En mai 2025, le Center for Geopolitics de JPMorgan Chase publiait une note stratégique intitulée The Russia-Ukraine Endgame and the Future of Europe.
L’objectif : cartographier les scénarios possibles de sortie de guerre en Ukraine, et anticiper leurs implications économiques et diplomatiques.
Mais derrière le vernis analytique, le document reflète une lecture erronée, biaisée, parfois dangereuse du conflit. Il aligne des hypothèses fausses, des comparaisons douteuses et des prévisions hasardeuses – au risque de mal orienter les décideurs et d’entretenir un dangereux climat de résignation.
Ce document, très relayé dans les milieux financiers et diplomatiques, prétend évaluer rationnellement les « probabilités » de quatre issues possibles :
Scénario « Corée du Sud » (accord durable, sans retour des territoires occupés) : probabilité 15%.
Scénario « Biélorussie » (capitulation complète) : probabilité 15%.
Scénario « Israël » (autonomie militarisée, sous pression permanente) : probabilité 20%.
Scénario « Géorgie » (dérive progressive) : probabilité 50%.
Mon tout fait 100%. Trop beau…Les scénarios affublés d’un pourcentage de probabilité donnent l’illusion d’une rigueur mathématique. Mais cette méthodologie ne repose sur aucun fondement empirique clair, ni sur une modélisation sérieuse. Ces chiffres sont arbitraires, sans justification transparente, ni indicateurs mesurables.
On est loin d’une modélisation géopolitique solide. On nage plutôt dans une gamification de l’avenir, avec pour seule boussole l’instinct du Marché.
Le scénario « Biélorussie » (capitulation de l’Ukraine) repose sur une idée fausse : qu’en l’absence d’aides occidentales massives, Kyiv plierait.
Cette hypothèse ignore délibérément la dynamique interne ukrainienne : sa résilience, sa capacité de mobilisation, son identité forgée dans la lutte, et, last but not least, les arsenaux nationaux et la production d’armements en Ukraine, qui tournent à plein régime.
Depuis 2014, et plus encore depuis 2022, l’Ukraine démontre sa capacité à résister, se réorganiser, innover, mobiliser. Ce n’est pas l’aide qui fait la volonté, c’est la volonté qui attire le soutien. L’Ukraine ne se bat pas parce qu’on la soutient. On la soutient parce qu’elle continue de se battre.
Le parallèle avec la Géorgie post-2008 est fallacieux. En apparence plausible – même trajectoire post-soviétique, même voisinage russe – il fait abstraction d’une différence fondamentale : l’emprise de Moscou sur le pouvoir politique géorgien. La Géorgie a basculé vers le repli autoritaire russe sous l’effet de dynamiques internes, forcées et soutenues par le Kremlin. L’Ukraine, elle, poursuit coûte que coûte son ancrage européen, y compris en temps de guerre. Les sondages, les sacrifices humains et la cohésion politique malgré la guerre en témoignent.
Comparer les deux pays revient à nier la souveraineté politique du peuple ukrainien. C’est aussi faire l’impasse sur la stratégie impériale russe, bien plus offensive en Ukraine qu’en Géorgie. L’oublier, c’est mal lire l’histoire.
Le document de JPMorgan convoque à la volée les « modèles » Corée du Sud et Israël pour imaginer des issues acceptables. Or ces modèles sont géopolitiquement et militairement non exportables :
Israël dispose de l’arme nucléaire, d’une autonomie stratégique et d’un soutien américain inconditionnel. Ce n’est pas le cas de l’Ukraine.
La Corée du Sud vit sous la protection directe de troupes américaines stationnées sur place. Qui peut imaginer cela à Odessa ou à Kharkiv ?
Sans ces éléments de base de fonctionnement des systèmes de sécurité en Israël et en Corée du Sud, comment est-il possible d’invoquer ces scénarios comme probables ? Ces comparaisons flattent l’intellect mais ne résistent à aucune analyse militaire sérieuse. Ce sont des raccourcis, pas des scénarios.
À aucun moment le document ne fait référence à la Charte des Nations Unies, à l’agression illégale de 2022, aux crimes de guerre, aux déportations d’enfants ukrainiens. Pas un mot sur les principes de souveraineté, d’intégrité territoriale, de non-recours à la force. Le droit international est méthodiquement évacué.
Ce silence n’est pas neutre : il révèle une vision du monde où seule compte la stabilité des marchés, non la légitimité des actions.
