Le samedi à huit heures du matin, je suis dans le métro de Kyiv. Les gens dormaient ici dans des sacs de couchage, durant plus d’une semaine souvent ; ils avaient transformé les quais en un petit village de tentes, avec des chaises et des tables… J’ai manqué de temps pour le petit-déjeuner, je mange une pomme en cours de route. Un homme que ça amuse m’offre une barre de chocolat. Station « Place des Héros ukrainiens ». Les avenues du centre sont encore désertes, grises à cette heure-ci. Mais voici les volontaires, sous le Palais des Sports, habillés, eux, comme des oiseaux tropicaux, en train de charger leurs sacs dans le car. « C’est ici, Repair Together ? » « Oui. Comment tu t’appelles ? » Alexandre, Liza, Sascha. Poignées de main.

Nous sommes une petite cinquantaine ce week-end, répartis en deux cars. Mais du printemps à l’été, pour chaque « toloka » ils pouvaient être jusqu’à quatre cents… Nous sortons de Kyiv en passant sous la statue de la Mère Patrie. Les deux bras levés, là, regard fixe à l’Ouest, et le matin sur l’acier… Ils viennent tout juste d’enlever la faucille et le marteau, sur le bouclier, pour mettre à la place le trident. Histoire fraîche. Nous passons le Dniepr, large et bleuté comme un bras de mer ; l’île de Troukhaniv – la plage et la forêt mouchetée de jaune, au cœur même de la ville. Puis les blocs d’habitations titanesques, véritables silos à foules délicatement égayés de larges bandes vertes, jaunes ou bleues (à raison d’une par bloc). Les entrepôts et les chantiers noyés sous la ferraille, où c’est bien par accident que l’on y produit quelque chose… Et la campagne, les champs presque sauvages, et les villages de tôle, tôle et re-tôle – dans un délabrement sans nom. Le bord de la route est semé de dispositifs antichars, les fameux « hérissons tchèques », et de cabanes de militaires camouflées aux check-points. C’est l’autoroute du Nord-Est. Les colonnes de blindés ont attaqué par-là, puis se sont carapatées par là. Je fais connaissance avec Andrii, qui commence à apprendre le français. « Pourquoi ? » Parce qu’il a fait un voyage à Paris, avant la « full-scale invasion », et qu’il a trouvé la langue très belle. Il a hâte d’y retourner ! Au milieu de nulle part, soudain, éclatent des bulles de français.

Aux abords de Tchernihiv, seul étranger, je dois descendre montrer mon passeport. L’horizon, tranché d’un coup de sabre. Sans la moindre hésitation possible. Les nuages pressés contre la terre brune… « Américain ? » « Non, Français. » « Ah. » Pas l’habitude, le sergent… Mais aucune difficulté. Tchernihiv. Nous traversons la « ville-héros » tout près des frontières russes et biélorusses, encore largement défoncée après un mois de siège du 24 février jusqu’à fin mars. Sur les murs, mes premiers impacts de balles. Je me rappelle les murs à Berlin. Ce sont les volontaires des Forces de défense territoriale qui ont défendu la ville, alors complètement encerclée ; à la fin les habitants, la moitié qui était restée, poursuivaient les chars russes avec des cocktails Molotov.

À une demi-heure de Tchernihiv par le sud-est, il est 11h30, le car entre au village de Lukashivka. Quatre cents habitants environ, occupé par les Russes durant un an avant qu’ils ne soient chassés par l’artillerie ukrainienne, laissant le village ruiné et à moitié démoli. L’État n’a pas le temps pour ces communautés infimes, laissées-pour-compte hors du réseau économique. C’est l’UNHCR (Agence des Nations unies pour les réfugiés, fameuse pour sa quasi-invisibilité) et les organisations ukrainiennes de bénévoles qui les prennent en charge. Alexandre nous désigne, en passant, la petite maison déjà reconstruite par Repair Together. Tout le car applaudit, avec cris de joie – ils étaient là, pour certains, juste après le déminage par l’armée, m’explique Andrii, ils ont fait cette maison, redonné un toit à une famille. « C’est pour ça qu’on est là ! Et ça marche… »

