Je fais le vœu que la Russie de Poutine ne soit plus celle de Poutine.

Que tombent dans les poubelles de l’Histoire ses Douguine, ses Viktor Bout, ses miliciens Wagner, ses Kadyrov.

Et qu’après cette année passée à se rouler dans le sang des Ukrainiens, elle s’y fige de terreur, d’horreur et de déshonneur.

Le peuple russe a eu des points de grandeur.

Il a inventé la double postulation vers l’enfer et le ciel.

Il a été le peuple de Tarkovski, Paradjanov, Chostakovitch, Vassili Grossman, les dissidents.

Puisse, non un Dieu, mais un poète le sauver et, comme Ossip Mandelstam, à la fin, mangeant déjà « l’air mort » du dernier cercle de la Kolyma, s’écrier : « Comment entrer dans ce janvier fou ? ».

Je veux que l’Ukraine gagne cette guerre.

J’aimerais que l’on cesse, sur les plateaux, de répéter comme des perroquets : « toutes les guerres finissent, autour d’une table, par un sage compromis qui, etc. »

Cela est faux.

La Première Guerre mondiale, la Seconde, les guerres de Napoléon, les guerres totales, ont toujours eu besoin, pour finir, de la capitulation du fauteur de guerre.

Et la seule exception fut la guerre de Bosnie avec, en effet, compromis, porte de sortie pour la Serbie : mais, après, le Kosovo, Belgrade bombardée et, jusqu’aujourd’hui, les eaux mêlées d’une guerre en suspens – le pire !

Je veux, pour l’Ukraine, l’eau pure de la paix, la vraie, celle du silence et des bruits d’enfants.

Je veux qu’elle ne soit plus mêlée de larmes, de sang, de poussières de métaux brûlés et de béton qui brûlent le palais.

Je veux, après les drones et les missiles, après les héros vivants et morts, après les thrènes et les lamentations, de l’eau pour Marioupol et Kherson, pour Odessa et Bakhmout.

Je veux de l’eau.

Je veux une Amérique fidèle, en Ukraine, à sa grâce retrouvée.

Il y a l’Amérique lasse d’elle-même.

Il y a l’Amérique dont la grandeur, mais aussi la faiblesse, est d’être une Rome involontaire.

Il y a Moby Dick égarée, côté gauche, dans les tourbillons du wokisme et, côté droit, dans les eaux sales de l’isolationnisme.

Mais il y a aussi l’Amérique de Lubitsch et de Capra, de Welles et de Rothko, de Faulkner et d’Hemingway.

Il y a l’Amérique des irrépressibles libertés et des imaginaires pas encore conditionnés en séries à la langue toujours plus pauvre. Il y a l’Amérique des rêves possibles et des vies que l’on refait ; des mains à plume et charrue ; il y a l’Amérique qui est une chance que l’humanité s’est offerte à elle-même.

C’est cette Amérique-là qui doit redevenir, avec l’Europe, l’arsenal mondial de l’esprit de démocratie.

Il y a la Chine, bien sûr.

La Chine des épurations ethniques et du nettoyage de Ouïghours.

La Chine qui a soutenu Poutine parce qu’il paraissait lui ouvrir les portes de Formose.

Et la grande puissance d’un millénaire qui ne se décide pas à commencer : normal ! elle invente un esclavage, une forme impériale, une gestion de l’humain qui répètent, mais en les raffinant, les pires cruautés du siècle d’avant !

Mais je me souviens aussi de la Chine de Chu Ta, Ai Weiwei ou Shitao, alias moine Citrouille-amère, ces génies infinis de l’encre et du pinceau.

Je me souviens de la Chine que je voyais, en 1986, à l’Institut des Langues étrangères Numéro 1, projeter d’aller dans l’espace, mais pour y dessiner, non un étau de surveillance pour sa polyclinique totalitaire, mais un idéogramme géant.

Et je me souviens de ce génie du geste et du bond, de l’inachevé et du parfait, du neutre et de l’éclair, de la montagne et de l’eau, qui fut celui de l’empire du Milieu.

La guerre des mondes est-elle fatale ?

