La France, avec l’affaire Dreyfus, a inventé l’intellectuel engagé.

Les États-Unis, avec les guerres du Vietnam, puis d’Afghanistan et d’Irak, ont inventé le vétéran écrivain.

Je pense à Karl Marlantes et à son Retour à Matterhorn. 

Au Yellow Birds de Kevin Powers et au Fin de mission de Phil Klay.

Je pense à cette tradition très américaine du héros démobilisé, hanté par l’horreur de ce qu’il a vécu, habité par d’indicibles regrets, publiant sa première nouvelle dans Granta, des essais dans Esquire, puis, quand il en a le talent, se mettant à la littérature.

Et je pense à un New-Yorkais de 42 ans, Elliot Ackerman, qui, après dix ans dans les Marines et les opérations spéciales de la CIA, fort de toutes les Silver Star, Bronze Star for Valor et autres Purple Heart, passé par la Maison-Blanche de la fin de l’époque Obama puis les think tanks les plus prestigieux de Washington DC, est en train de devenir l’un des maîtres du genre.

Son septième livre, qui paraît chez Penguin Press, s’intitule The Fifth Act. America’s End in Afghanistan.

C’est, en principe, un récit de la chute de Kaboul, ce Saïgon sans nécessité, cette honte auto-infligée, qui vit Trump, puis Biden, décider, il y a un peu plus d’un an, d’en finir avec une guerre qu’ils avaient, en réalité, gagnée.

Mais le livre est plus que cela.

Car la beauté du récit est qu’il se déploie sur trois, ou même quatre, registres.

Un père qui avait promis à ses enfants des vacances de rêve en Italie et qui, malgré les événements, tient parole : Forum, un magasin de jouets au Colisée, thermes de Caracalla, Venise.

Un héros américain qui sait que son pays commet, en lâchant Kaboul, une erreur historique et que cette erreur deviendra faute s’il laisse derrière lui les dizaines de milliers de journalistes, interprètes ou fixeurs qui avaient cru en sa parole et seront, après son départ, la cible numéro un des talibans : on le voit, la nuit, quand sa famille dort ou, le jour, entre deux visites au musée, se brancher fébrilement sur son portable ; entrer dans les boucles WhatsApp et Signal où un réseau d’anciens camarades tente, de tous les points du globe, de piloter les évacuations ; entrer en communication d’urgence avec « Yeti » le géant, « Knukles » l’ancien sergent ou « Dutch » l’excentrique, ces vieux compagnons qui sont sur le terrain, rassemblent les candidats au départ, les installent dans les bus, les escortent ; et on le voit, collé à son écran, suivre la position GPS d’un convoi, la perdre, la retrouver, frémir de savoir les passagers bloqués, au dernier check point, à quelques mètres de l’aéroport, respirer quand il comprend qu’ils ont fini par passer.

Il y a la troisième voix, celle de l’ancien combattant qui sent remonter en lui les fantômes de son propre passé en Afghanistan et, avant cela, à Falloujah, en Irak : le voilà en opération, à bord de son Humvee ; le voilà, avec « Tubes », « Dud » et « Super Dave », allant récupérer le corps d’un camarade tué que la morale des Marines interdit de laisser derrière soi ; voilà la mort, en direct, du courageux sergent Dave « Momez » Nunez dont il se reprochera toute sa vie de n’avoir pu aller lui-même chercher la dépouille ; et le voilà revivant sa dernière conversation avec « Jack », son ami et néanmoins supérieur, qu’il vient informer que sa journée est faite, qu’il quitte l’armée – et si son chef ne lui avait pas pardonné cet adieu aux armes ? et n’est-ce pas de lui que dépend, aujourd’hui, par un étrange tour du destin, le sort des 109 hommes qu’il a fait le serment de sauver à distance ? Et puis, les portes de Rome se confondant avec South, North, Unnamed, Abbey Gate, les têtes décapitées des mosaïques de la basilique de Torcello lui évoquant irrésistiblement le sort qui attendrait ses amis afghans s’il ne parvenait pas à leur faire franchir les grilles de l’aéroport Hamid-Karzaï, voici que défilent en lui de pieuses et sombres pensées sur l’indignité de la guerre ; le peu de cas qu’il aura fait, dans sa vie de soldat multidécoré, de l’antique commandement de ne pas tuer ; le Mal dans l’Histoire ; le déclin des empires ; ou la meilleure façon d’honorer Doug, Megan, Blecksmith et tous les camarades qui ne sont pas, comme lui, rentrés de Falloujah…

Cette construction n’est pas seulement savante.