Nous sortons nos sacs devant un ensemble de maisons-containers, fourni par la Pologne comme habitat d’urgence. Le drapeau ukrainien flotte au-dessus. Des enfants jouent autour d’une balançoire. Une femme nous salue de la main avec un grand sourire en rentrant dans un des containers. « Les maisons, c’est pour eux », me dit Andrii. Les organisateurs répartissent les deux équipes, nous distribuent des gants de travail, et nous expliquent. Opération déblayage, nivellement, tri des matériaux réutilisables ou non, pour pouvoir reconstruire plus tard. Munis de grosses pelles et de seaux, nous rejoignons la maison en question. Entre la route goudronnée comme une vieille peau, et l’infini des champs à l’abandon et des broussailles, entourée de petits arbres encore vert intense et touffus, la maison a été rigoureusement aplatie par un bombardement. Le nettoyage ayant déjà été fait en partie, il nous reste à dégager la moitié du toit, quelques restes de murs, le plancher et toute la terre sablonneuse qui a enseveli les ruines. Nous sommes exactement vingt volontaires, dont quatorze filles. Les propriétaires sont avec nous, un couple de paysans, la cinquantaine tardive, et leur fils de vingt ans. Nous nous répartissons les tâches. Certains s’occupent de retirer le bout de toit et d’emporter les planches sur le côté, d’autres retirent la terre avec les pelles, d’autres encore vont et viennent avec les seaux et les brouettes, qu’ils vont vider à l’extérieur, sur un gros tas de gravats au bord de la route – au sommet duquel a été plantée une grande poupée en plastique, ses jambes nues dressées vers le ciel. Pour la musique, nous avons une grosse enceinte avec nous. J’avais peur de ça, puisqu’ils font croire sur Instagram que c’est rave party à chaque fois, mais en fait non… Pas que de l’électro, pas mal d’ailleurs, mais aussi du vieux rock, comme chaque soir dans le quartier du Podil, du rap allemand rigolo et de la bonne pop ukrainienne. C’est une très belle journée de mi-septembre, le ciel s’est dégagé et nous travaillons en T-shirt. Pelles et seaux s’activent et s’échangent ; nous sommes rapidement en sueur. Pour évacuer les briques intactes et les empiler sur le côté, nous formons une chaîne, et nous nous les passons de main en main tout en faisant connaissance. Alexandre, comme Andrii, travaillent dans l’IT management. Volodymir, « Volodia » ou « Vova », le plus âgé (la trentaine), était capitaine de navire en Méditerranée, avant que la guerre ne le fixe à Kyiv. Sascha, la plus jeune (dix-neuf ans), travaille déjà comme designer. Elle me montre ses tatouages. Oxana était professeure d’anglais, maintenant elle donne des cours d’ukrainien à des journalistes étrangers, en plus de travailler dans une organisation de lutte contre la désinformation. Elle me raconte à quel point il était tout à fait impossible pour elle, et pour beaucoup, de croire à l’invasion. Même après qu’elle a commencé. Tout ce qui assurait la réalité, une certaine compréhension du monde et de sa propre vie, qui vole soudain en éclat. « Au XXIe siècle, une guerre d’invasion ! Mais maintenant, me dit-elle, on s’y fait. » C’est la première fois que j’entends ce « we get used to », que je rencontrerai si souvent par la suite comme une devise nationale, moto ancestral, bouchon de caoutchouc posé sur l’horreur et l’absurde, de façon à régler tous les problèmes – en effaçant jusqu’à l’idée-même d’une éventuelle solution ! « But we get used to… What else can we do? » Dans un pays qui connaît une révolution et/ou une guerre tous les dix ans environ, quand même…

