Peintre emblématique des scènes artistiques française et italienne des années 1950 à 2000, Leonardo Cremonini (1925-2010) fut l’un des peintres les plus admirés de sa génération. Francis Bacon, Roberto Matta ou encore Cartier-Bresson encensaient sa peinture. Les plus grands écrivains, à l’instar d’Alberto Moravia, Italo Calvino, Umberto Eco, Louis Althusser, Michel Butor, Pierre Emmanuel ou Régis Debray ont écrit sur lui. Son œuvre est représentée dans les plus grands musées (Beaubourg, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, MoMa, Galerie d’art moderne de Milan, Israel Museum …).

 

Pourtant, depuis sa disparition en 2010 à Paris, aucune exposition monographique ne lui a été consacrée en France, où il résidait la moitié de l’année depuis les années 1950. Une jeune galerie, fondée en 2015, la Galerie T&L, a voulu combler ce vide en organisant une rétrospective présentant une cinquantaine d’œuvres de toutes les périodes de ce grand artiste afin de lui rendre l’hommage qu’il convient. Cette première exposition parisienne contribue ainsi au mouvement de redécouverte de son œuvre initié par les récentes expositions organisées en 2016 à New York (avec les œuvres de la Fondation Louis-Dreyfus) et à Athènes (au Hydra Museum).

 

Leonardo Cremonini, vie et œuvre

 

Mais qui était Leonardo Cremonini, bien connu de tous ceux qui s’intéressent à l’art moderne, mais beaucoup moins du grand public – peintre figuratif à l’âge de l’abstraction, du pop art, de l’art minimal et conceptuel, il est toujours resté en retrait des modes et de l’air du temps malgré la modernité de son approche ? Cremonini est né le 26 novembre 1925 à Bologne. Fils d’un cheminot qui lui inculque la passion de la peinture, il découvre dès sa jeunesse, en Calabre, la lumière implacable de la Méditerranée qui surgit dans ses tableaux les plus célèbres. Formé par Giorgio Morandi à Bologne, il s’installe à Milan en 1945 et s’inscrit à l’Académie de Brera. En 1950, à Venise, il est remarqué par Peggy Guggenheim qui lui fournit un atelier. Tout juste âgé de vingt-cinq ans, Cremonini développe un style figuratif stylisé, teinté d’expressionnisme, où il déstructure les formes, applique des couleurs sourdes et violentes aux concrétions minérales et végétales, aux animaux écorchés et aux paysages d’éboulements qui sont ses sujets de prédilection. Les tableaux Taureau ouvert (1953) et Articulations et Désarticulations (1959) constituent parmi les meilleurs exemples de cette première phase de son art.

 

Dès 1951, l’artiste s’installe à Paris grâce à une bourse d’étude, tout en retournant régulièrement en Italie : il fait de longs séjours à Rome, à Ischia et sur l’île de Panarea. Il fait découvrir Rome à Francis Bacon avec lequel il se lie d’amitié et pousse Roberto Matta à acheter une maison à Panarea. Sa peinture possède alors de vraies accointances formelles avec celle de Bacon, par les sujets retenus mais aussi par la technique. Ces liens fonctionnent dans les deux sens, Cremonini empruntant à Bacon et le peintre britannique s’inspirant également de l’Italien dans certaines toiles – notamment pour les coulures de peinture strillant savamment la surface des tableaux, technique dont Cremonini était maître.

 

À Paris et en Italie, ces années sont fécondes pour le jeune artiste italien : il fréquente l’intelligentsia de l’époque, se lie avec Gino Severini, Elio Vittorini, Henri Cartier-Bresson, Balthus, Luchino Visconti, Alberto Moravia, Michel Butor. À partir des années 1950, Cremonini expose son travail à l’international, en particulier aux États-Unis, où de nombreuses expositions se succèdent à New York. Son style évolue à cette époque et se dirige vers cette peinture aux franges de l’art métaphysique et de la figuration colorée propre aux années 1960 pour laquelle il est le plus connu.

