« Écrire un poème après Auschwitz ». 

La phrase du sévère Adorno, devenue un lieu commun journalistique, disait exactement, dans ses Prismes : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et de ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ». 

Après Auschwitz – et après-après Auschwitz 

Après Auschwitz, peut-on encore écrire de la musique ? De la musique, de la große Musik Et après-après Auschwitz ?  

On répondra hâtivement qu’on a écrit des poèmes après Auschwitz, et même pendant Auschwitz ; quant à la musique, on en a écrit beaucoup après Auschwitz, dans les années 50, 60, 70, et on pourrait continuer d’égrener naïvement les décennies, en colliers culturels plus ou moins documentés selon qu’on est plus ou moins mordu – et qu’on tient plus ou moins pour acquis que la musique, l’art, la poésie sont immortels. 

Lecteur, un peu de politesse à votre endroit : ce texte a non pour occasion, mais en vérité pour centre, un concert qui se tint le mardi 4 mars 2025 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, sublime palais du Marais, dans le cadre d’un Chagall Project, new-yorkais et parisien, autour de poèmes en yiddish de Chagall, projet inventé par la soprano Elizaveta Kozlova. Car Chagall, lui, a écrit des poèmes après Auschwitz, en yiddish, des poèmes non pas en Hochdeutsch, en grande langue allemande, mais dans la grande langue juive allemande, c’est-à-dire la grande langue des petits juifs, qu’on avait vouée à l’oubli. Et Chagall avait écrit, parmi ses poèmes, un assez long chant d’adieu et de culpabilité à ses amis peintres juifs de Montparnasse, qui avaient fini dans les krematories – en yiddish, on ne met pas de majuscule aux noms communs, parce qu’on écrit en lettres carrées, qui n’ont pas de majuscule, comme les petits juifs. 

Elizaveta Kozlova avait donc commandé des œuvres à plusieurs compositeurs, dont Robert Piéchaud qui avait produit il y a deux ans une mise en musique d’un premier poème pour soprano, piano et alto ; mais ce concert a vu la création de deux autres mises en musique, dont celle du poème de Chagall aux artistes martyrs. Avec une formation qui intimide, parce que c’est, dans la musique occidentale, l’une des formations-clés : le quatuor à cordes, ici, avec voix. 

Pour achever de vous raconter, deux autres compositeurs avaient été interprétés lors du concert : deux mouvements pour quatuor de Weinberg, ami de Chostakovitch, et un cycle de lieder en yiddish du même Chostakovitch – un yiddish restitué, car censuré au moment de l’écriture de l’œuvre ; lieder pour soprano ou pour soprano et alto, dont deux berceuses sublimes, où l’immense Chostakovitch faisait, ici comme il le fait ailleurs, mordre son génie mélodique par un mélange d’ironie, d’angoisse et de nostalgie qui s’exprimait en dissonances qu’on ne peut pas dire autres que figuratives, comme si, chez lui, chaque dissonance – comme il conviendrait qu’il en soit, en vérité – était la transcription d’une morsure intérieure, fût-ce en une région où sa pensée n’avait plus de séjour.

Mais ce n’est pas de ces œuvres, ni même des autres œuvres de Piéchaud, compositeur présent ainsi qu’interprète (au piano) du concert, que je veux ici parler. Chostakovitch, hélas, a suffisamment reçu son culte dans l’histoire de la musique pour n’avoir nul besoin d’une attestation par des mots – il va son cours, comme « la musique ». 

Bien plus brûlante, en vérité, est la question posée par le quatuor avec voix de Piéchaud, Aux artistes martyrs, « Far di kinstler-kedoyshim » (en vérité, pour les artistes sanctifiés, car c’est ainsi, quiconque meurt en juif, parce qu’il est juif, meurt pour la sanctification, c’est-à-dire la séparation, du Nom divin qu’on ne prononce pas, si bien qu’il a part au Monde qui vient).

Ce qui me ramène au début de ce texte.

Disposons les éléments de notre question. D’abord un compositeur, qui n’est pas juif, met en musique un éclat de la souffrance juive, ou, diraient d’autres, de l’histoire juive – ces autres qui ne savent lire dans l’histoire juive que celle d’une persécution ; un compositeur, autrement dit, qui ne puise pas, comme on le faisait au 19e siècle avec les musiques nationales, dans le patrimoine folklorique ou mélodique commun d’une société quelconque qu’il habite, pour les magnifier d’une vaste science compositionnelle.