De temps en temps, nous allons nous reposer à l’ombre des noyers. Nous nous partageons des bouteilles d’eau gazeuse et des cigarettes. Des ipomées fleurissent sur la haie, d’un bleu phosphorescent. Toilettes sèches dans un cabanon de bois, entre le chantier et l’infini. Des jeunes chats arrivent, qui ralentissent considérablement la productivité… Vers 15 heures nous revenons manger près des containers. L’équipe cuisine nous a préparé des pâtes et rapporté du pain. Les enfants se mêlent à nous. Les villageoises nous font du thé. Avec Andrii, Volodymir et un autre Andrii, je goûte la « meilleure bière d’Ukraine ». Des chiens viennent demander des caresses, jouent parmi nous. Il y en a un qui marche sur trois pattes, la quatrième repliée sous lui. Un autre chien, le plus beau que j’aie jamais vu, a d’extraordinaires yeux bleus. Ces chiens ont des regards d’hommes. Chambres d’écho, sans moyens de comprendre. J’en ai rencontré un, à Irpin, qui ne savait plus s’il fallait fuir ou attaquer, il aboyait la queue entre les jambes. L’habitante, là-bas, encore tout à fait sonnée, muette, regard perdu, sans pouvoir comprendre elle non plus. Maryna vient de l’Ukraine russophone. Près d’Odessa. Elle a décidé de changer de langue depuis, ne parlera plus qu’ukrainien. « Mais c’est difficile… » Elle étudie quelque chose comme la psychologie sociale et m’explique que 90% des Ukrainiens souffrent de troubles psychologiques ou psychosomatiques, du fait des alertes permanentes. « Et les psychologues ont eux-mêmes besoin d’autres psychologues… »

Nous reprenons le travail, alors qu’il fait de plus en plus chaud. Trois-quatre volontaires, appliquées comme des archéologues, avec leurs petits marteaux, détachent le ciment accroché aux briques, de façon à les récupérer… Pendant ce temps, nous nous mettons à trois pour tirer un rideau de sous les décombres. Voici des livres, des bouteilles. Des pièces de Duplo®. Un soutien-gorge, que le paysan ramène à sa femme qui éclate de rire. Mais la seule chose qu’elle garde, c’est une boîte de savon liquide toute neuve, intacte sous les débris du meuble. Nous exhumons un canapé. Ils s’amusent à sauter dessus, ça rebondit bien, même pour Vova… Deux petites filles du village viennent nous aider, en ramassant la terre avec des pelles. Les briques empilées forment un véritable mur à présent. Au bout de la chaîne, je discute avec Sascha, étudiante en sociologie. À l’université, me raconte-t-elle, la plupart des textes étaient en russe, maintenant ils entreprennent de tout traduire en ukrainien. Et plus de Marx ! Canceled ! « Because he was a communist! » Lequel, pourtant, revient en force aux États-Unis, me dit-elle, avec Lénine, et beaucoup d’Américains sont fascinés par l’URSS. Complètement fou, pour elle, qui se souvient des récits de ses grands-parents…

En voici un, d’ailleurs, d’Américain, avec sa caméra, qui vient nous filmer de près. Asher arrive de Los Angeles pour tourner un documentaire. « Regarde, tu pourrais faire un parfait Tarkovski, par là… » « Haha ! Well, I prefer Godaw. » Et on se retrouve ainsi, je ne sais comment, à parler de Foucault, Kristeva, Artaud, Bataille, Derrida, « my favorite: le Marquis de Sade », Guy Debord… On rigole beaucoup de parler de tout ça ici, au milieu du nulle partukrainien… De quelle manière cela nous a amenés jusqu’ici ? « Et Marx, donc ? » « Well, can I say it loud? » « Haha, no » « I’m joking. It’s very old… » Après ça, il partira tourner avec des amis à Koupiansk, sur le front.

