Chers amis,
1 – Une chose, d’abord : mon bonheur d’être là.
Parce que j’aime Jérusalem.
Parce qu’Israël ne se réduit pas à Netanyahou et à la guerre.
Et parce que je sens un tel vent de détestation souffler sur le pays que je ne suis pas mécontent d’être venu réaffirmer, dans cette réunion d’écrivains, en mémoire de mes amis Amos Oz, Aharon Appelfeld et A. B. Yehoshua, ma solidarité de principe avec l’État des Juifs.
Je l’ai fait au lendemain du 7 Octobre en me portant aussitôt, dès le 8, dans les villes, puis les kibboutzim ravagés du sud du pays.
Je l’ai fait, depuis, chaque fois que je l’ai pu – jusqu’à cette conférence sur l’antisémitisme, le 26 mars dernier, que j’aurais volontiers ouverte si les organisateurs n’avaient annoncé, au tout dernier moment, qu’y seraient mis à l’honneur les ténors d’une extrême droite européenne récemment convertie à l’amour d’Israël et que je combats dans mon propre pays.
Et je le fais, aujourd’hui, avec d’autant plus d’émotion que se déchaînent, avec une joie mauvaise, les ennemis d’Israël et que le lâchent, ou menacent de le lâcher, ses alliés traditionnels : condamnations, menaces de sanctions, boycott larvé de ses écrivains et de ses artistes, jusqu’à Donald Trump que l’on sent prêt à vous vendre si tel est le prix d’un « deal » avec tel ou tel – tout y passe et c’est un triste spectacle…
2 – Donc, ne serait-ce que pour vous rappeler que vous, femmes et hommes de lettres et de culture, n’êtes pas si seuls qu’il y paraît, je trouve bon que quelqu’un soit venu, ce soir, en ouverture de ce festival, dire ceci.
Je tiens à Israël parce que c’est un pays minuscule, infiniment fragile et menacé de toutes parts.
J’aime et respecte Israël car c’est le fruit de cet événement magnifique que fut, il y a trois quarts de siècle, une guerre de libération doublement victorieuse : contre un empire traditionnel (britannique) et contre un empire diabolique (le Reich hitlérien).
J’ai mal à Israël car ce petit pays est une grande démocratie qui réalise le tour de force d’avoir longtemps vécu – 77 ans – en état de guerre existentielle sans être tombé, pour autant, dans le piège de l’état d’exception.
Je défends Israël car c’est une démocratie, non seulement exigeante mais exemplaire, dont 20 % des citoyens sont palestiniens, parfois antisionistes, sans que cela fasse obstacle à leur participation de plein droit à la vie politique du pays : qui, parmi ceux qui vous font quotidiennement la leçon et sont eux-mêmes confrontés aux défis d’une société multiethnique, peut-il se targuer, comme Israël, d’avoir trois partis arabes pesant de tout leur poids au Parlement ?
Et je défends Israël parce que c’est le seul endroit de la planète où le plus vieux peuple persécuté du monde sait qu’il trouvera refuge si revenaient les temps sombres et que redevenait d’actualité la rage massacreuse qui, de la Babylonie à l’Empire romain, de la vieille Russie à la France, de l’Europe moderne et exterminatrice au Proche-Orient judéophobe, les poursuit depuis des siècles.
Voilà.
Il fallait que cela soit dit.
C’est dit.
3 – Maintenant, la question est de savoir s’il est permis ou non au défenseur d’Israël que je suis de critiquer, quand il le mérite, Israël.
Elie Wiesel ou Emmanuel Levinas pensaient que non et soutenaient qu’une obligation de réserve incombe aux Juifs qui ne s’exposent pas aux risques de l’aventure sioniste.
Et ainsi raisonnent ceux qui, ces jours-ci, reprochent à Delphine Horvilleur, Joann Sfar, Marc Knobel, ou à mon amie Anne Sinclair d’avoir pris la parole pour exprimer leur trouble face à la reprise des bombardements sur Gaza.
