Il est rare qu’un auteur rencontre dans la réalité le personnage principal de son livre. C’est pourtant ce qui est arrivé par chance à Patrick Roegiers avec Erik Satie qu’il aime et admire passionnément depuis longtemps. La rencontre a eu lieu, naturellement, au café de la « Maison aux quatre cheminées », à Arcueil, où Satie a passé près de la moitié de son existence, non seulement dans une « solitude glaciale », mais dans une pièce unique, sans confort et sans horizon, où personne au monde n’a pu pénétrer de son vivant.

Patrick Roegiers : Comment allez-vous, cher Satie ?

Erik Satie : Je suis un mort-vivant qui se porte mieux que jamais. On fête cette année le centenaire de ma disparition. J’en suis fier et très heureux.

Patrick Roegiers : Vous me semblez en pleine forme.

Erik Satie : La mort conserve.

Patrick Roegiers : Vous n’avez pas eu une enfance facile.

Erik Satie : En effet. Ma mère est décédée quand j’avais 6 ans. La même année que ma sœur cadette. Et ma grand-mère, Eulalie, est morte électrocutée peu après sur la plage d’Honfleur.

Patrick Roegiers : Vous y êtes né, en 1866.

Erik Satie : Oui. C’est l’année où Courbet a peint L’Origine du monde, aussi célèbre que La Joconde. 

Patrick Roegiers : Vous l’avez vue ?

Erik Satie : Non, pourquoi ?

Patrick Roegiers : On en parle beaucoup ces derniers temps.

Erik Satie : Mais j’aurais aimé croiser Courbet. C’est vous qui avez eu l’idée de l’opposer à Boudin ?

Patrick Roegiers : Oui. J’admire énormément Courbet. La force des vagues qui occupent toute la surface du tableau. Un déferlement d’eau bouillonnante qui éclabousse le visiteur des pieds à la tête. L’éther bourbeux, les flots rugissants, la salive fougueuse du ressac et des embruns. Un écrivain écrit aussi pour se faire plaisir.

Erik Satie : Je ne sais pas nager.

Patrick Roegiers : Alors, vous êtes monté à Paris.

Erik Satie : Oui, j’ai quitté Honfleur, avec mon frère Conrad. Il était un peu pour moi l’équivalent de Stanislaus, le frère de James Joyce, qui l’oubliait volontiers comme un parapluie quand il se rendait au théâtre ou au restaurant.

Patrick Roegiers : Les parapluies, nous en parlerons plus tard, si vous le voulez bien.

Erik Satie : Une fois fixé à Montmartre, j’ai décidé deux choses.

Patrick Roegiers : Lesquelles ?

Erik Satie : La première, mener ma vie comme je l’entendais, sans suivre ni subir la logique de la chronologie à laquelle nul n’échappe. Ainsi vivais-je tous les temps en même temps. Et à contretemps. Qu’est-ce que le temps ? Une invention de l’esprit.

Patrick Roegiers : Et la seconde ?

Erik Satie : J’ai supprimé l’accent aigu de mon prénom, Eric, et remplacé le « c » final par un « k » comme dans Kafka ou kilt puisque je suis d’origine écossaise. Il est difficile de se faire un nom, ou un prénom, dans la musique comme en littérature et en peinture. J’ai toujours fréquenté davantage les peintres que les musiciens. J’ai exercé des tas de petits boulots, « tapeur à gages », etc. Et j’ai composé les Gymnopédies.

Patrick Roegiers : A quel âge ?

Erik Satie : 22 ans.

Patrick Roegiers : Pas mal !

Erik Satie : C’est une musique en attente, quasi hiératique, qui se distingue par des notes indiscernables, obtenues par touches à peine effleurées. Ce qui compte, c’est l’immobilité, la langueur, l’apesanteur, le rythme si lent qu’il semble à l’arrêt, et surtout le silence entre les sons. Cette composition blanche et diaphane, quasi en suspension, scandée de variations, d’accords inattendus et de reprises soudaines, a été suivie des Gnossiennes et, en 1903, des Trois morceaux en forme de poire.

Patrick Roegiers : C’est peut-être cela que je préfère.

Erik Satie : Pourquoi ?

Patrick Roegiers : A cause des accents très aigus, stridents, surprenants, imprévisibles et… inouïs ! Chaque note est décisive. C’est comme un autoportrait.

Erik Satie : Vous trouvez ?