Le jour décline. Nous le sentons dans nos muscles. Poussière et sueur. À présent, il faut escalader le tas de briques pour entreposer les suivantes, tandis que les petits pieds de la poupée dominent une croulante butte de terre et de gravats. Mais le terrain, lui, est pratiquement nivelé. Alexandre signale la fin de la journée. Ils se mettent à danser sur la musique. Le délicieux accord des couleurs du soir avec cette heureuse fatigue… Après un temps de repos, dans une lumière de miel, nous rassemblons pelles et seaux et nous retournons au car, en route pour le camp de volontaires. Avec Maryna, nous commentons le coucher de soleil. Mais elle me montre l’église de Loukashivka : blanche, en ruine, criblée d’impacts de balles auréolées de taches rouges, l’ocre des briques sous la chaux. « Là, ils tuaient les prisonniers. Des civils. Il n’y avait que des civils dans ce village. Les soldats étaient drogués. Ils n’avaient plus de limite. » De ce que je vois, une maison sur quatre a été écrasée. Quasiment toutes les clôtures de métal vert-de-gris comptent des impacts de schrapnels ou de balles – tirées contre quoi ? Écrit en jaune, ici : « Gens pacifiques », comme me traduit à peu près Maryna. Onze impacts. Plus loin, ce mot que je connais bien : « ДЕТИ ». Enfants.

Le car nous dépose au camp, au cœur du village. Sur la clôture à l’entrée, écrit à la craie – et en ukrainien cette fois, plus en russe : « ATTENTION ! Vous quittez la zone de confort ! » La route ici n’est même plus goudronnée. Des poules et des canards énormes, multicolores se promènent dans la rue. Un paysan, plus âgé que le couple de tout à l’heure, passe à vélo et nous salue de la main. Nous prenons nos sacs, et quittons donc la zone de confort. Le camp est aménagé en plein champ. À droite, trois cabanons : voici les sanitaires, douche et toilettes. À gauche, un petit chapiteau avec chaises et tables, machine à café. Plus loin une longue table, avec bancs, sous un grand chapiteau. L’autre équipe est déjà rentrée. Plus la quinzaine de volontaires qui y restent toute la semaine (le légendaire INBUT, Camp de construction international, que j’apprendrai à mieux connaître), nous sommes soudain près de soixante-dix personnes dans le camp… Au milieu, au-dessus du récepteur Starlink adossé à un arbre, le tableau d’une bataille historique de la cavalerie cosaque. L’espace cuisine est plus loin à gauche. Droit devant, les tentes, de toutes les couleurs et de toutes tailles, semées dans les hautes herbes du champ.

– Are you Felix ?
– Oui, c’est moi. C’est toi Paul, donc ?
– Ah tu parles français ?
– Oui. Je suis Allemand, mais je travaille à Bruxelles, au Parlement européen…

Felix avait accepté de me loger dans sa tente (sur Telegram, à chaque inscription, il est demandé si l’on a déjà tout son matériel, ou si l’on a besoin d’une tente pour la nuit). Il était dans l’autre équipe, a déjà installé la tente, et m’y emmène pour que je dépose mes affaires. Il commence à faire plus frais, je me change. Puis tout en discutant on se dirige vers la cuisine pour manger. Les volontaires vont et viennent, rient, s’interpellent, sous les bouleaux frémissants… Ô prodige ! Combien de belles créatures vois-je ici assemblées ! Que l’humanité est admirable ! Ô splendide nouveau monde, qui compte de pareils habitants !

Alina étudie le droit international. Elle cherche énergiquement à convaincre ses parents qui, eux, sont parfaitement apathiques, de la nécessité pour l’Ukraine d’adhérer à l’Union européenne. Ah bon, même après l’Euromaïdan, il faut encore… Mais oui, tout reste à faire, la plupart n’ont aucune idée de quoi il s’agit ! « Je dois leur donner les chiffres, mais ça ne fait que compliquer les choses… »

Je retrouve Asher. Rencontre un autre Américain, Ryan, qui vit entre le Danemark et le Liban. Ah. Et comment ça va, au Liban ? Après l’explosion du centre-ville de Beyrouth, la presque-révolution brisée par le Covid ? Oh, les Libanais s’adaptent… « The most wonderful people. » S’adaptent à tout et se débrouillent par l’entraide. Mon Dieu… S’adapter. S’habituer. S’en tirer. De façon à ce que tout l’enfer recommence année après année… Voici les mots « positive attitude » dont on crèvera tous. À chaque nouvelle rencontre, on me demande pourquoi je suis venu en Ukraine. Pour tout le contraire, justement ! Pour tout ce que je vois ici, pour la première fois…