Un compositeur qui, découpant le poème en parties, les intitule : « le concert des vièles » ; « le consort des violes » ; « kaddish des cendres » ; « psaume du peintre », etc.

« Vièles », en effet, qui m’ont fait rêver aux vielleux évoqués par le triste Pierrot, éconduit par Charlotte, dans le Don Juan de Molière (« Je fais jouer pour toi les vielleux quand ce vient ta fête ») , dans cette façon de traiter les violons en accords râpeux et populaires ; « violes », elles, dans l’espèce de miroitement lumineux du quatuor, comme le mouvement d’une raie, ou d’un velours dans une brise, au sein d’une masse nébuleuse, où avance à tâtons, mais forte, la voix du poème-soprano ; « Psaume », en effet, dans sa mélodie proprement déchirante, enchaînant les notes d’un segment de gamme altérée avec toute la candeur d’un enfant qui pleure ou d’un vieil enfant peintre qui pleure les autres enfants peintres – où, par l’enfance, quelque chose se retrouve en effet de l’inspiration, condition du Psaume, inspiration donnée après la fin de la Prophétie, comme le dit le Talmud, « aux enfants et aux fous » – que Chagall, dans sa peinture, sut si bien imiter, mais qu’il était, littéralement, dans son poème. 

Un compositeur qui, donc, fait œuvre en visiteur dans l’intimité d’une âme juive, et déploie des notes, tantôt douces comme les berceuses de Chostakovitch, tantôt furieuses comme le climax d’un quatuor de Bartók ou les déchirements de la Grande fugue de Beethoven, dans le 13e quatuor – sauf que, petit juif oblige (du moins dans le texte-source), les immenses proportions doivent céder la place, avec tact, à quelque chose de plus contenu, de moins conquérant que les ambitions beethovéniennes. Parce que ce sont les juifs, et parce que c’est, aussi, aujourd’hui, après-après Auschwitz. 

On sait bien que les musiciens sont des gens à part, voués au mélange de notre admiration et de notre commisération ; qu’ils sont protégés des fureurs du nihilisme, d’une certaine manière, par leur proverbial cocon : leur technicité, leurs tournées, leur mathématisme enfantin et perché, comme on aime à le dire aujourd’hui – même si pour les moins célébrés d’entre eux, ce cocon demeure inconfortable. Prestige, bénédiction et décalage de ces hommes qui travaillent sans mots, avec des instruments qu’on frotte ou tape, et des pages qu’on noircit de notes plutôt que de mots : ils ont souvent, eux, une innocence plus grande que leurs confrères barbouilleurs, qui peuvent espérer transformer rapidement en bitcoins leurs déploiements dans l’espace d’une galerie. Les poètes, n’en parlons pas : ils furent toujours des traîne-misère, jusque dans leurs ambassades – c’était au temps où l’on commençait d’interdire la misère. 
Mais pour revenir aux musiciens, eux aussi, on le sait bien, payent l’après-après Auschwitz : les salles de concert – je parle de ladite musique contemporaine – ne sont remplies que d’aficionados, ce qui est chose naturelle, sinon qu’une parenthèse, comme toujours au 19esiècle, draina alors des pans entiers de toute la bourgeoisie européenne à un rituel de la musique dont Mallarmé s’était fait le chantre. 

Il n’empêche : après les terreurs bouléziennes, après les seventies insurrectionnelles – donc, alors, d’après-Auschwitz, voir plus haut –, après les triomphes universels de la musique de film et de leurs habiles décorateurs, on ne peut plus voir dans le compositeur, aujourd’hui, le « rêveur sacré » d’une tribu ou d’un peuple, parce que tribu, peuple, et même humanité il n’y a plus – tout  juste des masses immenses drainées par le Spectacle – lequel ne concède plus à la große Musik qu’une place muséale et très marginalement créative – si l’on excepte les efforts prodigieux des chefs d’orchestre pour rendre l’ancien vivace, et servir leur art jusqu’à le conduire (en ajoutant souvent dans leur escarcelle, en douce, un peu de « musique nouvelle ») auprès du plus grand nombre

Parlons franc, si vous voulez bien, cher Lecteur : l’après-après Auschwitz, dans la musique, paye très cher le triomphe du Très Grand Nombre qui a dissout l’évidence du grand art. 

Quant à l’histoire et à ses pages nouvelles, remplaçantes de l’après-Auschwitz, on n’aura pas la vulgarité de dire, ici, lesquelles elles sont, pas plus que l’on ne rétorquera par la vivacité, toute autre, toute immobile, de la mémoire juive. Car c’est l’affaire des juifs, et non de notre compositeur du 4 mars.