Et est-ce un vœu pieux que d’espérer faire ne serait-ce qu’un pas, cette année, hors du cercle des cupidités qui nous tient lieu de concert des nations ?

Et puis il y a mes frères kurdes, pour qui le monde redevient un piège.

Il y a les femmes afghanes, qui pleurent les savoirs interdits.

Il y a les rues des villes d’Iran jonchées de chevelures, de balles réelles et de morceaux de chair.

Il y a tant d’affligés, partout, qui font honte à nos aigreurs, à nos frilosités en mal d’essence et de chauffage, à nos vins qui tournent au vinaigre.

Il y a tant de suppliciés qui regardent vers l’Europe comme vers une source de lumière qui, trop souvent, se dérobe.

Il suffit, pourtant, de si peu. Pas de projecteur. Pas de grand feu. Juste une lumière intime, que l’on regarde rêveusement briller, dans une fiole, sur un chandelier, à l’infini.

Cette lumière fragile et profonde, cette lumière qui est celle de l’âme exilée, cette petite flamme qui rappelle aux hommes les mirages de la puissance et de la force, ne pourrait-on se souvenir, en ce dernier lundi de l’année qui est aussi le dernier jour de la fête juive de Hanouka, qu’elle a cette vertu : faire voir l’étranger, l’exténué, le décimé, comme un autre soi-même ?

C’est mon vœu.

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12 Commentaires

  1. A tsar is reborn. Admettons, mais pour quel résultat ? Après cent cinq années gestationnaires à tituber entre constructivisme et autodestruction, l’ultralibéralo-marxisme des Russies pogromistes, goulagores et mafieuses n’a jamais été aussi empêtré dans ses contradictions sur la Question finale. Au gouvernail d’un titan démantelé, le capitaine du Cargo ivre mort désigne son successeur : un petit homme au visage triste, à l’œil sévère, qui ne se résout pas à faire son deuil d’une gigantomachie crépusculaire que le réchauffement des relations diplomatiques avec le bloc de l’Ouest a trop vite enterrée.
    Poutine aurait pu laisser la marque d’un consolidateur de la démocratie, non seulement dans l’histoire de son propre pays mais partout où s’étendait cette sphère d’influence dont il semble être si jaloux. Hélas, il préféra se façonner un buste de roi bâtard, hésitant pour son masque de cire entre une bouille de butor à la Kirill, un empâtement bureaucratique à la Choïgou, l’insatiable dégoût d’un Prigojine et la flatterie létale d’un Kadyrov. Poutine aura été l’ogre des peuples, le fondateur dépassé par son jouet d’un christianisme hétérodoxe : traditionaliste, matérialiste, milicien, djihadiste.
    Nous faisant mijoter dans un bouillon d’inculture généralisée, celui qui n’allait tout de même pas laisser l’Empire du Milieu lui faire un croc-en-jambe sur l’avant-dernière marche, se sent évidemment soutenu par les non-alignés, mais avant tout, il sait pouvoir compter sur l’intelligentsia antiestablishment de l’Adversaire. L’Europe mérite-t-elle de survivre à cette confrontation-test, elle qui, renouant avec la drôle de guerre face au méta-impérialisme sunno-chi’îte, donnerait à son inénarrable géante rouge tout le temps d’émerger avant qu’elle ne se décidât à calculer la probabilité d’un choc frontal entre les représentants d’un ordre multipolaire dont la coexistence pacifique qu’il était censé engendrer procédait donc d’une vaste fumisterie conceptuelle qui pousserait l’internationalisme à sa perte ?
    L’URSS fut longtemps la vitrine du totalitarisme, un Grand Soir pris en flag et drapé de remords insincères. Son Internationale mythique ne désirait aucunement se hisser au sommet du podium des Nations ; elle voulait juste pulvériser le podium. À l’inverse, la Russie poutiniste n’est pas aveugle à la réalité des rapports de force civilisationnels tels que les lui digère, en se mordant la queue, le rayonnement fossile de l’altermondialisation. Le dépressif chronique du Kremlin pourrait donc se contenter de prendre la tête d’un contre-la-montre dont le vainqueur se verrait octroyer des prérogatives incommensurables parmi lesquelles le pouvoir d’avaliser ou dévaliser une organisation des Nations fondée sur les droits de l’homme, un modèle d’internationalisme somme toute assez séduisant pour un État de non droit, pourvu qu’il n’oblige pas l’ensemble des compétiteurs à respecter des libertés individuelles qui n’ont jamais bénéficié qu’à ceux qui en assument les écrasantes responsabilités.