Enfin, le repas du soir, c’est soupe traditionnelle. Pas le bortsch, la solianka. Avec une tranche de citron. C’est très bon, mais il n’y en a pas beaucoup. Certains sont passés au magasin et ont ramené des bières dans des bouteilles en plastique. Felix a sa bonbonne. Sur la table faite d’un empilement de palettes autour de laquelle nous mangeons debout en discutant, une grande casserole, remplie d’une épaisse substance sombre et grumeleuse, est abandonnée à elle-même. Après avoir fait courir la question de bouche en bouche, on me répond enfin : « C’est du vin. » « Pardon ? » « Oui, du vin de mûre. C’est une expérience… » Plus tard, je comprendrai qu’il s’agit d’une bonne illustration de l’esprit INBUT. Je suis du regard une petite feuille jaune de bouleau qui tombe en dansant dans la casserole. Après le coucher du soleil, le ciel brille d’un bleu intense, comme un joyau. Les premières étoiles se montrent. Une brise refroidit l’air. Il est question d’aller assister à un concert, ce soir. Au « theater ». Un théâtre, ici ? Je pense à une de ces « maisons de la culture » que les Soviétiques installaient dans les villages. Mais voici qu’on marche à travers champs, tout à fait en dehors du village. Nous sommes morts de rire, avec Felix, d’aller chercher un théâtre par là-bas. La lune qui s’est levée jaune a tourné à l’orange, éclairant étrangement les cimes des arbres tout au loin. Il fait tout à fait noir à présent. De part et d’autre du sentier, le faisceau de ma lampe découvre tantôt des bottes de foin, tantôt des « hérissons tchèques », repoussés sur l’herbe. Des édifices ravagés, criblés de balles. Une camionnette complètement mâchée par des rafales. Nous marchons depuis longtemps. La lune se met à rougeoyer. Mais finalement, de la lumière. Nous sommes parmi les derniers à arriver. Le « theater » est là ; c’est un immense entrepôt à pommes de terre. Les palettes et les grandes caisses de bois remplies de patates ont été empilées sur les côtés, au centre ils ont installé leurs matelas de camping, et le concert a déjà commencé. Nous nous installons près d’un chariot élévateur, avec Alina et Maryna. Une chanteuse, deux musiciens : l’un est au clavier électrique, l’autre a devant lui un saxophone ténor, un trombone et une contrebasse. La chanteuse, au centre, est vêtue d’une robe noire, les cheveux relevés en chignon. Elle chante d’une voix extraordinaire, dans tous les registres, timbres et rythmes de la douceur, de la plainte, soudain de la fureur et de l’invocation, puis l’ironie, parfois une joie d’oiseau, la danse, puis la tristesse et tout reprend. Ce n’est pas une suite de chansons. C’est continu, mouvant, comme la traversée d’un pays. Si intense, par moments, que nous retenons tous notre souffle. Un fleuve de feu, de glace, fleuve de sang, de larmes, fleuve d’amour. Ils s’arrêtent enfin. Laissent le silence retomber, comme une feuille, comme une poitrine qui s’apaise. Jusqu’à ce que la chanteuse rouvre les yeux, et sourie. Alors nous nous mettons à applaudir, avec des cris d’acclamation, à faire s’écrouler la structure de béton. « Qu’est-ce que c’est ? » je demande. « Le groupe s’appelle Dakhtrio», me répond Alina. « Mais qu’est-ce qu’elle chante ? » C’est Alexandre qui m’explique : c’est autour des poèmes de Pavlo Tychyna, le célèbre poète ukrainien du début du xxe siècle. L’évolution de sa poésie, entre la jeunesse, moderniste mais aussi inspirée du folklore, et plus tard, pendant et après la guerre, de plus en plus de critique, de colère, d’amertume, mais aussi d’appel au combat. « Ça résonne très bien avec maintenant. » La façon dont ils font revivre l’Histoire, en pleine conscience, avec des sonorités de free jazz et de musique contemporaine. Se projettent en avant avec cette mémoire-là, ressuscitée, après un demi-siècle d’écrasement qui prétend recommencer aujourd’hui. Des voix pour les mots. Des mots pour les voix. Le chant reprend. C’est à trembler.