En revanche, Lecteur, ce qui s’est passé le 4 mars, oui, mérite d’être enregistré ; non pas pour être versé dans un nouveau constat sociologique sur la culture – en l’occurrence, la culture musicale. Mais mérite d’être enregistré pour le seul fait que la conjonction, ce soir-là, d’un poème patrimonial de la culture juive (ou, ce qui est beaucoup plus vrai, beaucoup plus intéressant et beaucoup plus juif, du poème enfantin d’un grand enfant, génial un temps) et  d’un compositeur qui a puisé en lui-même une langue musicale à la hauteur de sa rencontre, a produit, étonnant (en français de Racine), bouleversant en vérité, quelque chose qui brouillait entièrement les problèmes de sociologie musicale, de philosophie du temps, de postures à adopter dans l’après-après Boulez, dans l’après-après-spectral, dans l’après-après sériel, bref, dans le cul-entre-deux-chaises qui caractérise, si souvent et dans tous les « arts vivants », les meilleurs d’entre nous

Quelque chose de simple, de sérieux – parfaitement indifférente à tout ce que j’ai dit : de la beauté. 

Cette exilée du monde, fichée en rouge par Interpol. 

L’Interpol, dira-t-on historiciste, qui ne pourra juger d’une œuvre qu’à la façon d’un puzzle, pour la place qu’elle occupe dans son vaste et provisoire assortiment. Fût-il, d’ailleurs, celui, du catalogue d’un compositeur, pour lui fourbir un emplacement dans le caveau de la culture. 

« Quel langage harmonique, Piéchaud ? Quel discours sur la musique ? Quelle violence faite à l’exécution instrumentale ? Quelle cerise sur le gâteau ? Quelle transversalité, quel intertexte, quel hypertexte ? Et comment s’y prit-il avec Auschwitz, et avec Adorno ? » 

Toutes ces questions de professionnel du commentaire, réduites au silence ; parce que la musique avait parlé sa langue nécessaire. 

Je viens de réécouter cette musique.

Le Psaume du peintre. Quatre degrés montés, quatre degrés descendus, puis les gammes s’amplifient, et la dame, aussi, la soprano, chante ses gammes descendantes colorées d’une démarche, d’un mode comme on dit, qui nous transporte certes dans les cerveaux compliqués, méfiants, dissimulés des petits juifs d’hier, pendant que le poème de Chagall, écrit, lui : « Et tandis que je me tiens là, voici que/ De mes tableaux descend David, peint/ Avec sa harpe à la main. Il veut/ M’aider à pleurer et à chanter des psaumes./ Il est suivi par notre Moïse/ Qui dit : ne craignez personne./ Il vous dit de reposer en paix/ Jusqu’au jour où il gravera/ De nouvelles Tables pour un monde nouveau. »

Ensuite, il sera question du Temple, du Miqdach, et d’une bougie nouvelle ; chaque note, secret de cette beauté, semble venir en écoutant le poème, venir de son écoute ; et l’on se dit, ici, que le compositeur a dû bien rêver, bien comprendre aussi, pour ainsi poser chaque note à la place que lui commandaient son rêve et sa compréhension. 

Une note qui est un poème, un poème qui se change en note ; quand ce genre d’opération, qui n’a rien de magique, rien d’une alchimie, mais tout d’une réceptivité attentive, humble – car on n’y a en vérité nulle part –, alors la beauté, effectivement, n’est pas un mot d’hier.

Lecteur, ces pages un peu étranges, comme la soirée du 4 mars, n’ont été écrites que pour enregistrer un moment vécu par leur auteur, qui pourrait, qui sait, vous en avoir effeuillé un instant ; car tout pathos, tout blanchotisme, toute catégorisation, toute trompette de la déclaration musicologique paraîtraient bien pâles et vains, si, comme il advint, la beauté nous a bien visités – loin des canonnades qui assourdissent nos oreilles, habitants de la tourbe humaine. 

Une seule chose, néanmoins, une seule pensée surnageait au-dessus de notre rêverie au bord des notes, en cette nuit du 4 mars : que le juif, petit ou grand, célèbre ou non, avait eu de quoi, y compris après-après Auschwitz, inviter un compositeur à l’âme assez sensible, assez subtile, assez délicate pour lui donner un moment de sons et d’instruments à la hauteur de son immobile, lumineuse et obscure, ensemble, blanche et noire ensemble, flamme – à sa bougie. 

Que rien n’éteindra. 
La beauté, ce soir-là, était cette tige vacillante.

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