Lire Christine Angot c’est tirer le fil d’une pelote de laine de vérité[1]. Défaire des nœuds. Celui de l’inceste. Voilà. Le mot est lâché. Encore l’inceste ? C’est qu’on n’en a jamais fini avec ça. Suivre Christine Angot donc, ses mots, et prendre un risque, ouvrir un de ses livres. Le Voyage dans l’Est, qui vient de paraître chez Flammarion. Un risque, vraiment ? C’est bien elle qui, dès les premières lignes de Vu du ciel, en 1990, ne souhaitait « à aucun mortel de l’ouvrir accidentellement[2] », ce livre. Il en va ainsi de toute son œuvre. Son domaine est celui de la domination, de l’interdit, et même de « l’interdit fondamental et universel[3] ». Nous « n’avons pas le sens de la gravité des choses[4] ». Alors, comment dire un tabou ? Comment l’écrire ? « Tabou », le mot est mal choisi, on tombe immédiatement dans les spectres croisés de la sociologie, de l’anthropologie, voire de la psychanalyse. Or Christine Angot est écrivain.

Voyage dans l’Est

« Tiens ça m’arrive à moi, ça !? ». Point d’exclamation. Point d’interrogation. Le dernier roman de Christine Angot c’est cela. La mise en question de quelque chose qui n’était pas prévu – et pour cause, ce « quelque chose » n’aurait jamais dû avoir lieu. Mais c’est là. Et il faut vivre avec. C’est une des options qui existent pour faire face. Le Voyage dans l’Est est un roman du glissement, entre le vouloir dire et le dire, et, au milieu, l’incapacité à attraper les mots coincés au fond de la gorge. Du coup, extirper l’inceste de sa tête, pour ne pas le faire exister, se focaliser sur les aspects « positifs[5] ». L’écrivain dit les efforts qu’il faut pour ne pas y penser. Extirper oui, mettre entre parenthèses. Pas le choix. « Je voulais transmettre l’information. Je ne voyais pas comment. Je ne trouvais pas les mots qui correspondaient. Ils ne venaient pas. La phrase ne se formait pas. L’intention était là. Elle se fracassait sur un vide[6]. » De cette impossibilité résulte un état d’alerte permanent, le chaos d’une vie sentimentale, sexuelle. Et personne ne l’a mieux mis en roman. Christine Angot traduit en mots des sentiments insaisissables : « Chaque fois que ce serait possible, ajouter une parole, un mouvement, un paysage[7]. ». Les impressions. Les nuances. « Le point de vue se complète, se précise, s’affine, progresse, ça prend toute une vie[8]. » On parlera, comme d’habitude, de sobriété. Non, son dire n’est pas sobre. Il est serré. Hyper-serré. Hypersensible. Ça étouffe. Ça crie. 

Le livre explore la tension entre l’attitude et l’état intérieur. Pour la narratrice ce sera faux-semblant plus que faux-fuyant. « Parler. Briser le silence. Pour ça, il fallait voir les choses. Les savoir. Les faire exister dans sa tête. Se les représenter mentalement. Supporter les images. Vivre avec elles. Trouver les mots qui leur correspondaient. Les exprimer[9]. »

Le père est là, à côté, toujours à côté. Personne ne s’interpose. Il y avait pourtant des gens dans la vie de cette femme alors qu’elle était violée. Et il y avait des gens après. Elle le dit. Quelqu’un fait un commentaire mais ça ne va pas plus loin. 

La question de l’âge est une non-question. L’exercice du pouvoir par la volonté de ne pas reconnaître la filiation entre deux êtres, manifesté par le viol, ne peut pas être circonscrit à un âge de la vie, il ne peut supporter le relativisme. Ascendant et consentement, non. Jamais. : il faut se méfier, vraiment, de celles et ceux qui voudraient marier, en théorie ou en droit, ces deux mots, ces deux idées, ces deux réalités ! Après la lecture de ce livre, personne ne pourra plus entendre ce discours. L’inceste n’est jamais entre adultes, il est toujours, toujours, toujours dans un rapport d’autorité. Voilà ce que nous dit Christine Angot. Telle est sa parole, et son – osons le mot – utilité aujourd’hui.

