Le Middle East Institute publie, à Washington DC, avec une préface de l’ancien chef des opérations en Irak et en Afghanistan, le général David Petraeus, le « rapport afghan » que le président Jacques Chirac m’avait, il y a pile vingt ans, fait l’honneur de me commander.

C’était au lendemain du 11 Septembre et de l’assassinat, deux jours avant, du commandant Massoud.

Une coalition internationale venait de vaincre les talibans et leur régime monstrueux.

Le président français, dans son bureau, à l’Élysée, me dit son regret de n’avoir pas su entendre l’avertissement qu’était venu lancer Massoud, quelques mois plus tôt, le 6 avril, lors d’un voyage éclair à Paris.

Et, sachant que je fus, avec quelques autres, à l’origine de ce voyage, il me donne pour mission de retourner en Afghanistan ; d’y passer, en m’appuyant sur ce qui reste de moyens à l’ambassade de France à Kaboul, le temps nécessaire ; et, sillonnant les vallées perdues de l’Hindou Kouch non moins que les zones frontalières avec l’Iran, le Pakistan ou les républiques anciennement soviétiques, d’en rapporter des propositions concrètes en vue d’une contribution de Paris à la reconstruction de ce pays ravagé, mais en train de renaître.

Je relis, avec mes yeux d’aujourd’hui, ce rapport que tire donc des limbes un grand think tank américain.

Je me revois échafaudant des plans de construction d’une armée et d’une police, un projet de Constitution, une stratégie culturelle, des programmes d’éducation nationale, de réconciliation tribale, d’urbanisme, de santé publique, de réforme agraire, de voirie.

Je revois le président Chirac merveilleusement partant, tout comme son Premier ministre, Lionel Jospin, et son ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, lorsque je lui remets, le 2 avril 2002, édité à La Documentation française, le texte d’un rapport qui entrait dans le détail de ce juste défi qu’était, à mes yeux, la grande alliance d’une tradition ancestrale et des valeurs clés de l’universalisme démocratique.

Je pense à celles de ces recommandations qui, comme l’indique mon second préfacier, Marvin G. Weinbaum, directeur, au Middle East Institute, des Afghanistan and Pakistan studies, ont été effectivement mises en œuvre pendant le second mandat de Chirac puis, en partie sous son influence, pendant les deux mandats d’un George W. Bush peu porté sur le nation building.

Et me remémorant tout cela à la lumière du revirement historique qu’est la décision, prise par Donald Trump, puis accélérée par Joe Biden, de retirer leurs troupes, d’abandonner le pays à ses démons et de faire ainsi savoir, comme en Somalie, en Syrie, au Rojava ou au Kurdistan d’Irak, que la parole américaine ne vaut dorénavant plus rien, je suis accablé par un immense sentiment de gâchis.

Je sais que les Afghans eux-mêmes, en laissant le venin de la corruption gangrener leurs institutions, portent une lourde responsabilité.

Et je suis le premier conscient que, comme l’écrivent mes deux préfaciers, des pans entiers de mon rapport sont, passé l’enthousiasme des débuts, restés hélas lettre morte.

Mais fallait-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Et n’avoir pas construit assez d’écoles, ni formé assez de soldats, ni su mettre au pas les seigneurs de la guerre Rachid Dostom ou Ismaïl Khan, justifiait-il que l’on remette les clés du pouvoir aux talibans ?

Je pense aux garnisons de campagne qui sont en train de tomber, souvent sans coup férir, entre leurs mains.

Je pense à Herat, Mazar-e Charif, Jalalabad, Bamiyan, Kandahar, ces villes où soufflait, à l’époque, un beau vent d’optimisme et de liberté, et qu’ils encerclent les unes après les autres.

Je pense aux femmes que nous avons encouragées à se dévoiler et qui songent déjà, par prudence, à retourner dans leur prison de tissu.

J’imagine cette ambassade de France que je connais par cœur et que l’on a évacuée, vendredi dernier, dans une atmosphère de sauve-qui-peut généralisé. Je pense à l’ambassadeur Martinon, encore sur place, tel un capitaine qui sera le dernier à quitter le navire avant le naufrage – et je regarde les insoutenables vidéos qu’il m’envoie et où l’on constate le retour des lapidations dans les villages.

Et puis je lis que le district de Spin Boldak, où passe la frontière avec le Baloutchistan, donc avec le Pakistan, vient, ce 14 juillet, de tomber à son tour – et comment ne pas songer que nous sommes au bord du scénario de cauchemar que la guerre de 2001 avait aussi pour but de conjurer et qui se réalise sous l’œil goguenard ou gourmand de Poutine, d’Erdogan, des ayatollahs iraniens, du puissant Xi Jinping ou des derniers dirigeants de Daech encore en vie : les artificiers du djihad circulant comme poissons dans l’eau entre les deux pays et les arsenaux nucléaires de l’un à portée de main des fous dangereux remis en selle dans l’autre ?

Le plus navrant, dans cette affaire, c’est le changement de paradigme que l’on voit paraître au grand jour.

C’est l’irréalité soudaine d’un temps où une démocratie était dans son rôle quand elle aidait un peuple de lettrés, de mystiques et de cavaliers à jeter, s’il le voulait, les bases d’un État de droit.

Et c’est l’affreux contraste avec cet autre temps, le nôtre, où gauche et droite en France, démocrates et républicains aux États-Unis, prolétaires et nantis de tous les pays, souverainistes, insoumis, nostalgiques du repli sur soi, adeptes de la culture woke ou de l’égoïsme national revisité, bref, à peu près tout le monde, semblent trouver normale la victoire d’une vision des choses où la fraternité n’a plus de place, où le respect du droit est l’apanage d’un club de nations riches et où l’Occident aux anciens parapets dit tranquillement adieu au monde.

Désastre politique.

Débâcle intellectuelle et morale.