Au départ professeure d’Aïkido, Yuliia Paievska est devenue soignante et formatrice en médecine de guerre tactique. Volontaire en première ligne depuis l’occupation par les forces russes de la Crimée en février 2014, elle tient son surnom, Taïra, de sa mobilisation bénévole durant la révolution du Maïdan, aux côtés d’autres médecins. En 2015, elle fonde « Les anges de Taïra », un groupe de secouristes oeuvrant sur le front Est. Taïra y soigne, sauve et évacue les êtres de l’enfer. Et elle écrit…
Ce 13 mai, quelques instants avant la projection de Notre guerre, le film-évènement de son ami Bernard-Henri Lévy, en ouverture grandiose du festival Cannes, elle apparaît en uniforme au chevron jaune et bleu – le plus précieux des accoutrements pour les âmes encore libres en Europe. Elle observe le festival, par-dessus un café, et dit aimer l’air de la mer qui y souffle. « Peut-être comme à Odessa ? – lui demande quelqu’un. Non, comme à Marioupol. »
La mythique cité bordée par la mer d’Azov était sa base depuis 2019. Lorsque la guerre d’invasion à grande échelle russe a éclaté le 24 février 2022, elle est restée. Elle a encore soigné, sauvé, évacué, « ramené les gens du bord de la mort ». Mais elle a aussi senti la nécessité de filmer, afin de témoigner.
C’est ainsi notamment grâce à Taïra et à sa petite caméra corporelle accrochée à son front que le monde a pu consigner les traces du crime russe contre l’humanité commis sur les civils de Marioupol durant un siège effroyable. Car Marioupol fut frappée sauvagement, une bombe aérienne toutes les minutes, rappelant la malédiction d’une géographie ayant placé la ville sur le chemin des visées impériales russes sur l’Ukraine. Ce port maritime est devenu l’un des symboles de la résistance ukrainienne. Le bilan humain, toujours impossible à établir, pourrait atteindre à lui seul plusieurs dizaines de milliers de morts. Dans cet abîme meurtrier, l’une des cartes de 256 giga-octets d’images filmées par Taïra sera exfiltrée par Mstyslav Tchernov et Evgeniy Maloletka, les deux derniers journalistes internationaux présents sur le terrain – et oscarisés depuis pour leur documentaire 20 jours à Marioupol. Tourné depuis enfer, le film a compté avec l’aide de celle qui deviendra leur productrice, Vasilisa Stepanenko, et qui inséra les micro-données capitales dans un tampon. Ces images, comme celles de Tchernov, feront le tour du monde et briseront la chape de plomb de la propagande soviétique qui persiste à nier le crime.
Taïra est faite prisonnière le 16 mars 2022 par les Russes. Elle sera torturée, physiquement et psychologiquement, et affamée, durant 100 jours. Certaines informations relatives à sa détention sont encore classifiées. L’enquête en cours et la justice ukrainienne n’attendent plus leur heure : elles finiront bien par les arracher. Face à cette nuit de cauchemar sans fin imposée, encore et encore, par la Russie à l’Ukraine, Taïra s’est aussi accrochée à la poésie. Les mots de la liberté pour survivre et panser.
Entretien
Depuis quand écris-tu ? Quand as-tu commencé ?
J’écris des poèmes depuis mon enfance. Et, en grandissant, c’est devenu un jeu. J’aimais jeter mon dévolu sur des mots, m’amuser à les faire rimer, créer des mélodies. La poésie était un grand amusement, c’était comme jouer avec la beauté.
Me tourner vers la poésie et les rimes a été essentiel à certains moments de ma vie, mais à d’autres, je n’ai rien écrit. Cela a parfois duré des années.
Au retour de ma captivité, tout a changé. Les poèmes sont devenus un moyen pour moi de survivre – de surmonter mes troubles de stress post-traumatique, les attaques de panique, les insomnies. J’étais à la recherche d’une thérapie pour me sortir de cet état, alors je me suis à nouveau tournée vers l’écriture. Sous toutes ses formes, nombreuses et multiples, même si je ne suis pas encore prête à montrer l’entièreté de tous ces textes. Mais la poésie est devenue pour moi un principe de vie, une ligne de conduite, et une bouée de sauvetage pour recoudre une âme déchirée.
Aujourd’hui encore, la façon dont se forment mes mots me surprend moi-même parfois. D’une certaine façon, ils ramenent à la surface des connaissances enfouies.
Celui que j’appelle mon frère, de la brigade de la garde nationale « Khartia » (Charte, ndlr), Serhiy Zhadan, a dû insister pour que je publie mon recueil de poèmes. Cela ne m’avait jamais traversé l’esprit. Mais c’est ainsi que la collection Alive est parue.
Le recours à la poésie est-il une réponse humaine à une violence inhumaine ?
Oui. Comme peut l’être tout art. La poésie est à la fois une réaction et une réponse.
Face à la violence, on peut se tourner presque instinctivement vers la poésie – non pas pour lui échapper, mais pour trouver en elle des moyens de survie.
La poésie, pour beaucoup, est un moyen de remettre de l’ordre dans le chaos, d’analyser, de tirer des enseignements des expériences vécues, de préserver un visage humain, de rétablir le droit de ressentir des émotions et de pouvoir se souvenir.
La poésie cesse d’être un luxe dans ces circonstances extrêmes, pour devenir arme et remède, tout à la fois, sauvant l’âme quand le reste s’effondre.
Je travaille également sur un projet de méthode thérapeutique : la création d’une technique d’aménagement des réactions psychologiques en situation de stress extrême, basée sur la versification, la prosodie. Cela pourrait être efficace pour toute une catégorie de gens.
Comment la poésie accompagne-t-elle aujourd’hui les combattants ukrainiens ?
En Ukraine la poésie est vivante partout sur la ligne de front, dans les hôpitaux et même en captivité, aux mains de l’ennemi.
Les soldats écrivent des poèmes sur des coquillages, sur des casques, sur des gilets pare-balles.
Les poètes sont à la fois sous le feu et à l’arrière – ils documentent, témoignent, résistent.
J’ai moi-même écrit des poèmes et des psaumes sur les murs des cellules des prisons de Donetsk avec des fragments de chaux, même si cela était bien sûr totalement interdit.
La poésie nous accorde une langue pour tout ce qui ne peut pas s’exprimer par des mots officiels : la douleur, le chagrin, la fraternité, la rage, la tendresse.
Les mots structurés en motifs rythmés et en rimes nous apprennent à organiser nos émotions et nous permettent de préserver notre force. Pour beaucoup d’entre nous, la poésie est une arme face au désespoir et un remède pour les âmes blessées.
Comment décrire la place de la poésie et des mots en Ukraine d’une manière générale ?
La poésie occupe une place sacrée en Ukraine. Elle fait partie du code génétique de notre nation.
La poésie a transporté la vérité quand la propagande tentait de l’effacer. Elle préserve la mémoire quand le reste s’effondre.
Au long de notre Histoire, la poésie a été une rivière souterraine – parfois à peine perceptible par le monde extérieur, mais toujours vivante, façonnant toute notre société.
Elle est comme un fil sur lequel la mémoire des générations est enroulée.
Aujourd’hui, la poésie est redevenue vivante, comme un témoignage, un cri et un pont entre la vie et la mort.
Les Ukrainiens ressentent profondément les mots et attachent une grande importance à la poésie : elle s’adresse à la partie de nous-mêmes que la guerre, la violence et la peur ne pourront jamais détruire, et elle souffle à l’unisson avec l’appel puissant pour la justice.
Nos meilleurs poètes transmettent au monde la vérité de notre guerre, de nos vies et de notre amour.