Chère Raphaëlle, 

J’ai écrit Bleu Bacon pour essayer de répondre à une phrase de mon ami Philippe Sollers, dont la présence, depuis sa mort, ne me quitte plus. Il avait écrit ceci : « C’est une question très serrée et difficile de savoir pourquoi une peinture touche directement le système nerveux. »  

Eh bien, je suis allé vivre cette question – me suis offert tout entier à sa proposition brûlante – pendant une nuit, seul, au Centre Pompidou, avec quarante-deux tableaux de Francis Bacon.  

Je voulais témoigner de ce qu’il en est d’être touché directement par une peinture ; je voulais, comme un scientifique qui relaterait une expérience de laboratoire, faire le récit minutieux de ce qui est arrivé à mon système nerveux : ainsi Bleu Bacon est-il l’histoire d’un événement, au sens de ce qui arrive à un corps et vient le perturber. En m’ouvrant à Bacon, en me rendant intégralement disponible aux impacts de sa peinture, je me suis retrouvé sans défense. La plupart du temps, nous croyons regarder de la peinture, nous croyons aimer la peinture que nous regardons, mais en réalité notre système immunitaire nous empêche de recevoir ce que nos sens perçoivent : nous nous protégeons.  

« Je n’ai pas cherché à me protéger des dangereuses rencontres » : c’est une phrase de Guy Debord qui m’a longtemps servi de boussole. Debord en prononce l’impeccable programme dans un contexte révolutionnaire ; quant à moi, j’en fais bien sûr un usage mineur, plus intime : j’y vois un bréviaire d’intensité, mais aussi l’énoncé d’une exigence qui signe pour moi la dimension de l’éthique : je ne trouve intéressantes que les expériences qui me troublent ; et valides, que les pensées qui me renversent. 

Bref, face aux tableaux de Bacon, ce sont mes défaillances qui m’ont permis d’y voir quelque chose. Je ne voulais pas pour autant être kidnappé à mort par sa peinture, dont l’emprise peut s’avérer maléfique ; mais au moins ne pas garder cette détestable distance vis-à-vis de l’art que prennent les gens qui se croient intelligents. J’espérais obtenir de ma dénudation la possibilité d’un trouble qui me rapprocherait de ces espaces fulgurants ajustés par lui.  

En cela, ma « nuit au musée » avec Bacon a fonctionné. Son contenu a relevé de la passe initiatique : transfert immédiat d’intensité entre la peinture et moi. J’ai souffert, j’ai été ébloui. Quelque chose d’un sacrifice a eu lieu, dont je ressors non pas amoindri, mais plus vivant. Ce que j’y ai laissé sourd secrètement dans les phrases du livre ; ce que j’y ai gagné relève de la faveur spirituelle. 

Le chaos baconien ne relève pas selon moi du nihilisme, mais de l’intempérance d’une ivresse qui allume ce qu’elle rencontre. J’ai été allumé par Bacon. Mystiquement, sexuellement. C’est comme ça que naissent les phrases : depuis l’épreuve que le langage s’inflige pour sortir de ses pauvres formats asphyxiés. Il faut que ça chante, comme dans une mélodie de Schoenberg ou de P. J. Harvey : sinon, à quoi bon.  

Bacon, tu l’as compris, a été ma « dangereuse rencontre ». J’ai été en proie à son influence, c’est la moindre des choses quand on prétend regarder sa peinture. Mais j’ai poussé l’intensité jusqu’à l’insupportable : je voulais laisser agir ses pigments sur moi, comme il a laissé agir les Érinyes sur sa tête.  

On se croit tous plus ou moins en vie, mais on se promène avec un corbeau autour de nos pensées. Chasse-le, il revient et s’implante plus fortement encore dans ton crâne. Le corbeau, le mien en tout cas, je crois qu’il faut s’en faire un ami : il en sait plus que nous sur le mal. Et obtenir du mal qu’il ne nous fasse justement pas de mal, c’est le grand art. Vois Glenn Gould ou Franz Kafka : grâce au corbeau secret qui accompagnait la moindre de leurs respirations, ils ont trouvé dans la solitude ce que personne d’autre n’a trouvé jusqu’à présent.  

Bref, la peinture de Bacon s’est jetée sur moi pendant toute une nuit. Ce sont les impacts de cette violence que je voulais raconter : il n’y a de vérité que traversée par le saisissement. Si, en entrant dans l’exposition, j’ai perdu la vue momentanément à travers l’opacité d’une migraine ophtalmique, c’est parce que j’ai été frappé par la foudre des reflets qui brouillent l’accès au monde de Bacon. Ces reflets sont prévus par Bacon lui-même qui a choisi d’obturer l’accès à ses tableaux en les coffrant dans une vitre. 

