Prix des Inrockuptibles, prix Fémina, et, il y a quelques jours, prix Goncourt des lycéens. Jamais un livre sur un sujet aussi difficile n’a-t-il eu un tel retentissement à sa sortie. Surprenant, encourageant, symbolique – il semblerait que cet évènement de la rentrée littéraire 2023 marque un tournant dans le traitement de l’inceste en littérature.
Nous nous souvenons de L’Inceste de Christine Angot (1999) et de la violence qui s’en suivit – insultes, menaces, dénigrement de son statut d’écrivain. Évidemment, les mentalités ont aujourd’hui changé. Depuis Metoo, nous employons la formule, à la structure intéressante, « la parole se libère » : en effet, la parole ne s’est pas libérée, elle se libère ; « se libérer » renvoie à la conception d’un processus réflexif (le se), d’une mise en marche sur un chemin qui s’ouvre et continue d’être prolongé (le présent, la verbalisation en cours, inachevée du « se libère »). Parler aussi ouvertement de l’inceste s’inscrit, de fait, dans ce cheminement progressif d’une mise en mots des abus sexuels, quelle que soit leur nature. Il aura fallu, à son sujet, par exemple attendre sa médiatisation avec La familia grande de Camille Kouchner (2021), ou, également tout récemment, le documentaire Un silence si bruyant consacré à l’histoire d’Emmanuelle Béart.
L’inceste a mis du temps avant d’être pleinement pris en compte, abordé de manière unilatérale – la parole de la victime et l’écoute, son intégration par l’extérieur. Intégration comme ce qui permet que cette réflexivité de la parole soit pleinement une conscientisation, c’est-à-dire l’entente entre le parlant (ce que dit la victime) et le parlé (ce que nous autres, nous en retenons). Pour ce faire, la parole doit prendre une forme pour qu’elle puisse cheminer, permettre cette libération qui est cette réflexion, cette double conscience comme passage de l’individuel au collectif. Christine Angot, à une époque, où, justement, la parole n’avait pas été ouverte, en a anticipé le déploiement, en choisissant la littérature, dont la forme même correspond à cette réflexivité de la parole. En quelque sorte, mettre en récit l’inceste en préfigurait, si nous pouvons le dire ainsi, la parolisation, dans une société qui cependant n’était pas prête à entendre une telle parole. De ce point de vue, la littérature aura été le pré-texte, au sens propre du terme, de la libération, de cette mise en chemin de la parole – le texte qui en initie le mouvement et fait qu’il est possible de parler vraiment à nouveau. Faire un récit de l’inceste va donc plus loin que ce qui y est raconté ; cela revient à réfléchir au sens même que nous donnons à cette parole, et à la parole en général. Le récit est littéraire, la parole de la sorte réfléchie littérature – mise en forme d’une voix en chemin – qui provoque le dialogue avec d’autres paroles. C’est exactement ce qu’a réussi à faire Christine Angot avec l’ensemble de ses romans, lesquels, aujourd’hui, nous parlent, dans la mesure où ils s’inscrivent littérairement, réflexivement, dans ce cheminement ouvert d’une « parole qui se libère », se dit, se reprend, se poursuit, et Triste tigre en est désormais un nouveau virage.
Neige Sinno estime que son texte appartient au témoignage, et ne fait pas partie de la « grande littérature ». Il est vrai que ce dernier n’est pas un récit, une autofiction ; il se constitue majoritairement d’un assemblage de faits, de souvenirs. Pour autant, ce serait en négliger la part la plus importante, qui fait qu’il s’agit d’un écrit qui va aussi bien plus loin qu’un simple « se raconter ». Par ses multiples réflexions croisées, qui serpentent sans arriver à une conclusion, il énonce ce qu’est proprement la réflexivité de cette « parole qui se libère » ; par ses références littéraires, ses considérations renouvelées sur la manière de faire sens, il met justement en récit ce que peut être une parole sur l’inceste, où le sur possède cette valeur réflexive de la libération de cette dernière. Le texte en lui-même est divisé en sous-titres, qui figurent autant d’étapes dans ce cheminement que l’autrice reconnaît comme elle-même sinueux, incertain, marqué par ces rebondissements dus à un emploi continuel de « l’analogie ». Ce terme d’« analogie » fait signe vers le statut de son écriture – un ana-logos, de l’« à nouveau » (ana) d’une parole (logos) qui se pense à travers ce recours à l’intertextualité, à l’analyse de sa propre expression et de son retentissement. Triste tigre n’est alors pas, à proprement parler, un témoignage. Il est la réflexion du témoignage dans la littérature, du traumatisme dans un se dire autrement, qui, comme nous pouvons le lire, permet « d’accéder à quelque chose de plus grand (…) Plus grand que la douleur, que l’expérience personnelle ».