Eh bien, je ne suis pas de cet avis.
Je pense, c’est vrai, qu’il vaut toujours mieux, quand on le peut, exprimer ses critiques depuis Israël.
Mais je ne vois aucune objection de principe à ce qu’un ami juif ou, d’ailleurs, non juif conteste la politique israélienne : ni la fameuse crainte de « désespérer Billancourt » dont on sait les ravages qu’elle fit, naguère, chez les intellectuels progressistes européens ; ni la peur de donner des armes à un adversaire qui, comme dit Jean-Claude Milner dans son échange récent avec l’intellectuel iranien Anoush Ganjipour (Parler sans détours, Le Cerf) n’en manque de toute façon jamais ; ni, encore une fois, le sentiment de culpabilité à l’idée de ne pas partager, au quotidien, l’angoisse des Israéliens et leur lutte pour la sécurité et la vie.
J’ai toujours raisonné ainsi.
Toujours.
Je n’ai jamais dit : « Je ne peux plus me taire ; je me suis tu jusqu’à présent, mais trop, c’est trop, je me dois de rompre le silence. »
Et je n’ai jamais eu à le dire car je ne me suis, en vérité, jamais tu : ni dans Solitude d’Israël, où un chapitre était consacré aux insoutenables images des victimes civiles palestiniennes, ni dans mon livre suivant, Nuit blanche, où le visage des enfants innocents tués dans les bombardements de Khan Younès ou de Rafah m’empêchait littéralement de dormir ; ni place des Otages, à Tel-Aviv, où j’ai eu l’honneur de prendre la parole et où j’ai dit, haut et clair, il y a presque un an, que l’impératif du rachat des captifs est une priorité qui s’impose, depuis Maïmonide, à toute conscience juive digne de ce nom et, à plus forte raison, si elle est en charge des destinées du pays ; ni, d’ailleurs, dans un passé plus lointain, lors des autres guerres qu’eut à mener Israël et face à ses Premiers ministres successifs dont je ne me suis jamais privé, non plus, de dénoncer, si nécessaire, les erreurs – et, de Menahem Begin à Yitzhak Shamir, Ariel Sharon ou Yitzhak Rabin, je les ai tous connus.
C’est dans cet esprit que je suis venu, aujourd’hui, prendre la parole devant vous.
Et mon trouble, mes critiques ou mes recommandations fraternelles, vous allez les entendre.
4 – Il est monstrueux de donner à croire, par exemple, comme font les deux ministres d’extrême droite du gouvernement Netanyahou, qu’il n’y a pas de « civils innocents » à Gaza.
Contraire à l’éthique juive et, bien évidemment, aux lois de la guerre est de bloquer l’aide humanitaire aux points de passage israéliens, et je me réjouis que cette aide ait repris, ce matin, après six semaines d’interruption – je me réjouis, oui, que l’aient emporté ceux qui, dans ce pays, disent : « Contre vents et marées et contre, en particulier, la volonté du Hamas qui ne se désolera jamais de voir son peuple souffrir et mourir, c’est un devoir de nourrir les affamés, de donner à boire aux assoiffés, de secourir les blessés à bout de forces. »
C’est l’honneur d’Israël d’avoir, en tout cas pendant la première année de la guerre, fait ce qui était militairement possible pour épargner les non-combattants et désastreuse est, chez certains, la tentation de renoncer à ce scrupule et de jeter par-dessus bord le code éthique de l’armée d’Israël.
Que la solution des deux États pour laquelle j’ai milité toute mon existence ne soit plus à l’ordre du jour tant que domine, chez les Palestiniens, l’idée qu’est non seulement désirable mais possible l’éradication de toute vie juive de la mer au Jourdain, je le dis depuis le premier jour ; mais c’est commettre une grande faute politique, et faire injure à l’avenir, que de multiplier, au même moment, sur la rive ouest du Jourdain, des implantations juives dont le nombre créera, à force, une situation irréversible et rendra définitivement impossible cette solution.