Nous ressortons, muets, dans la nuit froide. Le ciel chargé d’étoiles, comme de fruits scintillants. Elles paraissent si proches et vivantes. Et la Voie Lactée, pour la première fois… Nous rentrons vers le camp. Nous repassons devant la camionnette, les bâtiments détruits, les « hérissons tchèques ». Alors que tout pourrait être, comme ce silence, d’une telle pureté, d’une telle douceur. Telle la brise passant dans les arbres, au loin ; l’odeur du foin et de la terre, ou le palpitement des étoiles. La douceur de sa main.

L’humidité est montée du sol, entre les tentes. Nuit glaciale, presque impossible. Sur la dure terre d’Ukraine…

Je me réveille avec le paysage, comme incorporé à lui. De la même façon que le sommeil nous fond parmi les choses, nous en émergeons avec un peu d’elles – surtout, quand on dort aussi mal. Au sortir de la tente, peu après l’aube, de plain-pied avec la terre humide, le ciel embué, les herbes hautes. Le débarbouillage à l’eau glacée, en pensant à tous les torrents. L’anthropocène commence avec la queue pour le café. Il y a la queue pour les toilettes aussi, je sors me promener dans les chemins de campagne. Dépassant les arbres, je marche à travers champs. Et dire que les soldats sont peut-être passés par ici. D’ailleurs, je pense soudain, il se pourrait qu’il reste quelques mines. Les organisateurs nous certifient que le territoire a été déminé à fond mais qu’on ne sait jamais… Ne pas s’éloigner. Le chemin envahi par l’herbe monte doucement vers la plaine, autour le soleil se baigne parmi les feuillages, dans un silence clavecinant de murmures, d’éveils. Me revient en tête la chanson de Robert Plant, de l’album Mighty ReArranger : « Take a little sunshine, spread it all around ». J’éclate de rire en retournant vers le camp. « These are the time of my life / Bright and strong and golden… »

Au petit-déjeuner, c’est purée de citrouille. Je fais connaissance avec Yulia, de Donetsk, qui est allée faire la fac d’arts à Lille. Un mémoire sur l’identité nationale dans l’art ukrainien. Le rôle essentiel de l’art dans la reconstitution d’une communauté nationale, au risque de l’embrigadement et du rejet des expériences individuelles… Mais c’est toujours en bloc, individualités et collectivité, que révolutions et guerres s’emparent des Ukrainiens, très physiquement d’abord, ensuite par exemple à travers la question de la langue… Bref, rendez-vous au PinchukArtCentre mercredi. C’est l’heure de remonter dans les cars. Nous nous arrêtons près du monument aux morts de 1941-1945, une stèle de quatre mètres de haut avec tous les noms gravés et une couronne de fleurs artificielles. Là, bref passage au magasin (l’un des deux seuls du village) rempli de petits esturgeons séchés, pour acheter des snacks et de l’eau. Toute l’économie du pays carbure aux boissons énergisantes. Puis, nous rejoignons notre object. Notre travail, aujourd’hui, consiste à creuser des fondations. Finir de raser les restes de murs, d’abord, évacuer les débris, et puis creuser, creuser. Il fait encore plus chaud qu’hier, 26°C, ce qui d’après Alina est du jamais vu à cette date-là. Nous travaillons plus ou moins torse nu. Rapidement couverts de terre et de sueur. Arracher les racines, dégager et balancer les briques ensevelies. Les épaules brûlantes. Corps à corps avec le paysage. Et tout en creusant je me demande combien de coups de pelles on a donné en Ukraine, ne serait-ce que depuis le début du xxe siècle. Pour les tranchées, pour les tombes, pour les fondations et pour les fosses communes – dans les « terres de sang ». Babi Yar. Attendaient-ils le Messie au prochain coup de pelle ? Sie gruben und gruben, so ging / ihr Tag dahin, ihre Nacht… 

