Allons d’emblée à l’exergue d’Une curieuse solitude (Le Seuil, 1958) : elle donne le cap. Elle est signée Joubert : « Le plus beau des courages, celui d’être heureux ». Dans L’Étoile des amants (Gallimard, 2002), n’est-il pas question d’un « livre entier sur la jouissance d’exister » ? Et dans Graal (Gallimard, 2022), dernier roman de Sollers, d’une expérience intérieure qui conduit au paradis hic et nunc ?

« Relativité restreinte »

Après Femmes (Gallimard, 1983) qui est une réécriture de Paradis (Le Seuil, 1981), Sollers cherche une forme romanesque encore plus concentrée : « Il y a la relativité générale et la relativité restreinte. Il sagit en somme de faire communiquer les deux », a-t-il déclaré. D’une certaine façon, on peut dire que ses frappes sont plus serrées, plus chirurgicales et c’est notable à partir notamment de L’Étoile des amants. Il pointe les symptômes de notre société et va proposer des antidotes. Ses romans, de plus en plus courts, deviennent, chacun à leur manière, des manuels en situation, des manuels de contre-folie – ce sera en particulier le cas de dium (2014). L’époque est « déliquescente », spirituellement s’entend, la force de « l’adversaire » est considérable, il s’agit de la dénoncer et de la contrer – en faisant, par exemple, et c’est le cas du narrateur dans Le Nouveau (Gallimard, 2019), de sa singularité, son identité. Il y a comme un humus profond proudhonien qu’il ne faut pas laisser en paix. Sollers va donc ferrailler ! Il est au combat. C’est un libertin c’est-à-dire quelqu’un qui pense que la société ment sur les rapports entre les êtres humains. Pour s’en convaincre, il suffit de relire L’École du Mystère (Gallimard, 2015).

Musique

Sollers est un fabuleux musicien (la musique irrigue nombre de ses romans) et le roman est sa partition. Une composition au hasard ? : Beauté (Gallimard, 2017). L’auteur de Fugues(Folio n° 5697), écrit à l’oreille, on l’écoute : « Vous vous déployez en ré, vous vous retirez en mi, vous recommencez en ut, vous vous reposez en fa. Vous attaquez en sol, vous vous consolidez en si, vous faites semblant de dormir en la. Chaque bavardage a sa note fondamentale, la moindre interlocution laisse échapper une modulation imprévisible, un bruit réclame son orchestration, et ce mensonge évident un lourd silence. Vous narrêtez pas de composer en pleine décomposition. Plus la société va mal, mieux vous allez ».

Beauté est un manuel dont la portée est poétique. Les personnages ? Pindare, Hölderlin, Webern, Bataille, Céline, quelques dieux, des déesses, une musicienne grecque, un écrivain français (le narrateur) en état d’urgence. Il a lu Hölderlin de près : « Vivre, c’est défendre une forme ».

Pour celui qui est attentif à sa propre forme, la beauté surgit avec la musique.

Contes philosophiques

C’est d’autant vrai pour Centre (Gallimard, 2018) mais chacun des romans de Sollers est, d’une certaine façon, un conte philosophique – voltairien pour sa brièveté et ses paraboles –, dont le dispositif est neuf : « Jentends des voix, je les transcris, ma voix est mêlée à elles ». Attention : Sollers travaille à l’oreille, il entend comme personne. Ces voix du passé qui lui parlent (celles des écrivains, des poètes, des philosophes), éclairent souvent, de façon prémonitoire, l’actualité la plus brûlante. Tiens, voici celle, monstrueuse et centrale, de Freud quand elle résonne aujourd’hui dans « notre époque régressive » : « Linfériorité intellectuelle de tant de femmes, qui est une réalité indiscutable, doit être attribuée à linhibition de la pensée, inhibition requise pour la répression sexuelle ». En contrepoint, écoutons celle de Sollers lui-même : « Freud veut seulement souligner à quel point la morale sexuelle civilisée, surtout dans l’éducation des filles, est de la démence. Il est le premier à le dire, et cest capital ».

Sollers entend des voix mais écoute la société. Il procède même à des enregistrements précis car c’est encore un merveilleux preneur de son. Voilà : « Les couples hétérosexuels qui parviennent à éviter le cauchemar de la différence sexuelle sont sûrement très rares. Les magazines, pourtant, les montrent toujours radieux, malgré leurs divorces successifs et leurs adoptions hasardeuses. Les couples homosexuels sen tirent-ils mieux, avec le mariage pour tous et les questions dadoptions et dinséminations qui sensuivent ? La nouvelle propagande le dit ». A l’instar de celui de Centre, le narrateur-ésotériste de gendes (Gallimard, 2021), qui est appelé pour « être une point où la courbure de lespace-temps devient infinie » sait capter les mots de ceux qui lui parlent depuis un passé qui fait signe et qui, donc, ne passe pas !

Révolution française

Pour Sollers, la langue française, mise en état d’urgence, accueille tout et révolutionne tout : « Tout ce qui n’accepte pas la révolution dans la Révolution c’est-à-dire le royaume de la révolution dans la Révolution, se décompose », affirmera-t-il dans un entretien. Tout se passe, dans les romans de Sollers, au fond, comme s’il fallait tout décaler par rapport à une catastrophe imminente. Selon cet écrivain si singulier, les Français n’ont rien entendu à leur Révolution. Voilà pourquoi il fera de Hegel le personnage central de son roman Mouvement (Gallimard, 2016) et de Claude de Saint-Martin (1743-1803), le philosophe illuministe inconnu, celui de Désir (Gallimard, 2020). Les Français, ne cessera-t-il de dire, ont un problème avec l’Histoire en général et la leur en particulier. Il mènera donc jusqu’au bout un combat spirituel contre les prédicateurs de la fin. Il demeurera réfractaire et insoumis « à toutes les sollicitations d’une consommation effrénée sur fond de misère d’une part, de discours apocalyptiques d’autre part ». En somme, il nous a dit : « Si vous êtes français, vous êtes là requis d’une façon fort étrange que je qualifierais de révolutionnaire ». Avec Sollers, c’est l’éclaircie qui prime.

Le plus grand écrivain français de la fin du XXème siècle vient de mourir, certes. Mais « celui qui est a été et sera » nous dit l’Évangile selon Philippe placé en exergue des Voyageurs du temps (Gallimard, 2009). 

Ouvrez les livres de Sollers : c’est l’éclaircie permanente.