 

«Devant la peinture de Leonardo Cremonini me revient ce souvenir obsédant…», Alberto Moravia, Les vacances de Cremonini, 1973

 

Atmosphères estivales, bords de mer infinis peints avec des couleurs acidulées, de grands aplats et d’étranges coulures de peinture à la surface des toiles, compositions orthogonales où fenêtres, miroirs, montants et châssis forment l’architecture d’un univers silencieux parfois inquiétant, souvent mélancolique ; pièces de maisons que l’on aperçoit comme vues à travers la serrure, couples nus se reflétant dans des miroirs et des entrebâillements, personnages mystérieux et anonymes au canon déformé : tels sont les ingrédients des scènes énigmatiques, remâchées par le souvenir et l’inconscient, que Cremonini développe inlassablement. Pétries d’une atmosphère dramatique alors qu’aucun drame ne s’y joue, qu’elles restent étrangement vides et silencieuses, ces scènes dépeignent les jeux du désir, l’incompréhension mutuelle, l’ennui, le désoeuvrement, l’attente et tous les affects de la psyché humaine. Cremonini parvient comme nul autre à donner une forme tangible à ces «rapports» émotifs abstraits selon Louis Althusser. Représentative du retour à la figuration des années 1960, sa peinture est propice à l’exégèse, une porte ouverte à l’interprétation : Cremonini fut aussi un «peintre d’écrivains» selon Umberto Eco, et son œuvre attira très tôt la plume des penseurs, qui voulurent analyser, disséquer et dire le monde vu par les pinceaux de Leonardo Cremonini.

 

Autre trait distinctif de l’artiste, qui fait tout son intérêt : l’unicité de son style malgré des accointances avec ses contemporains. Entre narration, réalisme, surréalisme et peinture métaphysique mais sans appartenir à aucune de ces catégories, «la peinture de Cremonini semble pensée pour remettre en question les étiquettes de l’histoire de l’art contemporain» nous dit encore Eco.

 

Dès 1964, une salle de la Biennale de Venise lui est dédiée. C’est un triomphe critique mais, sur le marché, c’est l’année d’arrivée de la déferlante du Pop Art américain en Europe. Cela n’empêche pas les expositions monographiques de se succéder au fil des années de Paris à Tokyo, en passant par Los Angeles, New York, Bâle, Bruxelles, Prague, Venise et Amsterdam.

 

Plus tard, dans les années 1980 et 1990, Cremonini, devenu professeur de peinture aux Beaux-Arts de Paris, approfondit son rapport au paysage méditerranéen, conçu en larges bandes stratifiées ; il simplifie ses compositions, parvient à une essentialité et à une harmonie du motif qui imprègnent ses œuvres d’une atmosphère lunaire. Il frise parfois l’abstraction. Dans ses dernières toiles des années 2000, peu avant sa mort, l’artiste retrouve les grands formats, les compositions ambitieuses et les couleurs vives de ses débuts comme dans Luminarie di una festa (2007), qui rappelle les scènes de rue qu’il peignait au début de sa longue carrière, dans les années 1950.

 

La peinture de Cremonini a toujours été une fête pour les yeux : les couleurs puissantes et leurs irisations innombrables, la maîtrise technique des coulures, l’imbrication savante des espaces attirent l’œil irrésistiblement. Mais cette peinture n’est pas un divertissement, comme l’avait senti Régis Debray, qui concluait un texte sur l’artiste par cette proclamation : «Les divertissements passent, les avertissements restent. Prenez-y garde. Cremonini restera».

 

 


Informations pratiques :

 

«Leonardo Cremonini 1925-2010»
Exposition à la Galerie T&L du 30 novembre au 23 décembre 2017

 

Ouvert du mardi au samedi de 11h à 19h
24 rue Beaubourg, Paris 75003
www.tl-galerie.com

 

Une table-ronde sur Leonardo Cremonini aura lieu à l’Institut Culturel Italien de Paris, 50 rue de Varenne, le mercredi 6 décembre à partir de 15h, avec notamment Régis Debray, Gilbert Lascault, Thomas Lévy-Lasne et Françoise Künzi.