Mais soudain, la musique change : du français. Charles Aznavour ! C’est Igor, notre chef d’équipe qui adore la chanson française sans rien comprendre aux paroles, mais puisqu’il sait que je suis là… il met Jacques Brel. Au milieu de la plaine ukrainienne, presque aux frontières avec la Russie et la Biélorussie, à plein volume – et nous chantons aussi :

« Quand on n’a que l’amour 
Pour tracer un chemin 
Et forcer le destin 
À chaque carrefour…
Quand on n’a que l’amour 
Pour parler aux canons… » 

Arrive l’Irlandais. Le Construction master, dans son énorme Jeep qui s’arrête en plein champ – avec écrit sur la vitre arrière, la distance parcourue de l’Irlande jusqu’ici : 3 200 kilomètres. Coiffé d’un chapeau de cowboy, âge indéfinissable, la peau rouge, il marche un peu vouté mais d’un pas assuré, à la façon de quelqu’un qui comprend et maîtrise la totalité de la situation. Seigneur de précision et d’efficacité – tout le monde s’arrête, pour admirer – il délimite les contours de la maison à construire avec des fils jaunes tendus au-dessus du sol (Ne pas toucher), et explique dans un anglais dont je n’attrape pas un mot qu’il faut creuser autour de ces limites, jusqu’à un mètre vingt de profondeur. Il nous fournit les outils pour mesurer et égaliser, regarde comment on s’en sort, et puis s’en va aider un autre object. Eoin (Owen) est là depuis juillet, et orchestre pratiquement à lui tout seul tout ce qui relève de la construction. Sans salaire, sans (vrai) jour de repos. 

Après la pause, on accélère le travail. « There’s time pressure. » Oublier la chaleur, la fatigue et la douleur, dans les yeux les gouttes de sueur : que le corps ne fasse qu’un avec la volonté, nous savons tous pourquoi nous sommes là. Il vint un silence, il vint aussi une tempête, Vinrent toutes les mers, et Je creuse, tu creuses, elle creuse et nous creusons, mais non plus vers nulle part, cette fois, mais pour une maison, celle de notre claire sympathie ; mais pour ne plus avoir jamais à creuser. Et ainsi nous aurons dans nos mains, Amis, le monde entier…

Et nous y arrivons. À l’heure. Sous l’intense soleil de 15h30, un grand rectangle de terre propre est entouré de fossés d’un mètre de large sur un mètre vingt de profondeur. Nous levons nos pelles, et poussons des cris de joie. Je les regarde, eux. Ils travaillent toute la semaine, et passent leurs week-ends sur les chantiers de la reconstruction. IT managers, étudiants, designers, venus de partout… Je les vois tout à coup comme des parties de l’Ukraine, les forces actives qui la constituent, la poussent en avant, et je pense aux slogans des manifestants ukrainiens à la fin des années 1990 : « La Constitution, c’est moi ! » De nombreuses personnes à qui j’ai parlé, Liza, Dima n°5, pensaient aller travailler à l’étranger, en Allemagne avant la guerre, mais depuis, non, elles ont décidé de rester, de faire leur vie ici et de changer les choses ici. « My country. » « My people. » Ce sont, littéralement, les refondateurs. Tout sera nouveau après cela. Sinon, c’est qu’ils auront oublié ces journées, et la promesse, et la preuve qu’elles étaient. Il est temps de retourner au camp pour déjeuner, prendre une bonne bière – bon, une bière – et se préparer à rentrer. L’autre équipe a eu à nettoyer l’intérieur d’une maison occupée par les Russes, entièrement tapissée de merde. Ils ont la priorité pour la douche. Moi, on m’a parlé du « lake » : on est censé nous y amener avant le retour à Kyiv… À la grande table, avec un bon plat de viande dans ma gamelle cette fois, je rencontre Arthur, designer, qui deviendra mon meilleur ami en Ukraine. C’est lui qui m’apprend le sens du mot « toloka », qui désigne les week-ends de bénévolat. Dans l’ancien temps, dans les villages, soit pour les récoltes, soit pour construire une maison, les gens du village ou même d’ailleurs se rejoignaient pour aider, comme les plus vieilles dames du village en ont été témoins. « Toloka », mot intraduisible, était le nom de ces regroupements et de ces moments d’entraide. Repair Together ainsi que d’autres organisations de bénévoles ont repris le mot, en hommage à la tradition. Je remarque que c’est donc exactement la même chose que la résurrection des poèmes de Tychyna, dans le concert d’hier. Oui, exactement. C’est la façon dont la tradition est relue en Ukraine, pas imitée (sauf commerce) mais reprise, efficace, de l’esprit même, amplifiant sa portée. Et en effet, me dit-il, avant l’invasion, l’Histoire, ça n’intéressait personne, c’étaient des cours à l’école. Mais depuis le début de l’invasion, beaucoup de gens se sont mis à « faire des recherches », à faire revivre des choses et créer à partir d’elles. D’où une intense créativité, en design par exemple. 

