérir votre monde ?
Je ne pense pas qu’il soit question de guérison. L’écriture est peut-être davantage le symptôme que la thérapie. Pour autant, il y a toujours du mouvement, et mon rapport à l’écriture se déplace de livre en livre. Début 2026, je vais publier un roman qui, pour la première fois, me met dans une narration. Ce qui est incroyable, c’est que les mots savent toujours plus vite que moi où j’en suis dans ma vie ; alors je ne sais pas si cela me guérit, mais en tout cas cela me permet de rester débout. Je dépose des choses qui me dépassent, cela devient des livres, et souvent, quand le livre paraît, c’est-à-dire un an ou deux ans après le moment de l’écriture, je me rends compte à quel point le texte est en phase avec ma vie, alors même que je l’ai écrit deux auparavant. C’est vraiment une prémonition de l’écriture, une forme de prescience, il y a dans les mots une lisibilité que moi je n’ai pas mais que l’écriture a, avant moi. Et lorsque je me lis, rétrospectivement, je me rends compte qu’au moment où j’écrivais j’avais déjà compris certaines choses mais que la confrontation n’était pas aussi lumineuse qu’elle l’est un peu après.
Dans un article, vous dites qu’écrire c’est pour les débordants et/ou les retenus. Est-ce cela, pour vous, être poète : déborder alors que l’on est engoncé ?
Sans doute, oui. C’est en tout cas une manière de concilier les opposés. Les effets des débordements sont dangereux, comment le sont ceux des entraves ou des engoncements. Je crois que c’est cet aller-retour entre excès et inhibitions, cette possibilité de les conjuguer, de ne pas les laisser me dissoudre, me museler, qui me permet de trouver une place instable mais possible, pour faire cohabiter ces impossibles, la dissolution et l’explosion, le trop-plein et le silence, dans le temps du poème, de l’écriture.