Et, même si, enfin, l’idée d’une présence, à leurs frontières, de femmes et d’hommes qui ont, pour nombre d’entre eux, applaudi au massacre 7 Octobre et ne rêvent parfois que de recommencer sur une échelle plus grande encore est un cauchemar pour vous, Israéliens, jamais une armée juive ne pourra prêter la main à un déplacement forcé de population du type de celui auquel semble songer l’administration américaine – et fous sont ceux qui y songent car c’est toute l’éthique juive, ce sont ses commandements les plus récurrents et les plus sacrés, c’est tout l’humanisme de l’autre homme repensé par la modernité juive qui en seraient très profondément ébranlés et peut-être, là aussi, de manière irréversible.
Tout cela est compliqué, je le sais.
C’est même, à bien des égards, tragique.
Et vertigineuse est l’idée que l’on puisse avoir à choisir, un jour, surtout dans ce pays, entre la défense de ses frontières et la fidélité à ses valeurs.
Mais ce n’est pas la première situation tragique où se soit trouvé pris le peuple de la désolation et de l’espoir.
Et j’ai foi dans les ressources mentales et morales qui permettront à Israël, comme chaque fois, de desserrer l’étau, de conjurer la tentation de la fuite en avant et de surmonter l’épreuve.
5 – Une idée, pour finir.
Sans doute y en a-t-il d’autres.
Mais je vous livre celle-là, car elle a le mérite d’être concrète et que j’en ai parlé, ce matin, avec le président Isaac Herzog.
Le fait est que Tsahal a remporté, depuis dix-neuf mois, des victoires considérables – amères, certes, au prix de trop de morts tant palestiniennes qu’israéliennes, mais, tout de même, considérables : la quasi-destruction du Hezbollah… l’affaiblissement de l’Iran… et puis la préservation, là aussi contre vents et marées, de ce trésor que sont les accords d’Abraham…
Et le fait est que le dernier vrai défi qu’il lui reste à relever est celui du Hamas : non pas tant sa puissance militaire qui est, elle aussi, bien réduite depuis la mort de ses principaux commandants et la destruction d’une large part de ses arsenaux – mais l’aura que lui vaut, dans le reste de la Palestine et, au-delà, dans le monde arabo-musulman, sa « résilience » face à Israël et qui, dans les années à venir, en cas de compromis et de maintien au pouvoir, vaudrait la plus redoutable des armes.
Or, pour gagner cette dernière bataille, il y a deux voies possibles.
La voie purement militaire qui réduirait un à un, jusqu’au dernier, ses chefs encore en vie et qui n’est, en théorie, pas absolument impraticable puisque c’est ce qu’ont fait, après tout, il n’y a pas si longtemps, à Raqqa puis à Mossoul, les alliés américains, français, kurdes et arabes de la coalition anti-Daech : mais je doute qu’Israël, seul comme jamais, sommé, soir et matin, de cesser le feu sans conditions, conspué, puisse suivre ce chemin.
Et puis il y en aurait une seconde qui, faute de réduire l’ennemi à néant, le forcerait à capituler, à rendre les armes et, comme, jadis, l’OLP de Yasser Arafat quittant piteusement le Liban, par bateau, en direction de la Tunisie, à prendre le chemin d’un exil imposé, sans gloire, et dont le spectacle aiderait grandement à dissiper ce charme noir qu’exerce sur la rue, non seulement arabe mais occidentale, la prétention à incarner l’éternel « front du refus ».
Il faudrait pour cela convaincre ceux qui, parmi les Israéliens, raisonnent en termes de vengeance.
Et il faudrait – plus compliqué encore – surmonter les réticences de ceux qui, non sans raison, estiment que manquerait alors, en tout cas pour le moment, la justice qu’ils doivent aux morts, aux mutilés, aux femmes violées du 7 Octobre et à ceux des otages qui ne reviendront plus jamais vivants.