Quelque chose comme un dispositif égyptien doit être d’abord franchi (neutralisé, conjuré) pour prétendre faire face à un tableau de Bacon : dans ce labyrinthe qu’a été pour moi l’exposition « Bacon en toutes lettres », la figure du tombeau ne cessait de scintiller sarcastiquement, avec ses montres, avec la sphinge, avec un Bacon grimé en Œdipe sportif, qui m’attiraient dans le piège comme les Sirènes (il y avait des voix qui venaient de coins de l’exposition où étaient lus les livres de la bibliothèque de Bacon : par exemple Eschyle, Shakespeare, Leiris, Bataille, Conrad).  

La littérature relève selon moi d’une endurance qui parle ; c’est un art martial, qui suppose une passivité active — une « attention », dirait Simone Weil : il s’agit de rejoindre la présence à travers la dimension intérieure du langage. La présence n’est pas donnée a priori, elle ne va pas de soi : regarde comme chacun est absent, les gens semblent vitreux dans les conversations, ils n’ont plus la force de se concentrer longtemps, il est devenu rare que quelqu’un soit vraiment là. Moi je cherche à intensifier la présence pour entrer dans ce à quoi elle ouvre. La présence de la présence, c’est ça que je cherche. Est-ce fou ? Ainsi chaque récit s’avère-t-il avant tout une lutte avec l’ange (ici un ange très noir, éventuellement toxique). Produire les conditions poétiques, narratives d’une révélation qui élargit le fait même de vivre et d’aimer, c’est ce à quoi je vise. 

L’espace de jeu du temps a pour premier plan l’abîme sans fond : cet énoncé heideggérien, je le vis comme une épreuve limpide. En l’occurrence, puisqu’il s’agit de peinture, et que celle-ci m’obsède et m’enchante au point que je passe chaque mois des heures dans des musées des Beaux-Arts partout en France où je me rends en train pour la journée, juste pour voir des tableaux et étancher ma soif de visible et d’invisible, il s’agit d’une épreuve du regard

Et c’est précisément cette épreuve dans laquelle nous sommes plongés depuis plusieurs décennies car ce qui est attaqué en nous, c’est la capacité à voir. Planétairement s’organise (sans que personne n’en soit le sujet) une atrophie du sensible. Bientôt on n’accèdera plus à ses propres sens puisqu’ils auront été consciencieusement diminués, jusqu’à l’extinction. L’épaississement de la sensibilité coextensive de l’appauvrissement du langage signe notre époque qui se définit, je crois que c’est désormais clair, par sa volonté de détruire les liens.    

Lacan remarquait, à propos de Merleau-Ponty, que « ce dont l’artiste nous livre l’accès, c’est la place de ce qui ne saurait se voir. » Et précisément ce qui ne saurait se voir est l’objet même de notre obstination, émerveillée ou terrifiée, à déchiffrer ce qui, dans l’invisibilité, se dissimule.  

Les œuvres d’art procèdent avec nous comme la sphinge avec Œdipe : et les quelques secondes que nous passons devant elles dans les musées, passant de l’une à l’autre comme si de rien n’était, faisant notre marché de petites émotions et nous satisfaisant d’une facilité souvent simulée (car peut-on sérieusement se prétendre ému par une œuvre qu’on voit en faisant la queue derrière des masses de spectateurs dont l’empressement à photographier au lieu de voir créent un obstacle ironique à notre condition terminale de voyeurs frustrés ?) – les quelques secondes que nous accordons à l’objet de notre soi-disant amour non seulement ne nous prodiguent aucun rapport avec lui, mais elles incubent l’impossibilité même à ressentir quoi que ce soit : de cette incubation, la société planétaire se repaît. Elle nous fournit des objets culturels pour que, pâmés automatiquement, nous ne soyons pas occupés à modifier la nature de notre vision ; pour que nous ne renversions plus rien en nous, et encore moins dans le monde. Parqués dans des expositions conçues pour que nous n’accédions à rien, nous errons à travers l’impossibilité de ressentir qui ainsi nous est imposée. Cette imposition nouvelle de ne rien ressentir, sinon des émotions simulées, signe la liquidation de notre rapport avec l’art comme possibilité de la vérité. 

