Le Subutex est un traitement de substitution, utilisé dans le sevrage des héroïnomanes. « Vernon Subutex » était le pseudo utilisé par Virginie Despentes sur les réseaux sociaux. Et voilà que le traitement de substitution, et l’identité – de substitution elle aussi –, deviennent un personnage de roman. Ce Vernon Subutex est un type attachant, un ancien disquaire jeté à la rue par l’explosion du numérique. Des disquaires, il n’y en a plus, ou presque : un boulot, et dans le cas de Vernon ce boulot était sa passion, passé à la trappe.
Jeté hors de chez lui, Vernon puise dans son carnet d’adresses et dans sa liste de contacts Facebook pour trouver à se loger, une nuit ou plus, chez celui-ci ou celle-là. Des amis, des ex, des loosers ayant un toit sur la tête, des traders-winners sniffant cocaïne dans des hôtels particuliers… C’est Paris. Non pas le petit peuple de Paris, mais le peuple de la musique, de la nuit, des marges. Le peuple des années 90, aujourd’hui décalé, paumé, refusant d’être revenu de tout. De ce peuple-là, Virginie Despentes extrait et distille les angoisses et les attentes, qui, elles, sont à peu près partageables par tous les lecteurs. Ses personnages rêvent d’être ce qu’ils ne sont pas, de redevenir ce qu’ils ne sont plus, de ne pas déchoir, de remonter une pente difficile, de lutter contre le temps, quel qu’il soit : le bon temps enfui, le foutu présent qui flirte avec le marasme, l’avenir qui te taille le visage de rides et t’envoie au gouffre.
De toit en toit parisien, Vernon Subutex trimballe son maigre bagage. Il a un joker, un atout dans sa manche : des enregistrements vidéo inédits d’Alex Beach, une star du rock tombée au champ d’honneur de l’overdose. Le disquaire sans abri est persuadé que ces enregistrements vont le sortir d’une mouise qu’il n’envisage que passagère. Son trésor vaut de l’or, ou tout comme.
Vernon Subutex est construit selon trois axes qui, narrativement, se rejoignent et fusionnent : il s’agit d’un roman policier, d’une fresque contemporaine, et de la première saison d’une série littéraire – sur le modèle des séries télévisées. On se souvient que Philippe Djian, entre 2005 et 2008, a publié six tomes – six saisons – d’un cycle intitulé Doggy Bag. Peut-être était-ce trop tôt, encore. Aujourd’hui, la notion de « série » est ancrée dans le paysage mental et culturel du téléspectateur, mais aussi dans celui du lecteur. Choisir un point focal – des ménagères désespérées, un politicien ambitieux, une entreprise de pompes funèbres, une agence publicitaire dans les années 60, un flic serial killer… – et dérouler-enrouler autour de ce point une société qui se cherche et se dévoile. Une série, une bonne série, balaie un spectre large, tant du point de vue psychologique que sociologique. Mais cela ne suffit pas. Une série, une bonne série, doit creuser dans les non-dits et les interdits d’une époque, tout en restant compréhensible et partageuse. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans un univers particulier, il s’agit au contraire de laisser transparaître, dans cet univers particulier, l’universalité des situations et des sentiments. Dans Vernon Subutex, le monde, apparemment, se résume aux sphères du rock et du porno. Mais ce n’est qu’apparence. De ce monde particulier, Virginie Despentes extrait une humanité parfaitement partageable.
L’ex-disquaire Vernon Subutex est le fil rouge d’une observation de la société. Et Alex Bleach, le défunt rocker populaire, dessine en creux un chemin de quête, d’enquête et de dévoilement. Le rock a ses poètes maudits. Lancé à la recherche des enregistrements inédits d’Alex, le personnage de La Hyène – qui apparaissait déjà dans Apocalypse bébé – permet de croiser d’autres couches de la société. C’est grâce à elle que nous découvrons, par exemple, Aïcha : fille de pornstar, convertie convaincue à l’Islam, voilée, butée, étudiante studieuse, à la fois sûre d’elle et parfaitement perdue. Deux générations se côtoient soudain, et tentent d’entrer en résonance.
Virginie Despentes parvient, avec Vernon Subutex, à rester dans la droite ligne de son univers et à élargir son angle de vue. Elle dépasse ici le particularisme et porte un regard à la fois implacable et tendre sur la fragilité de ses personnages. Vernon Subutex 1 ne se conclut pas sur une note gaie – on s’en doutait. Mais il y a un espoir d’optimisme dans le « 1 » du titre. Ce n’est que la première saison des aventures du disquaire : « Quand le silence se fait, il est étonné d’être encore vivant » (p.395). Nul doute que la saison 2 bifurquera quelque peu. Mais Virginie Despentes y déploiera encore sa souple écriture coup de poing.