Delon n’est pas mort ce jour. Il est d’usage de pleurer le départ d’un grand. Pas ici. Pleurer Delon ? Déplorer même sa mort est incongru.
Si on a aimé l’homme qui fut de Plein Soleil au Guépard, du Cercle rouge au Samouraï, une incarnation d’une certaine noblesse incandescente et blessée du cinéma, alors il n’y a rien à regretter à part peut-être que cette fin fut trop lente. Ratée en somme. Un homme est mort, sa vie biologique s’arrête. C’est un sujet pour les gazettes et ses héritiers qui ne manqueront pas de disputer sa dépouille et ses restes. Mais Delon est mort depuis longtemps. Il avait, selon ses propres termes, vécu le beau et haut de ce que l’existence avait à offrir à l’homme. Il a été ceint de gloire et considéré comme un dieu de son vivant sur au moins trois continents.
Il avait souffert aussi et traversé quelques scandales dont une affaire d’État qui faillit l’emporter. Clap. Les femmes qu’il avait aimées sont mortes. Ses maîtres disparus. Le cinéma n’est plus aux gueules ni trop grandes ni trop belles et le sien ne se fabrique plus depuis longtemps. Un cinéma stérilisé et sérialisé au format Netflix, n’importe qui se prenant pour quelqu’un en montrant sa bobine en selfie sur Instagram, de grandes passions qui s’écrivent en 140 signes ponctuées d’un emoji ; qu’est-ce qu’il ficherait par-là de toute manière ? Delon était plein cadre. Face caméra. Qu’elle tourne ou pas.
Delon n’a pas quitté le monde. Le monde l’avait quitté en premier. En se rapetissant au fil des ans.
Delon avait écrit et crié qu’il ne voulait plus de cette vie-là et préférait, en son domaine de Douchy, la compagnie de ses chiens à celle de ses semblables en qui il ne se reconnaissait pas. Quelque part, Delon était mort depuis longtemps. En tous cas, il n’était plus. Et certainement pas cette ombre fade et trimbalée entre une nounou qui se serait prise pour sa femme et des experts gériatriques. Ça c’est Alain Delon et en fait Alain De loin – comme disait le trio comique les Inconnus. Celui-là aurait pu s’appeler Alain Duchemin, finir avec des couches, pathétique et seul comme vous et moi.
Alain Delon est décédé. Delon est immortel. Sic transit Gloria Mundi.
Delon est de ces êtres qui ont pu convaincre certains de nos lointains ancêtres que, parmi eux, avaient vécu des dieux.
Un acteur au sens le plus élevé du terme, qui allait dépasser d’emblée les géants qu’il vénérait et dont il dirait avoir tout appris.
Delon, ce monstre au regard, mais aussi à la voix magnétique.
À travers lui, les mots brûlaient ; ils vous refroidissaient, vous foudroyaient, vous liquéfiaient ; ils pouvaient aussi bien vous anéantir que vous reconstruire et vous redresser d’un coup sur votre fauteuil rouge.
Ils agissaient sur vous telle une présence plus large, plus haute, infiniment plus profonde que la silhouette pourtant éblouissante qui s’imprimait quand un héros ébranlait le sol en plein soleil ou lorsqu’un autre personnage, très humblement mythique, restait là, debout sans décoincer un mot, vous tournant le dos dans la pénombre.
Delon absorbant la virilité de ses partenaires masculins comme la féminité de ses partenaires féminines, puis distribuant l’une ou l’autre et aux uns et aux autres : Delon et son visage d’enfant, de vieillard, d’adolescent, d’homme jeune, d’homme dans la force de l’âge, d’homme vieillissant : traversé par une immensité.