Près du centre Beaubourg, à la galerie Schwab Beaubourg, s’est tenue du 14 mars au 20 avril l’exposition Ombres enceintes du peintre juif ukrainien Samuel Ackerman, installé en France depuis 1984. L’artiste, du fait de ses origines, ne saurait être insensible à l’actualité du monde. Pour autant son œuvre ne se laisse pas submerger par elle. Si le bruit du monde s’y fait écho, c’est en subtilité, et sans céder à la tentation de plonger dans la dimension politique : Israël est évoquée sous l’angle de la spiritualité, et l’Ukraine à travers son folklore, son art et sa philosophie. 

À l’entrée, le visiteur est accueilli par un Prophète sans visage dont la tête a été remplacée par un soleil. Cette huile sur toile annonce une exposition lumineuse. Dans une salle spacieuse, aux murs blancs et réguliers des colonnes de pierre sont comme un souvenir architectural de Ninive. Sous une lumière blanche, les couleurs vives des tableaux de Samuel Ackerman n’en ressortent que mieux. Ce jeu de couleur est important, et varie entre le rez-de-chaussée de la galerie et le sous-sol. Dans la grande salle sont réunies des couleurs chaudes d’automne, le rouge, le jaune, le violet, l’orange tandis que plusieurs toiles de taille moyenne sont disposées comme le repas de la Cène. Parmi elles, une seule brise cette harmonie, une acrylique sur toile qui couvre tout le mur du fond : Magogam rappelle les étés de l’Europe orientale, étés sans pitié où le soleil brûle la terre et les chairs. Par son titre et sa teinte de sacrée, comme une prière pour les morts, ce tableau intrigue. D’un rouge presque marron la terre ukrainienne de l’artiste est représentée sous le feu solaire. C’est là que l’artiste a transporté les tournesols de Van Gogh et que deux lits jumeaux, comme deux tombes, rendent hommage à Vincent et son frère, Théo, mort quelques mois après lui. Magogam ou Van Gogh en génie tutélaire trônant en bout de table. 

Les toiles de Samuel Ackerman privilégient un jeu subtil entre lignes géométriques et vivacité asymétrique dans le trait. Cordes des soleils, qui emprunte son titre à Paul Celan, traduit à la perfection cette intégration de la folie du geste artistique au sein même de la géométrie, avec des motifs floraux qui éclosent dans les ombres rigides. L’inspiration de l’artiste doit beaucoup au dadaïsme, à Khlebnikov et surtout à Malevitch. 

Soleil violet pour Malevitch et la synagogue, de même pourpre et jaune mêlés, couleur froide et chaude, pour Unité de déchirure. Ainsi ces tableaux se répondent en miroir déformés. Unité de déchirure est un visage désarçonné, défiguré par les rides, tandis que sa sœur de toile est un visage lisse, sans trait aucun. Déchirure entre ces couleurs du spectre visuel, contraires et complémentaires, et unies au sein d’une même toile. 

Une certaine violence s’exprime. Elle devient redoutable, presque apocalyptique dans Quatrième Gethsémani, où la beauté du monde est brûlée et foulée au pied par l’incendie de Notre-Dame de Paris ; Paris terre de vie de l’artiste. Cette gouache sur papier allie à nouveau violet, orange et jaune dans un coup de pinceau régulier. Seule la partie supérieure de l’œuvre laisse libre cours à la trajectoire incertaine des flammes orange. 

Cette violence nous la percevons encore au sein d’un autoportrait qui dénote dans l’ensemble par ses couleurs froides : Œil du lance-pierre, gouache sur papier aux dominantes verte et bleue, est emprunte d’une spiritualité pour qui sait la voir. L’appartenance de l’artiste au judaïsme se signale par « une étoile de David inachevée dans l’œil qui est comme la pierre du lance-pierre ».  

Au sous-sol, la pièce est plus petite et les murs en pierre sont plus irréguliers. Ici, des couleurs froides dominent en accord avec l’éclairage. Cristal de l’excitation est une huile sur toile qui évoque à la fois la lumière, avec ses cristaux violets, et le vol des oiseaux dans des rayons solaires vert turquoise, comme une ode à la liberté et une invitation à la rêverie. Une toile s’impose par ses dimensions : Tournesol de Ninive est l’enfant des tournesols de Van Gogh, ombres fécondes qui ont inspiré l’artiste dans Magogam. Cette huile sur toile qui est un commentaire sur le récit biblique de Jonas mêle le jaune des tournesols au bleu de l’eau où demeure le Léviathan. 

Les « ombres enceintes », selon Samuel Ackerman, sont l’art qui crée un nouveau monde, une quatrième dimension, telle que Malevitch l’évoquait dans son Carré noir, dont l’allégorie est le chat noir de Schrödinger à laquelle le tableau Au commencement était le chat fait référence. Ce sont ces ombres fertiles projetées sur le monde, qui sont représentées dans Ombres enceintes. La figure de l’artiste y apparaît en protecteur du ciel bleu, et les pissenlits, symboles de sa sensibilité, fécondent le chemin. L’artiste est celui qui par son ombre donne vie au monde. 

Samuel Ackerman est à sa façon guidé par le désir de valoriser la figure de l’artiste, celui qui transfigure le monde dans l’art. Dans son œuvre, nous parcourons successivement trois univers, spirituel, philosophique et littéraire pour atteindre la transcendance dont l’art est le maître. L’artiste, figure du retrait sans repli, selon Emil Cioran, s’inspire de son environnement en le sublimant. 

Les Ombres enceintes de Samuel Ackerman sont fertilisées par l’art dans un monde qui a besoin de transcendance. Ce qui a eu lieu à la galerie Schwab Beaubourg l’a confirmé avec éclat. 


Ombres enceintes
Une exposition des oeuvres de Samuel Ackerman
Galerie Schwab Beaubourg
14 mars-20 avril 2024

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