Dans une telle situation d’instabilité, comment peut-on espérer que les marchés soient stables ? Dans cette analyse, il n’y a pas de réponse.
L’ordre international n’est pas un luxe moral : c’est le socle du système sur lequel reposent les garanties économiques.
Le rapport crédite la Russie d’une vision stratégique stable, quand il décrit l’Ukraine comme fatiguée et incertaine.
La Russie reste isolée du monde occidental, sauf le tournant marginal actuel des USA. On observe clairement son épuisement militaire doublé d’une démographie en chute libre. Le régime poutinien fonctionne à la répression, au court terme, au coup de bluff.
Ce déséquilibre dans l’analyse de JPMorgan trahit une fascination implicite pour la brutalité efficace et une incapacité à percevoir les failles du système poutinien.
Comment peut-on encore présenter la Russie comme un acteur rationnel, alors qu’elle viole systématiquement les normes, instrumentalise le chantage nucléaire, menace l’Occident et mène une guerre d’une autre époque en Ukraine, fondée sur le mépris absolu de la réalité ? Ce n’est pas un État stratège. C’est un régime autoritaire agressif, obsédé par sa survie.
C’est en cumulant ces biais que le rapport aboutit à une conclusion pour le moins étonnante : « Attendez-vous à un accord imparfait d’ici la fin du second trimestre. »
Ce pronostic ne repose sur rien de concret. Il suppose une Europe désarmée (ce qui est faux), une Ukraine à bout des forces (ce qui est démenti sur le terrain), un désengagement américain (alors que les sanctions sont renforcées par l’administration Trump, que l’aide militaire continue à arriver et que le fonds d’investissement en commun entre l’Ukraine et les USA vient d’être créé), et surtout, il suppose un président ukrainien prêt à céder (!).
Là encore, l’aveuglement des prévisionnistes de JPMorgan est total. Depuis trois ans, Volodymyr Zelensky a démontré qu’il ne cédait ni à la panique, ni à la pression, ni au chantage diplomatique. Il a retourné des situations désespérées, consolidé le soutien international, renforcé les alliances.
Il n’existe aujourd’hui aucune force crédible, ni extérieure ni intérieure, capable de le contraindre à signer un accord qui serait perçu comme une défaite pour son pays. Il faut être bien mal informé ou cyniquement complaisant pour ne pas comprendre cela.
Le danger de cette analyse ne réside pas seulement dans l’erreur intellectuelle, mais dans l’effet d’entraînement. Les décideurs politiques, économiques, financiers qui s’appuieraient sur cette note pour anticiper un retour à la stabilité risquent mal d’évaluer les conséquences négatives, d’allouer les ressources en conséquence, et de préparer leurs organisations respectives à un scénario qui n’adviendra pas.
Penser que la paix est imminente, c’est affaiblir la dissuasion. Et affaiblir la dissuasion, c’est prolonger la guerre.
Enfin, en relativisant la norme, en acceptant l’idée qu’une guerre d’agression inouïe puisse être « gérée » sans justice, JPMorgan trahit l’architecture même qui protège ses propres opérations.
Car si la souveraineté d’un État peut être renversée par la force sans conséquences durables, qu’est-ce qui garantit la sécurité des contrats ? Des investissements ? Des arbitrages ?
L’ordre fondé sur le droit est un tout. Il ne survit pas à la segmentation géopolitique. Et ceux qui croient pouvoir l’ignorer dans un théâtre de guerre, au nom de la gestion des risques, se préparent à des chocs bien plus profonds ailleurs.
Ce rapport n’est pas une simple projection. Il est le reflet d’un affaissement stratégique, moral et intellectuel. Il ne dit pas seulement ce que certains croient. Il dit ce qu’ils sont prêts à abandonner.
Or, cette logique ne s’arrête pas aux frontières de l’Ukraine. Elle affaiblit l’architecture juridique et sécuritaire internationale sur laquelle repose aussi… la stabilité des marchés, la protection des investissements, et la sécurité des grands acteurs économiques eux-mêmes.
Et c’est peut-être là, dans cette résignation feutrée, que réside le véritable risque systémique pour l’Europe comme pour l’Occident.
En d’autres termes : en acceptant qu’une guerre coloniale puisse être « réglée » sans justice, la Finance trahit les fondements mêmes de l’ordre dont elle dépend.
Ce n’est pas seulement une faute morale. C’est une erreur de calcul.