Une époque s’achève ainsi à travers la gestion culturelle de notre asservissement politique : la paralysie programmée de la sensibilité implique en toute logique l’assomption de l’insensé. Ce qui, en termes politiques, ouvre la route à l’infamie. Si nous ne sommes plus capables d’entrer en rapport avec la peinture, nous serons enchaînés comme des créatures platoniciennes dans la caverne du totalitarisme à venir (en réalité déjà là), qui s’accomplit à travers la domestication de notre regard pour le pire. Quand nous ne saurons plus voir le Caravage, Bacon ou Delacroix, nous serons du bétail pour l’emprise planétaire, laquelle fera de nous ce qu’elle veut. 

Et figure-toi qu’à six heures du matin, après avoir passé plusieurs heures dans le noir, puisque j’avais demandé qu’on coupe les lumières vers trois heures dans l’exposition (et ainsi ai-je pu accéder, avec une lampe torche, à l’inoubliable féérie d’une peinture se donnant depuis la paroi originelle, comme à Lascaux, et de couleurs se peignant devant moi, s’arrachant à la nuit et éclairant de leur feu l’espace-temps devenu vivable et sans appartenance) ; après avoir dansé en écoutant Lazarus, le dernier album chamanique et résurrectionnel de David Bowie ; à six heures du matin, donc, alors que la lumière était revenue, je continuais à regarder les peintures de Bacon avec ma lampe torche, comme ce forcené dans Nietzsche, tu sais, qui arrive sur la place du village avec une lanterne allumée en plein jour pour accuser les humains d’avoir tué Dieu : j’avais enroulé une couverture autour de mes épaules, et dans l’inépuisable épuisement de la nuit blanche, je regardais encore et encore Œdipe et le sphinx, ce stupéfiant tableau rose layette qui appartient à Sylvester Stallone (et il me plaît de penser que Rocky lui-même regarde tous les jours dans son salon Œdipe peint avec un short).  

Je regardais donc Œdipe et le sphinx et à force de vivre des transfigurations dans ma nuit, j’étais devenu les deux : celle qui interroge et celui qui répond. Le tragique, comme tu sais, donne sur l’hilarité sans fond de l’être. C’est de l’abîme s’ouvrant sous nos pieds qu’un rire monte : ce rire, c’est la littérature qui le recueille, c’est-à-dire notre amour devenu écoute du langage.  

J’ai entendu ce rire, crois-moi, à six heures du matin. Il ne venait de nulle part, ni du tableau ni de moi-même, ni du peintre (quoique). Je crois alors avoir deviné le bonheur de Bacon. Je dis « bonheur », ce qui ne va pas de soi concernant une œuvre aussi viscérale, aussi tendue par le tragique et la pulsion terrible, aussi arrosée de déformation alcoolique. Je le dis au sens où Bataille parlait de « pur bonheur », c’est-à-dire de la conscience extasiée de l’ouverture des mondes.    

La drôlerie rose et sanguinolente de son tableau m’a arraché un fou rire. Et la décantation de la nuit m’a donné accès à une fraîcheur qu’il y a dans la peinture de Bacon, à sa lumière de dunes, de lavabos immaculés (c’est lui qui emploie ce mot), de robinets d’eau qui giclent, de jets d’eau dont l’effervescence m’ont fait du bien. Le bleu que j’ai remarqué partout dans ses tableaux a grandi durant la nuit au point de se fixer dans mon esprit comme la couleur même de l’expérience charnelle que j’ai faite de la peinture de Bacon. Bleu nuit, bleu du sexe.  

Mais en entendant ce rire, je me suis quand même dit que j’étais passé dans un espace incontrôlable. Je commençais soudain à en avoir marre. J’ai pensé : qu’est-ce que je fous là ?  

C’est à ce moment-là qu’un type est arrivé, je ne l’ai pas raconté dans le livre car je voulais finir celui-ci sur cette danse ivre au son de Bowie, avec les couleurs devenues des étoiles dans le ciel de la nuit bleue. J’ai arrêté le livre d’un coup sec, là, dans l’extase. Je trouvais que c’était parfait qu’il s’achève ainsi.  