L’Inceste 

« On appelle inceste une relation sexuelle sans contrainte ni viol entre consanguins, au degré prohibé par la loi propre à chaque société[10]. » 

Ce mot, après avoir ouvert le creux de ses vertiges, il fallait le mettre en cage, avec une définition. C’est fait.

Le mot « inceste » porte en lui une temporalité qui sonne très nuit-des-temps. Il a une histoire. « Dans la quasi-totalité des sociétés connues, à l’exception de quelques cas parmi lesquels les pharaons d’Égypte ou l’ancienne noblesse hawaïenne, l’inceste a toujours été sévèrement châtié puis prohibé[11]. » 

Définir l’inceste d’accord. Mais aussi, et surtout, l’identifier, le reconnaître. L’écrivain n’a cessé d’explorer les ambiguïtés d’un sujet à travers la littérature. On voit bien aujourd’hui, et plus que jamais, comment depuis Vu du ciel, son premier livre, chacun de ses romans se complètent et s’éclairent. Les lecteurs de L’Inceste verront-là une suite. Mais c’est un prolongement, à la verticale, comme en apnée, toujours plus profond. 

La (dé)construction d’un mythe 

L’œuvre de Christine Angot dévoile en filigrane la genèse de l’inceste, dans ce qu’il a d’universel, avec ses nuances et ses variables, ses transformations au gré des civilisations et ses diverses représentations. Il ne s’agit pas pour elle d’effectuer un travail d’historienne, pourtant l’histoire est là. Sur la question elle a élaboré une réflexion profonde et poussée. Il n’y a certes pas, au centre de ses livres, de théorie. Il y a le dire. Le dire juste. Le mot. Mais il y a aussi, un propos sur l’inceste, qui déconstruit, c’est-à-dire qui révèle des confusions. Christine Angot résiste à l’hypocrisie, à la mauvaise foi ambiante, cette « forme d’excuse[12] ». 

L’inceste s’est construit un mythe, une histoire, qui relève d’un paradoxe fondamental. Les récits de l’origine de l’humanité, tantôt religieux, tantôt mythiques, mythologiques, mettent en scène une succession de relations incestueuses dont découlent les premières dynasties divines et la naissance des premiers hommes tels que les Moabites et les Ammonites, fils des filles de Loth, et de Loth lui-même :

« 30. Lot quitta Tsoar pour la hauteur, et se fixa sur la montagne, avec ses deux filles, car il craignait de rester à Tsoar. Il habita dans une caverne, lui et ses deux filles.
31. L’aînée dit à la plus jeune : Notre père est vieux ; et il n’y a point d’homme dans la contrée, pour venir vers nous, selon l’usage de tous les pays.
32. Viens, faisons boire du vin à notre père, et couchons avec lui, afin que nous conservions la race de notre père.
33. Elles firent donc boire du vin à leur père cette nuit-là ; et l’aînée alla coucher avec son père : il ne s’aperçut ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva.
34. Le lendemain, l’aînée dit à la plus jeune : Voici, j’ai couché la nuit dernière avec mon père ; faisons-lui boire du vin encore cette nuit, et va coucher avec lui, afin que nous conservions la race de notre père.
35. Elles firent boire du vin à leur père encore cette nuit-là ; et la cadette alla coucher avec lui : il ne s’aperçut ni quand elle se coucha, ni quand elle se leva.
36. Les deux filles de Lot devinrent enceintes de leur père.
37. L’aînée enfanta un fils, qu’elle appela du nom de Moab : c’est le père des Moabites, jusqu’à ce jour.
38. La plus jeune enfanta aussi un fils, qu’elle appela du nom de Ben-Ammi : c’est le père des Ammonites, jusqu’à ce jour[13]. »

Ici, l’enjeu, qui se moque des « usages », est celui de la race. Le pouvoir de la procréation qui conserve au sang son autorité – celle du père, le vieillard aviné Loth, peint par Cranach, Rubens, Cézanne, Otto Dix et Chagall –, et qui assure la pureté de la descendance, donne sa légitimité à l’inceste. Par cette acrobatie biblique l’inceste n’anéantit plus, il fertilise. 

