Le temps d’un instant le Centre Tchèque devient notre refuge. On s’abrite de la pluie, on s’isole du tumulte, le boulevard Saint-Germain est tout près. Paris est redevenue, depuis peu, cette ruche muséale, une cité bouillonnante : on arpente désormais les musées, on fréquente les artistes. Je pense à Kundera, le réfugié, l’exilé, l’écrivain adopté, pour le meilleur. Autour d’une exposition estivale, « Milan Kundera : Nostalgie de l’Europe » (du 20 mai au 5 septembre 2021), nous retrouvons donc, enfin, un foyer d’adoption commun : l’art, et la littérature.

Nous sommes restés presqu’un an confinés, « chez soi ». Mais ce chez soi, contraint, ne nous est jamais apparu avec autant d’étrangeté, d’âpreté. Ce Unheimliche n’était rien d’autre qu’un immense vide, une perte de repères qui est devenue, progressivement, une crise identitaire. Qui sommes-nous ? Que voulons-nous ? Qu’est-il permis d’espérer ? Insoutenable gravité des êtres. L’œuvre de Kundera, monument européen, mise à l’honneur au n° 18 de la rue Bonaparte, apparaît alors comme le reflet de nos identités retrouvées. La plaisanterie a assez durée, après la valse aux adieux de nos libertés, on comprendra que la vie est ailleurs. Dans un musée ? Oui, bien sûr.

Dans un murmure, l’accent tchèque de Kundera, rythme notre visite.

– C’est la dernière fois qu’il se montrait après la sortie de L’Insoutenable – le mot est comme un code, un mot de passe pour ceux qui ont en commun la lecture éblouie de ce roman –, tu imagines ? 

– Oui, c’est devenu un fantôme, à la Beckett. 

– Cette discrétion s’accorde si bien au son grave et tendre de sa voix.  

– Bon Apostrophes, Pivot, on l’a déjà vu. On continue. 

Avant d’atteindre la bibliothèque – cœur de l’exposition – le badaud gravit un grand escalier en colimaçon – sa colonne vertébrale – dont les murs sont parsemés de citations de l’auteur et des diverses éditions, françaises et internationales, de ses romans. Tout est là, du chapeau melon de Sabina ou chien Karénine. L’harmonie de ces couvertures annonce déjà le goût de Kundera pour l’art pictural.

– Picasso, pour La Vie est ailleurs. Mon préféré. 

Cette ascension s’apparente à un panorama littéraire et éditorial, retraçant le parcours d’un écrivain francophone, traduit dans le monde entier. Tchèque ? Français ? Européen ? Cosmopolite. Ce cosmopolitisme mitteleuropéen. Toutes ces facettes résident, vivent et vibrent, simultanément, dans ses romans : « cette essence précieuse de l’esprit européen est déposée comme dans une boîte d’argent dans l’histoire du roman, dans la sagesse du roman ». (Discours de Jérusalem : Le Roman et l’Europe).

Des photographies noir et blanc viennent combler ponctuellement sa disparition médiatique, et satisfaire, par la même occasion, notre futile besoin d’images. Milan et Vera. Beaux et forts. Vera… Que serait l’écrivain-Kundera sans sa Vera ? Un Picasso sans Françoise. 

C’est sans doute ça, aimer, véritablement. La beauté n’a de sens qu’à condition qu’elle soit partagée ; « Beauté dans l’art : lumière subitement allumée du jamais-dit. » (L’Art du roman). 

Mais pas question d’idéaliser, encore moins de romancer. Face à ces photos, un dessin, réalisé par l’écrivain-même, tourne en dérision le couple. Quoi de plus risible en fin de compte ? Un autoportrait aux formes distordues et grotesques nous rappelle avec délicatesse que l’amour ne vaut la peine d’être vécu que s’il demeure léger. Ne nous laissons pas envahir par un sentimentalisme désuet. 

D’autres gouaches représentent des personnages inquiétants, désincarnés, aux cous et aux mains allongés, qui rient gentiment au nez du spectateur. Autant de portraits qui font écho à son univers romanesque, entremêlant sujets graves et ironie grinçante. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’artiste, qui interroge inlassablement l’identité, se plaît à déjouer les codes du portrait. « L’œil : la fenêtre de l’âme ; le centre de la beauté du visage ; le point où se concentre l’identité d’un individu. », (L’Identité). Cet œil se décline dans ses dessins sous diverses formes : tordu, tourbillonnant, vide… il suggère une réinterprétation du poète voyant. 

Son œuvre, tant littéraire que picturale, que l’on découvre pour la première fois lors de cette exposition, nous met face, sans aucun voile, à nous-mêmes, à nos failles, celles de nos cœurs romantiques. 

Une invitation à lire, relire, et à rire.