Elle est formidablement romanesque.

Tantôt on est dans un film de Roberto Benigni où le héros déploie des trésors d’imagination pour, aux portes de l’enfer, amuser son petit garçon et lui faire croire que la vie est belle.

Tantôt on est dans les meilleures scènes de Bugsy, le film de Barry Levinson, quand Warren Beatty se partage entre la cuisine où il prépare le gâteau d’anniversaire de son fils et le salon où ses associés de la Mafia sont venus lui demander des comptes.

Et, quand il décrit un coucher de soleil sur Shewan, l’atterrissage des faucons noirs dans la poussière d’un champ de bataille, la transformation en morgue d’un frigo, les cris mêlés des blessés et de ceux qui viennent les sauver, ou l’agonie d’un frère d’armes, on est dans le meilleur de la littérature de guerre façon Les Nus et les Morts de Norman Mailer ou Ernest Hemingway.

Ce livre doit être traduit en français.

Un commentaire

  1. La guerre n’est pas la folie de Poutine, même si sa paranoïa mystique la précipite, mais l’aboutissement logique du fascisme, qui soutient l’oppression d’un État sur un autre, d’un peuple qui se croît supérieur à un autre, d’une « race » sur une autre. 
    L’antifascisme devrait être une valeur commune à tous les pays qui l’ont combattu, en Europe, aux États Unis, sans oublier les autres, pour enfin pouvoir vivre en paix.
    Comment ne pas souligner que la paix n’est pas arrivée toute seule par la sacrée volonté de négociation entre les agresseurs et ceux qui les subirent, entre les tueurs et leurs victimes, mais par la victoire finale de ces derniers sur le totalitarisme ?
    Et si la paix n’était autre que la continuation politique de la guerre par d’autres moyens ? Une boucle sans fin si on pense à von Clausewitz.
    Le livre de Elliot Ackerman « Fifth Act : Americas End in Afghanist » est choquant à bien d’égards. Tout d’abord il est frappant de lire son récit de l’évacuation de Kabul avec la juxtaposition de ses vacances en famille en Italie, des scènes chaotiques de la fuite de Kaboul, vécue en directe sur son téléphone, des centaines d’Américains, des interprètes, des journalistes, des Afghans.nes fuyant l’arrivée des Talibans et dont Ackerman veillait à la sécurité et organisait leur passage par le Gate Sans Nom, une réédition celui-ci du fameux Checkpoint Charlie, vers la liberté, alors même qu’il accompagnait la joie de ses enfants, de son épouse en visite aux Thermes de Caracalla, au Colisé.
    Deux mondes totalement séparés, la vie des familles afghanes, des civils en danger de mort et la zone de guerre, qui n’auraient jamais dû se rencontrer, a été précipitée par la décision du président Biden de ce désastreux whitdrawn américain.
    Les troupes qui rentrent (le cas en Irak par la malheureuse décision d’Obama) et la paix qui revient, se soldent avec un désastre qui porte le nom de ISIS.
    En Afghanistan, où était finie la volonté de «transition responsable » dont Obama en fut le chantre en demandant les ressources nécessaires pour le renforcement de la capacité afghane à gouverner le pays, c’est la question qui pose Ackerman dans son livre.
    La paix est revenue par un désastre encore plus grand.
    Et c’est justement ce besoin de ressources qui nous ramène à la guerre en Ukraine car il est, une fois de plus, la clé pour ne pas sombrer dans un nouveau désastre.
    D’abord et dans un tout autre degré, incomparable par gravité et conséquences, le drame humain de la juxtaposition entre vies civiles, vie des familles et les zones de combat a été volontairement provoqué et perpétré par Poutine et ses soldats en prenant lâchement les ukrainiens.nes comme leur bouclier de terreur et du chantage à la mort.
    Je fais mienne la citation de Ackerman en conclusion de son livre et reprise de « L’Énéide » de Virgile afin de donner un sens à la guerre, autrement qu ‘n Afghanistan :
    « Ce n’est pas le visage d’Hélène, ni Paris qui était en faute, mais c’est par [ceux qui se considèrent des] dieux que cette destruction a été apportée. »