Un demi-siècle, à un an près, après l’assassinat de Mujibur Rahman, le libérateur du Bangladesh, alors que sa propre fille Sheikh Hacina a quitté le pouvoir devant la colère de la jeunesse, cette même jeunesse du Bangladesh vient de demander au « banquier des pauvres » d’accepter de devenir Premier ministre par intérim. Ainsi, Muhammad Yunus venant de rentrer de Paris, a répondu favorablement à la demande de la jeunesse bangladaise, à quatre-vingt-quatre ans. N’est-ce pas la première fois dans l’histoire qu’il est demandé à un « banquier des pauvres », à l’inventeur du microcrédit de devenir le chef d’un gouvernement ?

On se souvient qu’en 1971, Malraux se leva pour le Bengale libre et pour Mujibur Rahman. Ne se serait-il pas levé aujourd’hui pour un Bangladesh démocratique et pour Muhammad Yunus ? Bernard-Henri Lévy en est, comme nous, persuadé. Et il est déjà à Dacca.

Dans Malraux et le Bangladesh (Gallimard, 2021), j’ai voulu rappeler combien, à tort ou à raison, Malraux rattachait la cause de l’indépendance du Bangladesh à la révolution gandhiste, qui s’opposait à toutes les révolutions, à tous les coups d’Etat totalitaires, qui ont eu lieu au cours du XXe siècle – jusqu’à aujourd’hui. L’acceptation du poste de chef de gouvernement que vient de donner à la jeunesse de son pays Muhammad Yunus, ne s’inscrit-elle pas dans l’héritage de Gandhi, d’une manière ou d’une autre ?

Muhammad Yunus, le fondateur de la « Grameen Bank »

Economiste mondialement connu depuis son prix Nobel de la paix (2006), Muhammad Yunus est le fondateur de la « Grameen Bank » (terme bengali signifiant village). Idée novatrice que celle de mettre en place un soutien à l’économie des paysans, souvent misérables du Bangladesh, de l’Inde comme de beaucoup d’autres pays. Mais par de sordides jalousies politiques, l’État a atteint Yunus en le chassant de la Grameen Bank, qu’il avait créée, il est vrai, avec des fonds publics. Pourtant, les chiffres parlent pour lui : aujourd’hui plus de 60 millions de personnes vivent de ce crédit, dont 27 millions parmi les plus pauvres (avec un revenu de moins d’1$ par jour), à travers 45 pays du monde. Certains ont voulu saboter son système, sans tenir compte des règles strictes qui les encadraient. Aujourd’hui, il est acclamé et tout un peuple se reconnaît en lui pour refonder un Bangladesh démocratique.

La première banque au monde consacrée au microcrédit et dont la vocation est de venir en aide aux millions de paysans pauvres du Bangladesh d’abord, et de beaucoup d’autres pays à forte population paysanne souvent sous le seuil de pauvreté ensuite.

À l’université de Chittagong, à la fin des années 1970, au lendemain de la guerre d’indépendance, où il dirigeait le département d’économie, Muhammad Yunus fut témoin d’une terrible famine. « J’ai été saisi d’un vertige, voyant que toutes les théories que j’enseignais n’empêchaient pas les gens de mourir autour de moi. » Cette épreuve qui mettait à mal toutes les théories devant la tragique réalité, ébranle l’économiste et l’oblige à passer à l’action. Il fonde avec ses étudiants le groupe « recherche-action » et décide de travailler avec les paysans pauvres de Jobra, village voisin de l’université. Son groupe travaille d’abord avec les paysans pauvres sur les questions d’agronomie, ensuite seulement sur les questions financières. Leurs lopins de terre sont si misérables que les usuriers n’acceptent de leur prêter qu’à des taux diaboliques. 

Muhammad Yunus commença alors à prêter à ces paysans fort misérables, quelques dollars de sa propre bourse. Rapidement, ces premiers microcrédits portent leurs fruits et les villageois parviennent à le rembourser tout en pouvant assurer leur modeste existence mieux qu’auparavant. Devant ces résultats encourageants, Yunus, nous l’avons dit, fonda en 1976 la « Grameen Bank », qui fut homologuée comme banque à partir de 1983. Le prix Nobel de la paix lui est enfin décerné en 2006. On compte un peu plus de six millions de clients, dont une majorité de femmes, et entre 5,7 et 6 milliards de dollars attribués, soit 1 % du PIB du Bangladesh. 

On se souvient qu’au printemps 2010, Muhammad Yunus s’était vu tout simplement déposséder de sa « banque des pauvres » dont l’État détenait 25 % du capital. Mais qui a fait plus que lui en un siècle pour lutter, avec son intelligence et un certain génie, contre la pauvreté endémique qui frappe le sous-continent et notamment le Bangladesh depuis la nuit des temps sans doute ? Lisons les paroles de Yunus qu’il prononça à Barcelone en 2004, lors du Forum universel des cultures que présida Elie Wiesel, de 1992 à 2004 :

« Le microcrédit a un poids gigantesque. Tous les êtres humains ont la capacité et l’énergie nécessaires pour changer le cours de leur vie. Quand nous parlons de microcrédit, il s’agit non seulement de prêter de petites sommes d’argent, mais aussi de donner de l’espoir à tous ces gens et une raison de s’en sortir. N’ayant pas d’autre chance, les pauvres ne peuvent que s’investir dans leur projet et rembourser leur prêt. […]
Voilà comment une situation de pauvreté peut être dépassée grâce à ce petit coup de pouce initial. Ainsi, 100 % des enfants de la Banque Grameen vont à l’école, même ceux venant de familles analphabètes. La majorité d’entre peuvent accéder à l’université1. »

Apporter cette chance à des millions d’êtres humains, et permettre ainsi à leurs enfants de sortir de la misère et de l’analphabétisme, est un acte capital. 

Aujourd’hui, Muhammad Yunus est une nouvelle chance historique pour le Bangladesh et pour le monde.  


1 Intervida, 2004, en ligne.