Il paraît que Christine Angot serait détestée depuis qu’elle fait de la télé.
Mais je n’ai pas la télé. Dans On n’est pas couché, certaines de ses interventions auraient fait polémique. Je les ai un peu suivies sur YouTube et puis, après, de moins en moins. Si on consulte Wikipédia, on peut lire sous l’intitulé «controverses» : «Elle est critiquée pour la violence de ses interventions politiques et médiatiques». Bon, ça va, se dit-on, toujours la même rengaine : dès qu’une femme s’exprime directement, contredit l’autre, elle est jugée «violente». Le cas d’Angot est plus intéressant : si certains de ses romans ont pu, eux aussi, faire polémique (dès L’Inceste en 1999), elle avait atteint une forme de réconciliation avec une partie de la presse et un plus vaste public avec Un amour impossible (en 2015), autour de sa mère, de son enfance…
Elle aurait pu en rester là, jouir longtemps de cette paix, de ce beau succès, de cet amour du public, mais non, il semblerait que l’écrivaine aime se mettre en danger et n’ait pas peur d’avoir peur. Avouons que son panache est admirable. Ainsi, elle semble ces jours-ci faire un retour en arrière de dix ans avec son nouveau roman. Un tournant de la vie, en retrouvant les personnages du Marché des amants, son livre le moins apprécié. Dans ce texte de 2008, Christine Angot évoquait son histoire d’amour avec Bruno (le vrai prénom de Doc Gynéco), puis le début de sa relation avec celui qui allait devenir son compagnon, Charly, ami et collaborateur du musicien. Dix ans plus tard, ils apparaissent dans Un tournant sous d’autres prénoms : Bruno semble être devenu Vincent, et ressurgit dans la vie de la romancière alors qu’elle vit paisiblement avec Alex (ex-Charly). Le trouble amoureux va réapparaître avec lui : et si elle avait toujours aimé Vincent ? Et si elle n’avait pas pris peur en rompant trop tôt avec lui ? Et si… Et si tous ces «et si» nous bousillaient la vie, au risque de nous faire perdre ceux qu’on aime et qui nous aiment pour de vrai…
Car la vérité est plus que jamais au coeur du dispositif d’Un tournant de la vie, au point que l’écrivaine semble elle-même devoir ici se confronter à un paradoxe, amoureux aussi bien que littéraire : comment rester fidèle ? C’est bel et bien la question centrale du livre, qu’il s’agisse de rester loyale à ses idéaux passés et à soi, ou à sa vie au présent et à l’homme avec qui l’on vit, de même qu’à sa conception de l’écriture – chez Angot, c’est tenter de faire coïncider sans cesse celle-ci avec la vie. Un geste aussi beau que quasi désespéré, car comment faire pour que les mots, la fiction, la littérature, ne trahissent jamais la vie et ne nous mentent pas ? Comment, en somme, ne jamais mentir à son lecteur ? Et dès lors, comment nous, lecteurs, pourrions-nous cesser d’aimer un auteur qui a tant à coeur de ne pas nous tromper ?
Avec Pourquoi le Brésil ? (2002), qui disait sa relation avec Pierre-Louis Rozynès, elle entendait déjà débarrasser «l’histoire d’amour» de tous les fards romanesques dont la nimbe la littérature. Avec Le Marché des amants, qui en avait désarçonné plus d’un, dont je fus, c’était comme si elle tentait de chroniquer la vie exactement telle qu’elle s’était produite ; avec Un tournant de la vie, elle pousse encore plus loin ce jeu, vital, entre roman et vérité, mensonges et réel, non seulement en en faisant l’enjeu central de ce qui se noue entre les trois protagonistes (qui, de Vincent ou de la narratrice ou encore d’Alex, ment à l’autre, aux autres ? Qui manipule qui ? Qui abuse qui ?), mais en restant au plus près de la neutralité factuelle de ce qui advient, pour laisser le lecteur seul juge, seul à même de voir le motif dans le tapis que la narratrice ne voit pas.
En même temps, Angot travestit les identités des deux personnages masculins, ce qui jette dès lors le trouble sur son «je» que l’on retrouve de livre en livre.
Ce serait donc un «je» différent qui s’exprime ici, autre que le «je» social, forcément rompu aux compromis un «je» du roman qui, hors des compromis, s’affirmerait dans toute son authenticité.
Au fond, le geste littéraire d’Angot est moins simple que ce que l’on pourrait croire de prime abord sous l’apparente neutralité d’une capture directe du réel, l’auteure use peut-être plus que l’on ne le croît des artifices de la fiction pour dire l’essence problématique de notre rapport à la vie. Et si la vivre revenait à la lire, elle-même, comme un roman qu’on interprète si souvent de travers ? Au fond, Un tournant de la vie est le lieu d’une lutte entre un écrivain et l’écriture pour arracher un peu de vrai à une vie qui nous abuse si souvent.