Patrick Roegiers : Oui. On y sent comme toujours chez vous la solitude et l’abandon, sans consolation. C’est ce qui me touche le plus. Votre solitude extrême, irrémédiable, entière et radicale.

Erik Satie : C’est gentil.

Patrick Roegiers : Non, c’est sincère.

Erik Satie : Vous savez, la musique est un art mathématique. C’est « un silence qui parle ».

Patrick Roegiers : A l’époque, vous viviez dans le « Placard ».

Erik Satie : Un débarras, oui. Un trou de souris, un clapier où je ne me tenais que couché. Pas de soleil. Et je me demandais : la Lumière est-elle moins pesante que l’Ombre ? Et aussi : l’Infini a-t-il plus de poids qu’un murmure ?

Patrick Roegiers : Pas de lavabo ?

Erik Satie : Hélas, non !

Patrick Roegiers : Et pas de piano non plus.

Erik Satie : Ah, non, pour bien jouer du piano, il ne faut pas de piano. La musique se fait dans la tête. J’ai beaucoup composé dans les cafés. Et, plus tard, en rentrant à Arcueil, la nuit, en marchant, escorté par des chiens perdus, des chiens battus, des chiens crevés, dévalant parfois dans les fossés, en battant la mesure avec mon parapluie.

Patrick Roegiers : Les Gymnopédies ont plu à Debussy.

Erik Satie : Mais nos rapports étaient compliqués. Il menait grand train. Il avait une vie sentimentale agitée. Il était jaloux et malade, souffrait beaucoup, il avait un cancer du rectum comme Artaud. Mais il m’a présenté Stravinsky, grand amateur de whisky, qui se dénommait « Strawhisky » ou « Whiski-Korsakov ». Je connais par cœur, en détails, le scandale du Sacre du printemps, et je me disais que je connaitrais un jour, à mon tour, un tel succès plus tard. Et ce serait Parade.

Patrick Roegiers : Picasso, Cocteau, Diaghilev, quel trio magique !

Erik Satie : Parade occupe une belle place dans votre livre. Vous permettez que j’en lise un passage ?

Patrick Roegiers : Si cela vous fait plaisir.

Erik Satie : « Cela ne ressemblait à rien. Le public ne savait sur quel pied danser. Atmosphère surchauffée. La salle, en ébullition, n’en croyait pas ses yeux. Qu’est-ce que ça voulait dire ? L’auditoire n’en croyait pas ses oreilles… Les machines à écrire Underwood cliquetaient si fort qu’on n’entendait plus que le cliquetis des doigts tapotant sur les touches bruyantes du clavier… Et il y avait aussi des crécelles, deux sirènes (une aiguë, une grave), un bouteillophone… résonnait l’éclat du tonnerre, boum !, claquaient des coups de pistolets, pif paf !, des claqueurs que calquait un claquoir », etc. Quel raffut !

Patrick Roegiers : Et on n’avait encore rien vu !

Erik Satie : Ah, ça non !

Patrick Roegiers : Avant de poursuivre, cher Satie, j’aimerais que vous disiez quelques mots à propos de votre apparence qui a beaucoup fait pour votre légende : complets, chapeaux melon, monocle et parapluies.

Erik Satie : Ah, oui. La meilleure façon de passer inaperçu, c’est de se déguiser en soi-même. Ressembler à tout le monde, ou à n’importe qui, pour n’être plus personne.

Patrick Roegiers : La fameuse phrase de Picabia : « Moi, je me déguise en personne pour n’être rien. »

Erik Satie : 12 complets, tous pareils, autant de melons empilés les un sur les autres, des faux cols à revendre, des manteaux, des mouchoirs et des parapluies.

Patrick Roegiers : Vous en aviez combien ?

Erik Satie : 14.

Patrick Roegiers : Vous ne les quittiez jamais.

Erik Satie : Il y en a chez Caillebotte, Magritte ou Bacon. Ils confèrent l’air respectable, protègent de tout, de la pluie, de l’indifférence, des insultes et du mépris, le mépris surtout. Je l’abritais sous mon habit quand il pleuvait. On ne plaisante pas avec un parapluie. Un jour, Georges Auric l’a crevé par inadvertance, je ne lui ai plus parlé pendant un an.

Patrick Roegiers : Vous êtes un brin susceptible.

Erik Satie : Non, c’est une question de principe. « Il faut être intransigeant jusqu’au bout. »

Patrick Roegiers : Au fond, vous n’êtes pas un excentrique.