  2. Si la continuité entre pangermanisme et nazisme nous parut évidente a priori comme a posteriori, — le dernier Kaiser ne cacherait pas avoir eu des sympathies pour le Troisième Reich avant de se raviser face aux purges sanglantes qui s’en prenaient au cœur de la tradition, dénonçant un « État vorace » et l’emprise d’« un homme seul, sans famille, sans enfant, sans Dieu », ¬— nous n’irions toutefois pas jusqu’à tracer un trait horizontal ni même oblique entre le chancelier de fer Otto von Bismarck et le néant Adolf Hitler.
    La soupe tsaro-soviétique dont Vlad et Kirill de Moscou s’aspergent des effluves magiques ne sera pas avalée par tout le monde. De fait, l’humus des Nations n’est pas un tout totalitarisable. Les victimes de l’Armée rouge ne recoupent pas celles des pogroms de Nicolas II, quant à la révolution d’Octobre, bien qu’elle eût des visées nettement totalitaires, elle projetait de restituer sa souveraineté génésique à toute l’humanité, quand les nazis, de leur côté, se hisseraient au sommet d’une hiérarchie raciale dont ils n’hésiteraient pas à purifier le spectre génomique à coups de ciseaux.
    La convergence des crimes d’une Grande Russie, matérialiste pour l’éternité, est un horrible syncrétisme qui esbaudit l’Ours à deux têtes, ce monstre froid qui, on l’entend sans vouloir le comprendre, rêve de libération inconditionnelle après s’être vu condamné à une peine d’hibernation incidemment létale. Si des sympathisants ou militants nazis avaient été dans le viseur du House Un-American Activities Committee quand McCarthy reprit à McCormack le flambeau d’une lutte pour partie fantasmée contre une cinquième colonne dont l’ADN varie selon qu’elle se dresse pour ou contre le caractère aussi universel qu’irréversible des droits fondamentaux, il est probable que nos élites hollywoodiennes eussent dressé des lauriers au résistant antitotalitaire Elia Kazan.
    L’égalitarisme répondait à une Passion commune aux travailleurs du Texte de tous les pays. Le bloc de l’Est n’a jamais encaissé le déclassement qu’il s’était infligé, tout seul comme un grand de ce monde. Mise en échec par son irrévérence envers un principe d’égalité des chances sur lequel tout bon joueur d’échecs sait pouvoir compter lors d’une nouvelle séquence climactique où la lumière et la ténèbre ne feront qu’envelopper les gravisseurs et dévaleurs en miroir d’un escalier à double révolution, la nomenklatura veut renverser la table. Réveillez-vous, les ânes ! Élevez-vous, les autres ! Réapprenez à définir dans les règles vos propres trajectoires civilisationnelles, pour le meilleur ou pour le pire d’une Russie enfin dotée du seul pouvoir véritable qu’est celui d’affamer ses démons.

  3. Il fut un temps où l’on confiait à Hector Berlioz l’éminente mission de hisser ses compatriotes à des hauteurs et profondeurs vers lesquelles ni le prolétariat persistant ni l’élite abruptement cultivée n’auraient soupçonné leur commune aptitude à s’y élancer. Où est passé Chostakovitch ? Qu’ont-ils fait à Schnittke ? Comment, chez les enfants de Tchaïkovski et Moussorgski, le navire du Nouvel An télévisé peut-il avoir été confié au capitaine Sevran et son fidèle Tintin ?
    Keith Richards n’était pas peu fier d’avoir apporté sa pierre inarrêtable à l’effondrement du rideau de fer. À chaque génération son conservatisme et l’irritant snobisme qui en découle du flair bouché. Le rock, c’est bon pour les sauvages ! Voir Memphis et mourir… Si fait, aucun monde ne suffit. Ôtez John Coltrane, Vaslav Nijinski, Marcel Duchamp, Kurt Weill, Sigmund Freud, Friedrich Nietzsche ou Bing Crosby à David Robert Jones, et c’est une case ouverte sur plusieurs cycles d’engendrement indisputables qu’il vous faudra extraire du cerveau global.