Mais des choses ses sont passées encore durant les dernières heures de cette nuit, dont cet instant de fou-rire à six heures. Et donc un type est arrivé sans que j’entende ses pas. Il a surgi brutalement, lui aussi avec une lampe à la main, mais éteinte, et face à moi qui étais planté en chaussettes avec une couverture sur les épaules, ma lampe braquée sur Œdipe et le sphinx alors que les néons étaient allumés, il a été stupéfait. Je ne me souviens plus exactement de la phrase qu’il a prononcée, quelque chose comme « Qu’est-ce que vous faites là ? » (qui était la question même que j’étais en train de me poser), mais il a braqué sa lampe éteinte vers moi, de sorte qu’avec nos deux lampes, la mienne allumée pour rien et la sienne éteinte, nous formions un couple absurde, un peu beckettien, qui se défiait dans le néant d’un espace déserté. Car c’est seulement à cet instant que j’ai senti à quel point nous étions dans un désert : les tableaux avaient disparu à mes yeux, il n’y avait plus rien qu’un immense « désêtre », comme dirait Lacan. Je m’étais réveillé de ma nuit folle, et je cherchais en vain dans la poche de mon manteau un papier qui aurait pu accréditer officiellement ma présence, car ce type n’était pas au courant, et je voyais bien qu’il était sur le point de me menacer sans trop savoir comment – car de quoi aurait-il pu me menacer, d’ailleurs ? De me jeter dehors ? Il faisait sa ronde, et j’avais beau lui dire que j’étais là depuis la veille, que j’étais entré dans l’expo à vingt-deux heures, c’est-à-dire il y avait maintenant huit heures, que j’étais un « écrivain en immersion » (j’ai dit ça), il résistait, visage fermé. Pas du tout agressif, mais bloqué dans une scène impossible à assimiler. Il n’était pas « averti », m’a-t-il dit, ainsi n’était-il tout simplement pas possible à ses yeux que je sois là. Ma présence n’était pas possible. Voilà, j’étais impossible.  

Cette scène m’a plu. J’étais si épuisé, vidé par la nuit, que je souriais comme un idiot. La solitude glisse ainsi dans le matin qui erre. Qu’est-ce que la présence ? Je ne cherche qu’elle – et à travers sa poussée, boire les étincelles de l’instant où, par elle, on reprend vie. C’est vivre qu’il faut redéfinir – ou plutôt non, on s’en fout des définitions : c’est vivre qu’il faut vivre. 

Je voudrais ajouter ceci : être en proie à la littérature est ma chance depuis plusieurs décennies déjà. Depuis que je suis enfant, quelque chose s’est manifesté à mon esprit qui requiert le déchiffrement passionné des ombres et la séduction de la lumière. Enfant, j’en passais par des rites pour me protéger, avant tout à travers le maniement de statuettes et d’images ; adulte, je me suis forgé une langue écrite pour être transmise.  

Les immersions auxquelles je procède, dans l’expo Bacon, mais aussi dans le tribunal à l’occasion du procès des attentats de janvier 2015, dans l’ancienne Banque de France de Béthune ou dans les films de Michael Cimino, relèvent d’une nécessité aventureuse dont je m’impose la rigueur pour voir, comme le dit Lacan, ce qui ne saurait se voir, c’est-à-dire pour entrer en contact avec l’impossible.  

Ainsi, que j’écrive des romans pour extraire de situations compulsionnelles des fééries de nature poétique ; ou que je plonge dans le réel le plus insoutenable (celui des attentats, avec mes chroniques pour Charlie Hebdo, ou celui de l’extermination des Juifs d’Europe avec Jan Karski) pour en revenir avec une lueur partageable ; ou bien – troisième branche de mon arborescence personnelle – que je me poste face à la peinture (Le Caravage, Adrian Ghenie, Francis Bacon) : dans tous les cas, je scrute et creuse une matière dont j’attends qu’elle nous révèle, à moi et à celles et ceux qui me lisent, un rapport extatique avec la vérité. Lorsqu’on est au bout de soi, une lumière se met à scintiller : aux confins du dépaysement, et parfois même de l’invivable, tout renaît. On pressent l’existence d’une chambre derrière le mur et d’un tableau derrière le tableau ; l’accès en est barré. Mais écrire, s’engager tout entier dans l’extatique de l’écriture, c’est se donner les moyens d’ouvrir une brèche – de voir un trou là où il n’y aurait, paraît-il, qu’un mur.  

Car il n’y a pas qu’un mur : la chambre existe, c’est la clarté folle de l’écriture qui nous y conduit. Durant cette nuit à Beaubourg avec Bacon, les portes s’ouvraient. Être à soi-même son propre objet de folie et ne pas devenir fou, c’est ce qui peut m’arriver de mieux : c’est aussi mon état d’écriture, c’est la manière que j’ai de rechercher ce qui m’échappe, et d’entrer dans l’emportement d’une connaissance toujours à venir.  

Il y en a qui misent tout sur la science, le pétrole ou l’argent. Moi c’est la littérature : elle a pris toutes les places ; elle est le cœur, l’esprit, le sexe ; elle m’offre une âme.  

L’âme n’est-elle pas ce qui s’oppose à l’intolérable ?  

Je suis là. 

Ton ami Yannick                                                  

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