Erik Satie : Non, je suis un excentré comme Glenn Gould ou Thomas Bernhard. Nuance ! Tout dans la vie est au service de mon art. Plus on est seul, mieux on crée.

Patrick Roegiers : Et puis, il y a eu Suzanne Valadon.

Erik Satie : Ce fut un coup de foudre. Elle mesurait 1m50. Notre liaison a duré 6 mois. La seule idylle de ma vie. Et ma seule nuit d’amour. J’ai voulu l’épouser le lendemain, mais la mairie était fermée.

Patrick Roegiers : Elle a une rétrospective actuellement à Beaubourg, vous allez y aller ?

Erik Satie : On ira ensemble. On s’est revus à mon enterrement. Elle m’a embrassé sur mon lit de mort. J’en rougis encore.

Patrick Roegiers : Une autre rencontre marquante a été Picabia, virevoltant, remuant, à l’imagination sans limite.

Erik Satie : Il était le contraire de moi. Autant de femmes que de voitures (42). On s’entendait comme larrons en foire. Ah, le chahut de Relâche, annulé dès le premier soir, quel chambard, et puis Entr’acte, tourné par René Clair, 1er film surréaliste de l’histoire du cinéma. 22 minutes sans paroles. Duchamp et Man Ray jouaient aux échecs sur le toit du Théâtre des Champs-Élysées. J’avais composé la musique, à la seconde près, en calant les notes sur la durée des images et non sur celle de la partition.

Patrick Roegiers : Encore une première !

Erik Satie : Personne n’applaudissait. Huées, sifflets, charivari. Une tornade, un ouragan. « Remboursez ! ». Picabia voulait créer le scandale. C’était réussi.

Patrick Roegiers : Quel âge aviez-vous, alors ?

Erik Satie : 43 ans, bien sonnés. Mais j’en faisais le double. C’est le prix de ma vie, sans un sou, buvant beaucoup. A la suite de cela, je suis tombé gravement malade. Hôpital.

Patrick Roegiers : La chambre décrite dans le roman est celle de Van Gogh, à Arles, vous l’avez remarqué ?

Erik Satie : Je n’y ai pas pensé. Nombreuses visites. Je n’ai jamais eu autant d’amis. Même ceux que je n’ai pas connus. Phil Glass, John Cage, Bob Wilson, Pina Bausch. Ils étaient tous là, ma véritable famille, et, à mon enterrement, j’ai aussi revu ma mère, échappée d’une toile peu connue de Courbet, ma grand-mère Eulalie, rongée par les poissons, et Suzanne Valadon, qui faisait le poirier. Mais aussi Braque, Cendrars, Alphonse Allais, Brancusi, Derain, David Hockney, et même le pauvre Maurice Ravel, fort diminué depuis son terrible accident de taxi.

Patrick Roegiers : Ne racontons pas la suite, cher Satie. Mieux vaut laisser la surprise au lecteur. Sinon il n’aura plus rien à lire.

Erik Satie : Vous avez cent fois raison. Puis-je à mon tour vous poser une question ?

Patrick Roegiers : Bien entendu.

Erik Satie : Quand m’avez-vous entendu la première fois ?

Patrick Roegiers : Lors du film de Louis Malle, Le Feu follet, votre musique (première Gymnopédie, trois premières Gnossiennes) épousait si bien le désespoir du héros, incarné par l’inoubliable Maurice Ronet.

Erik Satie : Quel âge aviez-vous ?

Patrick Roegiers : 17 ans environ, cette émotion ne m’a jamais quitté.

Erik Satie : C’était un autre temps.

Patrick Roegiers : Mais c’est toujours aussi moderne.

Erik Satie : Il y a eu tant d’autres films depuis. Une vraie recette. Avec mes droits d’auteur, je pourrais payer à moi tout seul la restauration de l’Opéra de Paris.

Patrick Roegiers : Il faudrait en parler à la ministre de la culture.

Erik Satie : Comment s’appelle-t-elle ?

Patrick Roegiers : Rachida Dati.

Erik Satie : Satie-Dati, c’est amusant ! Ce n’est pas vraiment mon style. Mais j’ai été très heureux de vous rencontrer.

Patrick Roegiers : Moi de même.

Erik Satie : C’était un plaisir.

Patrick Roegiers : Au revoir, monsieur Satie.

Erik Satie : A bientôt, chez auteur.

Propos recueillis par Patrick Roegiers à l’occasion de la parution de son roman Satie, 208 pages, 20 euros, publié aux éditions Grasset.

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