Il y a bien littérature, parce qu’il y a actualisation de sa vocation parlante. Actualisation qui est à la fois différenciation et reprise de sa forme, de « cette énonciation qui bute sur l’impossibilité de la langue à circonscrire ce qui est ». Triste tigre est exactement la conscientisation de cette impossibilité, qui, développée, réfléchie à travers les pages, « énonce » l’être de la littérature – une stylisation de la parole comme recherche infinie, supra-individuelle, de ses modalités communicatives. Plus qu’elle ne se ferme à la littérature, Neige Sinno s’y ouvre, l’ouvre, et pose, en profondeur, la distinction entre faire de la littérature et être de la littérature. Le témoignage ne fait pas de la littérature : dans le faire, nous entendons la composition formelle du texte, en l’occurrence, ici, la possible mise en (auto-)fiction. Effectivement, il défait la littérature, en est la décomposition, son étrangeté narrative. Cependant, ce serait ne retenir de la littérature que ses variations fictives. Le témoignage, comme pour Triste Tigre, peut (re)tourner la possibilité fictive en impossibilité à raconter, et entrer en contradiction avec le réel qu’il serait supposé désigner. Dans cet écart entre le pouvoir-dire et le réel, il se recoupe avec la littérature, qui témoigne spécifiquement de la volonté de combler cette séparation – tel est le cheminement de sa parole – et dont le moyen principal est la fiction. Neige Sinno nous montre qu’il en existe d’autres, et que, finalement, la littérature est plurielle, en devenir, à l’image d’une parole qui ne peut être qu’en constante libération.
« A la question de savoir pourquoi les soldats commettaient les pires exactions sur les sites de conflit, j’ai entendu une fois un grand historien spécialiste des deux guerres mondiales répondre : parce qu’ils le peuvent », ce à quoi Neige Sinno répond : « Pourquoi est-ce que j’écris ce livre ? Parce que je peux ». Le réel, dans sa violence inouïe, est scission avec le sens, le langage. Un simple témoignage se contenterait de le rapporter, sans chercher au-delà. Mais Neige Sinno inverse ce rapport de force avec ce « je peux », qui modifie, à rebours, après avoir intégré la matière première du vécu à tout ce cheminement analogique d’analyses, de digressions, de comparaisons intertextuelles, la posture du témoignage : il n’est plus de l’ordre du dit, mais du dire, de cette intention à remplir, autrement, le vide qui sépare le réel indicible, « absurde », répète-t-elle, et ce qui devrait en être le récit, où l’impuissance à dire devient, paradoxalement, le « je peux » de l’énonciation, la capacité à « être dans la langue » en recherche d’elle-même pour témoigner de cette irrémissible césure entre le réel et sa représentation. Triste tigre invente une littérature du non-témoignable : un témoignage qui se dé-dit sans cesse, se dépasse en s’ouvrant à autre chose que lui-même, comme c’est le cas, ici, avec le cheminement analogique du texte. Sa parole y relève d’une constante prétérition : Neige Sinno soutient, à nombreuses reprises, que son ouvrage n’appartient pas à la littérature, alors que son écriture même l’incorpore au « je peux » réflexif de sa parole.
Témoigner et être de la littérature est le pari de Triste Tigre, qui dit une littérature qui ne se dit pas, se dédit, et laquelle témoigne de ce qui ne peut être dit, dé-témoigne ce qui se témoigne. D’où cette mise à distance de soi explicite inhérente à la littérature : « Mon espace à moi n’est pas dans ces lignes, il n’existe qu’au-dedans ». Nous ne toucherons jamais la réalité innommable de l’inceste comme nous n’entrerons jamais dans l’intériorité à vie blessée de la victime ; il n’y a que cet espace opaque entre les faits et le langage auquel nous pouvons avoir accès. Il n’y a que le chemin que l’autrice trace dans cet entre-deux pour parvenir à cette « parole qui se libère », par cette « énonciation » qui, au lieu de dire pleinement, contourne ce qui ne peut se dire. Parce qu’elle se rattache, qu’elle fait sienne cette relation de « biais » entre le réel et les mots, la parole de Neige Sinno est de la littérature. Par un subtil jeu de miroirs, son témoignage est cette incidence de la parole de la littérature, tout comme sa littérature est incidence nouvelle de la parole du témoignage. C’est ce qui fait que, peut-être, son ouvrage a eu un tel retentissement : le témoignage, aujourd’hui, occupe une place centrale dans notre société ; il ne suffit pas, néanmoins, il sera toujours dissonant avec cette « intensité » de l’ébranlement intime de toute victime. Le fait de mettre en mots ce drame d’une impossible vérité en opère le basculement vers la littérature, qui n’est rien d’autre que cette expression continue de l’impuissance à saisir réellement les évènements. « J’ai voulu y croire, j’ai voulu rêver que le royaume de la littérature m’accueillerait comme n’importe lequel des orphelins qui y trouverait refuge, mais même à travers l’art, on ne peut pas sortir vainqueur de l’abjection. La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée ». Sur ce plan, témoignage et littérature sont à égalité : rien ne pourra jamais dire l’horreur inconcevable d’avoir été victime d’inceste. Ils se rejoignent tous deux dans ce rien : parler, pour l’une et l’autre, ne sert à « rien » : « Qu’est-ce qui est souhaitable alors ? Rien, c’est justement ça le problème. Je n’ai pas trouvé de solution pour parler de ça ». La parole d’une victime, d’une autrice, ne résout rien, ne « sauve » de rien. Le témoignage devient littérature dans cette reconnaissance, cette conversion de la parole impuissante de la victime à résorber le gouffre entre ce qu’il se produit et ce qui se dit au « je peux » latent à cette impuissance, si bien que Neige Sinno ne parle pas au nom d’elle-même, mais de cette parole-là qui se fait : « Et même pour quelqu’un qui ne dit rien, savoir qu’ailleurs, pour quelqu’un d’autre qui a subi les mêmes gestes, le même silence, l’outrage peut être reconnu, cela peut être un soulagement ». A ce titre, Triste tigre n’est pas, comme certains pourraient en faire le reproche, une littérature du témoignage. Ce qui s’y profile est un témoignage de la littérature – une parole qui communique la fatalité d’un silence face à l’impensable, et par-là, le transcende.
