« Mon deuil sera chaotique. » (Barthes, Journal de deuil)
On sait depuis la publication de Queer en 1995 que les éditions Christian Bourgois sont particulièrement attentives aux littératures homosexuelles. On pense à Copi, Hugo Lindenberg, Tom Crewe ou Guillaume Lebrun. On pense aussi à Jérôme Aumont avec Un empêchement paru en 2023 et récemment complété par le très beau La plus que lente : quatre étés décisifs de la vie d’un grand mélancolique. Jérôme Aumont, l’auteur des regrets doux et des chagrins en sourdine ; comme Debussy et sa valse éponyme, La plus que lente est la mélodie pudique d’un spleen délicat, feutré. Les livres de Aumont évoquent ainsi la contingence de nos existences homosexuelles : des vies souvent passées à attendre, de la catastrophe annoncée (l’enfance) à l’amertume de nos amours déçus.
Et puis, en février dernier, Berceuse pour Octave et Paul d’Arthur Cahn. Paul et Fabien ont adopté un petit garçon, Octave, tragiquement victime d’un accident domestique. Les deux hommes, rongés par le chagrin et la culpabilité, s’accusent, se haïssent et se séparent. Paul, qui est aussi musicien, se met alors à tenir un cahier, un journal de deuil lu par A., l’amant, le corps qui permet de reprendre vie – on reprend toujours vie grâce à un corps. A. comme un début, une existence recommencée. C’est dans ce cahier, dont les extraits émaillent le récit, que se logent les plus belles lignes ; le vertige du « parent amputé » devenu orphelin de son enfant. La perte, le rien, l’absurde, la béance, Paul cherche la note juste, il écrit et souhaite composer une berceuse. « On est ternes, parfois silhouettes, toujours en contre-jour, on cache son visage l’un à l’autre, pris par la honte, le chagrin, la fatigue. »
Ce que dit le roman, c’est aussi comment ce deuil-là – celui d’un couple à la sexualité suspicieuse – se retrouve rapidement exposé et utilisé par une figure de l’extrême droite. Les deux hommes sont ainsi entraînés dans un tourbillon médiatique qui révèle un autre cauchemar : devoir prouver son innocence, contredire une accusation, une responsabilité – mais le parent endeuillé est dans tous les cas coupable : « Ma culpabilité, elle est intime, elle dans ma chair », dira Fabien. Car quoiqu’il arrive, un deuil reste toujours le deuil d’une culpabilité. Le roman se transforme alors en un engrenage judiciaire ; le récit d’un procès dévoilant une autre évidence : le couple homoparental, qu’il soit heureux ou déchiré, reste placé sous le signe du soupçon.
« On glisse dans la bouillie des jours sans lui. Il n’y a pas de temps dans le temps du deuil. » Ce qui frappe, c’est comment l’auteur fouille, cherche, écrit la réalité intellectuelle et corporelle de cette souffrance. Comment, au prix, on l’imagine, d’un travail pénible et douloureux, il réussit à révéler chacune de ses nuances – il y a des « états » d’écriture plus éprouvants que d’autres. Les regrets, la colère, les trop nombreux « et si… », et puis comment, lentement et à tâtons, on se relève : par la fuite, la lecture afin de « baigner ses larmes avec les larmes des autres » (Tolstoï, Anne Frank, Flaubert, Duras…) et puis, bien sûr, grâce à l’écriture – « mon chagrin est inexprimable mais tout de même dicible » (Barthes). Enfin par le sexe, l’ultime guérison : « Paul dit non. Paul dort, Paul baise ou Paul joue Octave au piano (et aucune autre mélodie, c’est fini pour le moment, il n’y a que cet air, il n’y a plus d’autre air à respirer, chaque inspiration douloureuse, fabuleuse, c’est lui). »
Car au-delà d’un récit politique, Berceuse pour Octave et Paul est surtout le récit d’un calvaire : « C’est à peine si je suis encore Paul, on est tellement, salement amochés. Entre la veille et ce jour, on est morts et pas tout à fait ressuscités. » Calvaire qui nécessite un retour à la vie quand bien même les mots ne pourront « jamais rendre ou contenir Octave ». Écrire : « Je tiens le visage du petit entre mes mains, je le porte sur moi, qui rit, qui chante, qui sourit, qui m’oublie, j’écris quelque chose juste pour lui. »