Dans ces temps anciens la chrétienté ne manque pas de prescrire les relations familiales délétères, notamment dans le Lévitique de l’Ancien Testament, qui pose pourtant les bases de la proscription de l’inceste, et fonde du même coup les règles de l’union conjugale : « Nul de vous ne s’approchera de sa parente, pour découvrir sa nudité[14]. » C’est une question de mœurs, de morale, qui s’amplifiera au Moyen-Âge. Mais de la Genèse au Lévitique, les ambiguïtés persistent : la condamnation est d’abord celle de la concupiscence, de la luxure. La pulsion du père, c’est celle d’un homme, celle des filles de Loth, c’est la pulsion de Sodome et Gomorrhe. Le « viol par ascendant », on en est loin.

Puissance de la littérature 

« Quelqu’un qui voit pas, un aveugle, il y a des sens qui se développent chez lui[15] » écrit Christine Angot dans Les Petits. C’est l’aveuglement, forme de méconnaissance, qui, justement, est la condition d’accès à certains savoirs. L’inceste détruit en imposant au corps une connaissance criminelle des sens. Il supprime par excès – Œdipe ne se perce-t-il pas les yeux pour ne pas affronter en face la réalité ? À partir du XIXe siècle un tournant épistémologique s’opère grâce à l’intérêt que portent des nouvelles disciplines dans les sciences humaines et sociales pour le traitement de l’inceste. Cette volonté d’expliquer, par des mécanismes anthropologiques (Lévi-Strauss et la nécessité de créer un socle social), sociologiques (Durkheim et l’interdit de l’inceste par l’impératif d’exogamie), relèvent du discours théorique et savant, avec tout ce que cela comporte d’hermétisme, de systématisation, d’abstraction, bref, de froideur. Christine Angot ne rejette pas ces analyses, elle veille à les préserver consciencieusement à bonne distance, c’est sa liberté, celle de l’écrivain, du sensible. « Comment je fais[16] ? » se demande-t-elle dans sa Conférence à New-York. Elle lit, et relit, elle observe, elle accumule les sensations, elle vit, elle écrit (c’est la même chose), travaille les mots, les phrases, crée un langage unique. Force de la subjectivité – comment faire autrement ? Puissance de la littérature. 

À rebours des romantismes

Écrivain, Christine Angot rompt avec la culture de l’implicite. Elle est, en cela, une pionnière. Il faudra, un jour, faire une histoire de l’inceste dans la littérature. L’étudier non pas comme un motif, un détail, à peine comme un thème, mais comme un véritable sujet. L’inceste, à cause de ses arrières-mondes mythiques, a longtemps été tenu à l’écart du champ littéraire, et détourné de sa réalité la plus crue. Angot se démarque de ce traitement presque anecdotique de l’inceste. En 2003, elle écrit Peau d’âne, où elle s’éloigne du conte de fée du XVIIe siècle dans lequel l’inceste devient le support d’une histoire d’amour. Sa version, désenchantée, et pour cause, détruit une version quasi idéalisée, romantique, des rapports du père à sa fille. Pas de fin heureuse chez Christine Angot. Pas de petite morale à l’usage des jeunes têtes blondes à la fin ; dans son texte, la morale est partout, parce qu’elle est piétinée sans répit. L’enfance, son insouciance, a pris fin avec le premier baiser volé par le père. Le prince charmant ne viendra pas. Il n’y a pas d’amour heureux. Pas d’amour possible. 

Dans sa nouvelle M. Jocaste (1883), avec son titre en forme de clin d’œil œdipien appuyé, Maupassant peint l’inceste en tragédie, tandis que les poètes romantiques se l’approprient pour mettre en scène le sexe incestueux. Musset parodie le récit fondateur de la Genèse, dans son poème Les Filles de Loth – le jeu littéraire veut que Georges Sand ait promis son cœur à celui qui écrirait la poésie la plus obscène, défi remporté par Musset avec ce texte. L’inceste comme un jeu oui, pour se divertir, s’aimer, le temps de quelques élucubrations en vers. Là encore, Christine Angot s’écarte, trouve sa voie, sa voix. « La parole est un acte. C’est un acte quand on parle. Et donc ça fait des choses, ça produit des effets, ça agit. Ce n’est pas un jeu, un ensemble de règles de toutes sortes[17] ». Lisez Une semaine de vacances. Lisez Le Voyage dans l’Est