Ce silence, ou l’envers de la sidération. Neige Sinno tente un portrait de son beau-père, ce « Minotaure tout puissant » au corps de monstre : « Il est grand et fort. Brutal même. (…) Ses mains sont grandes. (…) Son corps est grand. Ses pieds, laids, comme tous les pieds, mais d’autant plus laids qu’ils sont poilus et roses et abîmés ». Son livre, à nouveau dans un dialogue en miroir, relie le passage du témoignage à la littérature au transfert du « monstre » au « monstrueux » : le terme « monstre » est le plus souvent employé lors de la mention du procès, du rapport juridique du profil psychiatrique de l’agresseur, tandis que le « monstrueux » intervient pour souligner que, justement, dire « monstre » ne saurait rendre compte de la réalité – « tout cela est bien monstrueux » prend le sens d’un « tout est dit, ne peut être davantage dit ». Le monstre dérive en « monstrueux » quand se conscientise, s’énonce, s’éprouve cette impuissance à dire, quand le silence et la parole ne sont, finalement, qu’une seule et même chose. Impuissance, comme dénomination littéraire de la sidération. Dire, réfléchir ce silence comme parole littéraire du monstrueux. Le silence est le monstrueux, il est ce qui traduit ce « moment hors du temps, détaché du cours de l’histoire, tellement chargé d’absurde et de sens qui échappe à toute tentative d’en rendre compte par une narration » du traumatisme.
Triste tigre n’est pas un récit, il est l’exploration d’un autre espace-temps, celui-là même où l’absence de mots se voit transposée en épreuve du langage. Un espace-temps « bizarre », pour reprendre l’adjectif de l’autrice, qui note son emploi récurrent au fil des pages. Étymologiquement, « bizarre » veut dire : singulier. Parole, en l’occurrence doublement singulière par sa forme : une parole différente et un combat singulier de la littérature. Une littérature « bizarre », une parole du duel – duel entre une victime et son agresseur, le silence et les mots. Duel à l’issue duquel le monstre se perd dans le monstrueux, le monstrueux néantise le monstre, car le monstrueux, étant témoignage du silence, est aussi, par conséquent, ce « rien » au bout de la parole, qui ne sert à « rien », ne sauve de « rien », et au fond, ne dit rien, hormis le fait qu’elle ne peut, justement, ne rien faire, ne rien changer, ne rien dire – c’est cela, le monstrueux, la conscience littéraire de cette impuissance, le « je peux » paradoxal qui se déploie contre le monstre. « Prendre ce taureau par les cornes et le faire tourner en bourrique. Le saouler de paroles et de raisonnements jusqu’à ce qu’il craque, qu’il supplie que j’arrête et qu’il me laisse enfin en paix ». Le monstrueux de Neige Sinno prend le « Minotaure » « par les cornes », l’entraîne avec elle dans ce labyrinthe de la pensée qui les néantise tous les deux : le monstrueux est ce silence, ce néant, où résonne la parole d’une autrice, cette parole d’une littérature qui n’est pas salvatrice, mais dissipatrice. C’est ce que nous pouvons nous projeter avec la mise en exergue de cette idée de « zone grise », qui « f(ait) le territoire de la littérature, de la philosophie », où réel et irréel, mémoire et présent, silence et langage, être et non-être se reflètent, se traduisent, se confondent, se dissipent dans une seule et même voix. Le « triste tigre » verbalise cette zone grise, cette dualité intérieure au monstrueux, contenues dans son titre bizarre, singulier – littéraire. Triste tigre ne dit rien, et, pourtant, dit tout. C’est paradoxalement dans le néant, dans ce monstrueux, que tout se révèle, se donne, se communique, est. Son appartenance à la littérature se joue dans cet advenir de l’être dans la contradiction. Neige Sinno le pense, le dicte, nous le transmet, pour que sa parole ne soit plus seulement la sienne mais aussi la nôtre. Pour qu’elle trouve en nous un avenir qui est un nécessaire à-dire.