Pourquoi je suis venu en Ukraine ? Parce qu’il pourrait n’y avoir que deuil et tristesse, crainte et colère, mais non : il y a aussi cette rage de joie, d’activité et de création… Alors que nous embrayons, brassant l’existentialisme, sur le travail de l’identité et la liberté ukrainiennes, arrive Baba Nadya. La vieille dame la plus amicale du village – époustouflant concentré d’âge et d’énergie et de gaîté, après les pires malheurs –, qui régale les volontaires de petits pancakes, de canard et de magnifiques leçons de vie (« Le mouvement, c’est la vie. Ne vous asseyez jamais pour vous reposer, vous ne savez pas si vous vous relèverez un jour. »). Elle nous dépose sur la table un gros bidon de plastique, rempli d’un liquide transparent. « It’s Moonshine », me dit Arthur. Le fameux Moonshine. Un alcool maison, produit par les paysans dans les villages ukrainiens, qui tourne autour de 60° ou un peu plus. « We wont escape… » Ainsi soit-il.

Une heure plus tard, les cars nous déposent au « lake ». Au milieu des champs, des fourrés, entourée de buissons, de trembles et de petits peupliers, une petite plage descend la butte jusqu’à l’étang. Il y a déjà quelques locaux assis sur le sable. Un promontoire de bois s’avance sur l’eau. Jeter ses habits par terre, courir sur l’herbe, les planches, sauter – tout le paysage en un battement de cœur – dans l’eau glaciale. Je nage dans un lac en Ukraine. Éveil de tout le corps : je suis là. Nous remontons sur le sable. Encore une fois. Et encore une. Nous partageons quelques bières, tandis que le soleil va bientôt se coucher. Nous jouons au volleyball, pour nous sécher. Je réalise à peine. Je rencontre Daria. Crépuscule sur le lac… Miroir si pur, si calme. Nous sommes en Ukraine. J’ai employé ce mot si souvent, « nous ». Il faudrait penser à le définir à nouveau… À la fin, avant de remonter dans les cars, Alexandre veut me montrer quelque chose sur la route. « Tu as vu ? » Non… Voilà. Il y a un obus planté dans la route, pratiquement enfoui dans la poussière. Tout ce qui m’entoure, le village, les personnes, tout a frôlé la destruction. Ne cesse de la frôler. Fragile, comme la force de ceux qui en ce moment même, à quelques kilomètres à peine, se battent, et tiennent bon dans les tranchées. La situation est de plus en plus difficile, là-bas. Cela tient à si peu. À quoi cela tient-il ? À ce « nous », peut-être. Je le crois.

Take a little sunshine. Shine it all around…