Angot, unique 

Dans sa pièce de théâtre Agatha (1981), Marguerite Duras écrit : « Il semblerait que le sentiment ne soit pas représentable, ni dans son apparence, ni dans sa conséquence du désir. L’inceste de même mais au plus haut degré est ce qui ne peut pas être représenté ni dans son apparence ni dans sa conséquence du désir, ni dans son principe, ni dans son savoir, ni dans sa connaissance. L’inceste est invisible. »

L’approche se fait sans détour. L’inceste est invisible. 

Invisible, vraiment ? De l’invisible à l’indicible, que la frontière est mince. Angot va plus loin, elle saisit, capture avec des phrases, cet invisible, cet indicible, cet impossible, et s’y confronte, jusqu’à l’épuisement : « je prends la langue à l’intérieur et je la projette[18] ». L’auteur dramatique Wajdi Mouawad à travers sa pièce Incendies (2003), réécriture poétique du mythe d’Œdipe, va dans son sens, même si son écriture symbolique diffère de la langue d’Angot : il décrit Nawal, violée par son fils, à la fois père et frère de jumeaux. Christine est un peu moins seule. L’inceste est un viol en littérature, ça y est. Renonçons donc à vouloir répondre aux vaines et incessantes questions : « Qui parle ? », « Quelle est la part autobiographique ? ». Ceux qui tenteront de chercher les clés d’une vie, d’une biographie, dans le dire de Christine Angot, puisqu’il s’agit de dire plus que de raconter, passeront encore une fois à côté de l’enjeu essentiel de son œuvre et continueront de se voiler la face. Tout cela est politique. C’est un engagement. Celui de la vérité. Car « il faut faire en sorte que le lecteur croie en la véracité. Qu’il soit persuadé que la plus grande part s’est réellement passée. La littérature n’a pas d’autre but[19]. »

Prenez la mesure de ce que Christine Angot a d’unique. Lisez-la, jusqu’à la dernière page. Vraiment jusqu’à la dernière page. Soyez comme un sac à dos, dans une gare, près des chaises orange, comme un ami, et vous verrez.


[1] « C’est que la vérité doit être complète. Elle ne peut pas se présenter par morceaux. Il faut toute la pelote de laine, emmêlée, puis déroulée, telle que l’auteur la ressent, la sait. » Christine Angot, Conférence à New-York.

[2] Christine Angot, Vu du ciel, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1990, rééd. 2000.

[3] Christine Angot, Le Voyage dans l’Est, Paris, Flammarion, 2021, p. 177.

[4] Christine Angot, Vu du ciel, Paris, op. cit.

[5] Christine Angot, Le Voyage dans l’Estop. cit., p. 20.

[6] Ibid., p. 24.

[7] Ibid., p. 37.

[8] Ibid., p. 38.

[9] Ibid., p. 77.

[10] Christine Angot, L’Inceste, Paris, Stock, 1999, p. 116.

[11] Idem.

[12] Idem.

[13] Bible, Genèse, 19, 30-38, trad. Nouvelle Édition de Genève, 1979 (NEG79).

[14] BibleLévitique, 18, 6, trad. NEG79.

[15] Christine Angot, Les Petits, Paris, Flammarion, 2011, p. 150

[16] Christine Angot, Conférence à New-Yorkop. cit. 

[17] Christine Angot, Quitter la ville, Paris, Stock, 2000, p. 13.

[18] Ibid.

[19] Christine Angot, L’Usage de la vie, Paris, Mille et Une nuits, 1999, p. 26.

Un commentaire

  1. TOUT A FAIT D ACCORD AVEC CHRISTINE QUI EST COMME UNE SOEUR!
    j’ai écrit un livre « inceste inachevé » à edilivre, un témoignage qui ma pourri la vie, notamment auprès de ma famille! et LA CULPABILITé continue!!!……
    MARINA MATHYS