Une exposition majeure est dédiée en ce moment aux deux artistes résolument figuratifs à l’époque où triomphait l’art abstrait.

C’est une exposition majeure sur les liens qui unirent deux peintres majeurs de la seconde moitié du siècle passé. 

De grands duos de peintres, Gauguin-van Gogh, Seurat-Signac, Picasso-Braque sont passés à la postérité.

Si leur proximité fut moindre, Leonardo Cremonini (1925-2010) et Francis Bacon (1909-1992), deux peintres résolument figuratifs à l’époque où triomphait l’art abstrait, vont tisser une relation féconde à partir de leur rencontre à Rome, en 1954, jusqu’à la mort de Bacon, en 1992. 

Grâce à des tableaux de Cremonini des années 1950 à 1980, des documents d’archives et quelques estampes de Bacon, l’exposition explore les nombreux liens entre l’œuvre de ces deux peintres majeurs, tout en restituant leur amitié peu connue.

Rome 1954 et Londres 1955 : la rencontre de deux peintres

Tout naît d’une rencontre : celle de Francis Bacon avec l’œuvre de Leonardo Cremonini, en décembre 1954, à Rome. Entrant dans la galerie l’Obelisco, où il a le projet de montrer ses toiles, il y découvre une des premières expositions de Cremonini, jeune peintre âgé de vingt-neuf ans. Il demande à rencontrer l’artiste. Les deux hommes s’entendent bien et Cremonini fait découvrir Rome et ses monuments à l’artiste britannique, de seize ans son aîné, sur son scooter Lambretta. Ils voyagent aussi ensemble jusqu’à Naples.

Dès l’année suivante, les deux peintres ont une galeriste en commun : Erica Brausen, propriétaire de la mythique Hanover Gallery, à Londres, qui représente le travail de Bacon depuis 1947. Cremonini a sa seule exposition en Grande-Bretagne à la Hanover, fin 1955. Un an auparavant, le 13 décembre 1954, Bacon adressait à Erica Brausen une lettre depuis Rome où il recommandait à sa galeriste de faire appel au poète W.H. Auden pour écrire le texte de l’exposition de Cremonini. Finalement, c’est un autre ami proche de Bacon qui le rédigera, l’écrivain Stephen Spender.

Les années 1950 : thématiques communes, styles différents

Plusieurs œuvres de Cremonini des années 1950 (dont certaines vues par Bacon à Rome et à Londres) font partie du présent accrochage. À cette époque, Cremonini pratique un style figuratif dans une veine post-cubiste, avec des formes monumentales, assez éloigné de la peinture de Bacon, plus expressive – sa série des Papes notamment. Les deux hommes partagent néanmoins un intérêt marqué pour un registre commun – celui de la chair. La carcasse, le sang, la viande sont des sujets qui traversent leur peinture. Bacon utilise le motif de la carcasse dès 1946, dans Painting 1946, Cremonini, lui, dès le début des années 1950 (Taureau ouvert, 1953). Dans sa lettre de décembre 1954 à Brausen, Bacon juge cependant que le travail de son ami est trop académique – « pour le moment » précise-t-il.

Leonardo Cremonini, Taureau ouvert, 1953.
Leonardo Cremonini, Taureau ouvert, 1953.

Mais, peu après, le style de Cremonini connaît une évolution notable à laquelle la rencontre avec Bacon n’est peut-être pas étrangère : à partir de 1957, sa peinture devient de plus en plus expressive et libérée dans une série de tableaux dont le thème est, justement, la chair et le sang. La touche est apparente, parfois violente, et bientôt, d’animale, la chair se fait humaine (La torture, 1961, peint en réaction à la Guerre d’Algérie).

Leonardo Cremonini, Articulations et désarticulations, 1959.
Leonardo Cremonini, Articulations et désarticulations, 1959.

Les années 1960 : évolutions parallèles et parentés formelles

Après Rome et Londres, les deux artistes se fréquentent ensuite à Paris, où Cremonini vit une partie de l’année et où Bacon expose en 1957. En 1965, une grande exposition à Arezzo rapproche leurs œuvres, notant leurs préoccupations communes malgré des styles bien distincts. Ils partagent aussi les mêmes galeries en Italie pour un temps (Galatea à Turin, Il Milione à Milan).

Au cours des années 1960, le style des deux peintres évolue. Chez Cremonini, c’est une véritable rupture : la science du cadrage prend toute son importance, les coloris se font vifs et acidulés et ses personnages adoptent désormais un canon étrangement déformé. Ils deviennent les acteurs de scènes suspendues dans le temps, où le spectateur se transforme en voyeur. La domination, le désir, la transgression, l’ennui en sont les vrais sujets.

Cremonini et Bacon partagent alors un intérêt commun pour des arrière-plans architecturés qui multiplient et compliquent l’espace dépeint, à travers des miroirs (chez Cremonini), des portes ou des fenêtres qui, souvent, ne donnent sur rien (La chaleur, le soir de Cremonini, Autoportrait de Bacon). Cet attirail iconographique a une fonction similaire chez les deux artistes : il décuple les sentiments des personnages chez Bacon (peur, déréliction, etc.) tandis qu’il manifeste la tension de situations lourdes de non-dits chez Cremonini.

Francis Bacon, Autoportrait, 1977, lithographie originale signée.
Francis Bacon, Autoportrait, 1977, lithographie originale signée.

Bacon et Cremonini se retrouvent une dernière fois dans les années 1970 alors que le Britannique emménage à Paris et qu’ils commencent à collaborer avec le même marchand, Claude Bernard. Bacon expose à sa galerie en 1977, Cremonini en 1979.

L’art de Cremonini et de Bacon se ressemblent sans s’assembler. 

Leur œuvre témoigne cependant d’une même recherche, d’un même zeitgeist : leurs tableaux parlent la même langue, celle d’une peinture du combat ontologique ultime, où se mêlent la matérialité des corps et la métaphysique.


Exposition :
Leonardo Cremonini dans l’œil de Francis Bacon.
Histoire d’une amitié artistique.
Galerie T&L, du 25 avril au 6 juillet 2024.

Un commentaire

  1. « Articulations et désarticulations »,1959, de Cremonini, est de même à rapprocher des moutons de Rebeyrolles exposés à la Maison de la pensée française en 1956.