Le réalisme contemporain : voilà le terrain de prédilection de Karine Tuil. Son œuvre romanesque s’articule autour d’une base sociale – en général, des ambitieux partis du bas ou du milieu de l’échelle pour accéder au plus haut – et d’une focalisation sur un segment particulier de la société. Dans La guerre par d’autres moyens, deux contextes sont convoqués : celui de la politique et celui du cinéma. Avec, en toile de fond, les violences faites aux femmes.
Dan Lehman, ancien président de la République française, est prisonnier de son alcoolisme. Remarié avec une actrice juste avant d’accéder à la présidence, il se retrouve, après son mandat non renouvelé, passablement désœuvré et père d’une fillette atteinte de surdité profonde. Son deuxième mariage est un échec, son alcoolisme l’oblige à biaiser dans ses relations sociales, et le livre qu’il vient de publier n’est pas vraiment un succès de librairie. Ajoutons à cela qu’on reproche à cet ancien président socialiste d’avoir trahi les idéaux de la gauche et qu’on s’en prend à sa judéité. Son ex-femme, Marianne, écrivaine, obtient un prix pour son dernier ouvrage dont le thème est un féminicide. Le livre va être adapté au cinéma et le rôle principal sera tenu par l’épouse actuelle de Lehman, ce qui pose les premières bases du labyrinthe romanesque que dessine avec brio Karine Tuil.
Car ce roman repose sur une implacable mécanique romanesque. Dans une première partie, tous les éléments se mettent en place. Pour Lehman, d’abord, le démon de l’alcoolisme, le délitement de son deuxième mariage et l’amour inconditionnel pour sa fille. Parallèlement aux conflits intérieurs, Lehman fait l’expérience des attaques du monde postmoderne, notamment sur les réseaux sociaux : « J’ai été frappé par la grande faux de la mort symbolique du vingt-et-unième siècle : le rire assassin des réseaux sociaux », dit-il. Il se sent comme un homme fini. De son côté, son épouse actrice tourne l’adaptation du roman de Marianne dans un climat violent. Le metteur en scène est brutal pendant le tournage, mais considéré sinon comme une sorte de génie, tout au moins comme un cinéaste important, qui compte, et qui est en train de filmer un chef-d’œuvre – d’ailleurs, le film est sélectionné à Cannes. À partir de là, Karine Tuil déroule un fil qui enserre tous les personnages dans une toile sans issue. Les réseaux sociaux, ces mêmes réseaux qui s’étaient déchaînés contre Lehman, s’en prennent à présent au metteur en scène, et l’affaire revêt plus d’importance que pour l’ancien président. Les violences contre les femmes, et singulièrement contre l’actrice principale, clouent le metteur en scène au pilori.
Le roman est balisé de citations et d’allusions qui éclairent et précisent les attitudes des personnages. En premier lieu, son titre : La guerre par d’autres moyens. De quelle guerre s’agit-il ? Et de quels moyens ? Durant une interview radiophonique, on demande au président Lehman : « Vous êtes resté cinq ans à la tête de l’État. C’est quoi, pour vous, le pouvoir ? » Ce à quoi il répond : « Ah ça, c’est Michel Foucault qui l’a le mieux défini lors de l’un de ses cours au Collège de France, au milieu des années 70. Il a dit, en paraphrasant Clausewitz : “La politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens.” »
La politique, dans ce roman, n’est pas prise qu’au sens politicien, au simple sens de l’exercice du pouvoir étatique, mais elle déborde sur les sphères économique et sociale. La doublure-corps de l’actrice principale est une comédienne peu connue, poupée sexuelle du metteur en scène, prenant les coups devant la caméra dans un film dont le sujet est le féminicide. Elle incarne les sans-grades d’un monde clinquant. L’actrice principale, âgée de 42 ans, sait qu’elle est en fin de course dans une industrie où seuls comptent le physique et la jeunesse. Le verdict des jurés de Cannes est pour elle une incroyable opportunité. Marianne, l’ex-femme de Lehman et l’autrice du roman qui est adapté, est évincée de l’élaboration du scénario. La guerre que l’on mène ici est bien une affaire de pouvoir, mais pas seulement de pouvoir politique. La guerre est ici, aussi et surtout, une constante pression qui oppresse singulièrement les femmes.
Le titre du roman de Marianne à l’origine du film présenté à Cannes est À la recherche du désastre, titre emprunté à un chapitre d’un ouvrage de Philip Roth. La guerre, quels que soient les moyens employés, est toujours un chemin vers le désastre. Lehman et le metteur en scène forgent leur propre fin, le premier par l’addiction, le second par son hybris. Les femmes qui gravitent autour d’eux, croient-ils, se déprennent d’une dépendance autre que celle de l’alcool ou de l’ego. Elles se libèrent de la toxicité. C’est une victoire féminine, une manière d’émancipation – mais ce n’est pas forcément la fin de la guerre.
Karine Tuil prend le contemporain à bras-le-corps pour nous offrir un étourdissant roman où une réflexion sur l’amour et le sexe, la domination et la révolte, l’obsolescence et la postmodernité, est réellement incarnée par des figures fortes et faibles à la fois, sans systématisme. L’autrice anime tout un monde de personnages sans les juger, laissant le lecteur libre de se forger une opinion. Les différentes typographies adoptées, les chapitres intitulés simplement « M » permettant à Marianne de s’exprimer à la première personne, le personnage de la fillette sourde, victime attendue puis sauvée, donnent à ce roman une remarquable solidité. La guerre par d’autres moyens s’inscrit en droite ligne d’une œuvre romanesque d’envergure, qui s’adresse à tous et à toutes.