    • Non, l’incompréhensibilité, l’étonnement, l’inquiétude, l’agressivité préventive que les Occidentaux font naître en leurs congénères slaves, chinois ou jivaros, ne procèdent pas toujours d’une volonté stérile d’inaccessibilité.
      Matteo Ricci, missionnaire jésuite œuvrant pour le compte d’une Sainte-Église catholique, apostolique, romaine et par là même peu encline à céder du terrain aux sirènes déclinistes, allait devoir tabler sur une méthode d’immersion inédite dans l’aveuglant creuset où l’avait dépêché sa hiérarchie, s’il voulait
      avoir une chance d’y débusquer la brèche mentale par laquelle atteindre le cœur et le moteur psychique d’une partie substantielle et pourtant méconnue du Livre de l’humanité ou, si vous préférez, reconnue pour être impénétrable, dont il avait vite compris qu’elle n’attendait pas de trouver le salut par Verus Israël.
      Après qu’il eut étudié et traduit en latin les œuvres maîtresses de Kongfuzi, ceux-là mêmes qui n’avaient plus de secrets pour leur condisciple chrétien consentiraient à s’intéresser à un petit précis de vulgarisation dans lequel ce dernier avait tenté de résumer, en chinois, le message de Iéshoua‘ tout en l’adaptant au substrat culturel et scientifique irrésistible dans lequel lui-même s’enracinait.

  4. Nous avons contourné le piège que nous tendait le Sovietsarévitch en évitant de nous croire aspirés par son délire paranoïaque tissé de thèses aux résonances irréfutables selon l’envers où l’on se place. Nous n’aurons pas été les déclencheurs d’une autre Préapocalypse. L’ennemi échouera donc à transvaser son venin invasif dans les heures cardinales d’un monde que nous ne pouvons que concevoir comme libre, et partant libérable.
    Les Français libres étaient les seuls à pouvoir libérer leur âme en ranimant la flamme d’un héros inconnu auquel on avait enfilé l’uniforme du traitre absolu. Aux Russes libres à présent de remonter à la surface des eaux noirâtres leur sainteté, leur génie, leurs nombres et leurs noms. En qualité de membre permanent du Conseil d’insécurité, nous, le transpeuple et l’anation, convoquons l’archipel du Goulag sur les monceaux de siècles qui le contemplent.
    Quoi de plus pervers qu’un bourreau qui demanderait à sa victime d’observer la trêve orthodoxe afin qu’il pût reprendre des forces et bondir de plus belle sur son État en loques. La défense antirapace de l’Ukraine est un combat de tous les instants. Le répit est un luxe qu’elle abandonne à l’Aigle boiteux. Le devoir de riposte ne s’octroie pas aux violateurs du droit de la guerre. Hélas pour vous, Poutine, votre cible obsessive est tout sauf un perdreau de l’année.

  5. C’st toujours un plaisir de lire BHL. Même quand on n’est pas d’accord avec lui. Mais là, pour l’Ukraine, je roule de son côté

  6. Je m’emportais hier, dans un mouvement de révolte contre l’état du monde, et vouais aux souhaits que l’on s’adresse de manière selon moi mécanique, en cette période dont je tiens qu’elle n’a rien de neuf, une fois encore la vieille rancune qu’ils m’inspirent. Aujourd’hui, à vous lire, Bernard-Henri Lévy, je crois devoir abandonner ma prévention, y faire en tout cas une exception, pour souscrire au voeu que vous déclinez dans ses différents aspects que rassemble une lumière dont vous parlez d’une manière qui me semble hautement désirable. Je vous sais gré d’exprimer de manière convaincante à mes yeux une espérance qui est souvent sur le point de m’abandonner.

  7. Cher BHL,

    Va, prends les armes aux côtés des Ukrainiens! Veuille-le seulement! Mais revets un gilet pare-balles par dessus ta chemise immaculée!

    Meilleurs vouex à toi! Et aux autres…