Mais enfin…
Le retour des derniers otages contre une reddition et un départ au diable vauvert de leurs tortionnaires…
Le retour à la maison pour les uns et la perte, pour les autres, de cet affreux prestige qu’ils ne tiennent que de cette réputation d’invincibilité face à Israël…
Le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?
Le sauvetage des captifs, plus l’arrêt des combats et des insupportables dommages qu’ils infligent aux innocents, plus le coup porté à une organisation qui ne tire son misérable crédit que de tenir tête à Tsahal, ne vaut-il pas un châtiment ajourné ?
Je pense que oui.
6 – La plus grande difficulté serait, cela dit, de contraindre les intéressés dont chacun sait qu’ils ne vivent que pour la mort : celle des civils palestiniens qu’ils tiennent, eux aussi, en otages et, peut-être, leur mort propre.
Mais il y a un biais pour cela : les États qui, comme le Qatar, la Turquie, l’Iran bien sûr ou même l’Égypte, les ont plus ou moins parrainés avant et après le 7 Octobre – et ont, aujourd’hui encore, nous le savons, barre sur eux (ainsi que, soit dit en passant, des lieux de bannissement à proposer).
Et il y a un biais pour actionner ce biais : convaincre la part du monde qui écoute encore un peu Israël et faire que la pression internationale s’exerce enfin, non sur lui, Israël, mais sur eux, ces parrains – et donc, à travers eux, sur ces êtres pour la mort qui ne survivent que grâce à leur soutien (et grâce, il faut bien le dire aussi, à l’aveuglement d’un monde qui s’obstine à renvoyer dos à dos une organisation terroriste islamiste et l’armée d’une nation qui, quelles que soient les fautes de ses gouvernants, demeure une nation démocratique !).
La tâche n’est pas simple.
Certains objecteront même qu’elle est impossible tant la communauté internationale et même les amis d’Israël semblent devenus sourds, tout à coup, à sa cause et ses arguments.
Mais on peut essayer.
On peut plaider, expliquer et, s’il le faut, enseigner.
Et le plus inconcevable, le plus triste, le plus ruineux, serait, à mes yeux, de désespérer : primo, de l’avenir ; secundo, d’une paix, même lointaine, mais tel un horizon ; et, tertio, des pouvoirs d’une parole dont la langue est plus familière à l’âme juive qu’à quiconque et dont il serait navrant de faire le deuil en laissant le dernier mot aux images atroces qui nous arrivent soir et matin.
Puisse, à Jérusalem, le désir de convaincre venir en renfort de la volonté de vaincre.
Puisse, dans le monde juif, Ulysse venir à la rescousse d’Achille ou, pour mieux dire, Salomon de Gédéon.
Et comme il serait beau qu’à l’instar de Jacob qui, face à Esaü et ses 400 combattants, ne craignit ni de feindre, ni de ruser, ni de s’appuyer sur des ambassadeurs plus ou moins angéliques, c’est-à-dire plus ou moins douteux et duplices, les dirigeants d’Israël réinventent, à Washington ou Doha, face à leurs vrais et faux frères, une combinaison subtile de fermeté combattante et de diplomatie ingénieuse imposant ce message simple : « C’est assez… trop de douleurs… trop de mort… le Hamas doit déposer les armes et quitter, maintenant, Gaza. ».
Je crois, bien sûr, en la force juive.
Je crois en cette force dont Albert Cohen, Romain Gary puis, bien plus tard, Claude Lanzmann m’ont rappelé la terrible nécessité.
Mais, comme eux, je sais que la vraie force reste celle de l’esprit, de la mesure, de la culture et, je le répète, de la parole vivante, persuasive, inventive – celle qui trouve une issue quand le monde même semble devenu un piège et qui fait dire à nos maîtres que le sage, pour un Juif, est encore plus grand que le prophète.
Tout est dit. Bravo Bernard pour cet encouragement à avancer sur une des plus abruptes lignes de crête. Puissiez-vous être entendu, suivi. Amitié, Pierre Weinstadt