David Martinon et Elliot Ackerman, ces deux hommes, le diplomate et le guerrier, le Français et l’Américain, et leurs deux livres, Les quinze jours qui ont fait basculer Kaboul etAmerica’s end in Afghanistan, devraient idéalement n’en faire qu’un.

Ils sont, avec une poignée de leurs semblables, les héros intranquilles d’une tragédie afghane longue de dix-huit ans qui, après l’Irak et la Syrie, signa à l’été 2021 la chute de l’Afghanistan aux mains des Talibans et le renoncement en Mondovision du camp occidental à la défense des peuples opprimés. Jusqu’à ce que l’agression russe en Ukraine force à un sursaut par défaut.

Tous deux furent plusieurs années aux premières lignes de la guerre en Afghanistan. Et, pour finir, cet été-là, l’un est connecté nuit et jour avec ses pairs américains et camarades de combat depuis ses vacances italiennes en famille. L’autre est au cœur-même du désastre lors de la chute sur ordonnance de Kaboul. Tous deux se tinrent sans relâche aux portes de la liberté, vite devenues les portes de l’enfer, sauvant, dans la panique et le chaos des évacuations à l’aéroport de la capitale afghane, les expatriés et les nationaux afghans sur qui l’Occident s’était appuyé. Sauvant par là-même l’honneur de leurs pays respectifs, allégrement bradé par Trump puis Biden en ce qui concerne l’Amérique. (Les Français, eux, s’étaient depuis longtemps retirés, arguant de leur intervention au Sahel contre les mêmes ennemis).

Les deux récits de ces quinze journées dramatiques de l’été 2021 sont haletants, terrifiants, bouleversants, oscillant entre l’horreur, le sacrifice, l’abnégation et l’héroïsme des sauveteurs occidentaux. Alors que, par désespoir chez les Afghans voulant fuir à tout prix le régime taliban, par barbarie rendue plus grande encore par l’ivresse de la victoire chez les Fous de Dieu, l’homme était redevenu en ces journées atroces un loup pour l’homme. 

Les exfiltrations par bus vers l’aéroport de Kaboul de centaines de candidats forcés à l’exil depuis l’ambassade de France assiégée par la foule, puis de la Zone verte sous garde américaine, bientôt repliée avec armes et bagages sur l’aéroport, prennent de plus en plus, au gré des check-points des Talibans ivres de morgue et de vengeance, des allures d’Odyssée au bord du gouffre. La foule en détresse des Afghans qui fuient le joug des Talibans a envahi les abords de l’aéroport transformé en camp retranché par les Américains et les paras britanniques. Campant sous un soleil de plomb dans un cloaque inimaginable, frôlant à tout instant l’émeute non moins qu’à la merci d’un attentat kamikaze (qui finira par se produire et faire 175 morts, plus treize Marines), la foule affolée bloque les quelques portes de filtration tenues par les forces américaines et britanniques du haut de miradors et de barbelés. Ils préviennent à coup de gaz lacrymogènes et de tirs en l’air les assauts de la masse exténuée. L’atmosphère est dantesque. C’est la chute de Saïgon en 1975 en pire. 

Les Américains ont fixé une date-butoir pour leur retrait, qui livrera l’aéroport, dernière porte de sortie du pays, aux Talibans, de nouveau les maîtres absolus de l’Afghanistan, vingt ans après avoir été chassés de Kaboul par ces mêmes Américains qui leur rendent aujourd’hui la ville quasi sans condition.

C’est une course effrénée contre la montre que nous vivons en direct sous la plume de nos deux acteurs en permanence au taquet. C’est un thriller démoniaque, où l’humanité et les actions-commandos des acteurs étrangers, au bout de la nuit et de l’épuisement, finissent par l’emporter sur le chaos et la mort, au vu et au su, d’un côté, des Talibans, RPG en main, et, de l’autre côté, de la foule. Sous la houlette de l’ambassadeur Martinon, les divers détachements français militaires et policiers détachés à Kaboul pour l’évacuation de la dernière chance de nos ressortissants et des Afghans qui ont lié leur sort à nous, vont exfiltrer dans les pires conditions, au péril de leurs vies, sans perdre un seul homme, près de trois mille personnes saines et sauves. À défaut du reste, l’honneur est sauf. Tous ces hommes du RAID, des Forces spéciales, et ces femmes, au service de la France et de son image dans le monde méritent notre reconnaissance et notre admiration. 

Un ambassadeur-courage a donné l’exemple. Son récit à couper le souffle, qui va dans les moindres détails, ressemble (parfois un peu trop) à un rapport de mission en temps de guerre. La leçon de cette traversée du fleuve des enfers, qu’il nous administre avec force, est qu’il faut toujours, face au Mal, croire au pire, et les signes avant-coureurs étaient légion. Depuis deux ans, sa conviction était faite. L’Afghanistan sous perfusion américaine, minée par la corruption, les trafics au plus haut de l’État, le détournement des soldes des soldats démoralisés, où les Talibans, maîtres de la production d’opium étaient comme des poissons dans l’eau, tomberait bientôt tel un fruit mûr en leurs mains. Nous avions la montre, eux avaient le temps. L’Occident, Américains en tête, baissait les bras de lassitude. Trump dénonçait les guerres sans fin et d’un prix exorbitant. Il négociait à Doha en direct avec les Talibans dans le dos des Afghans. À Kaboul, les chancelleries et les ambassades européennes se berçaient d’illusion, n’avaient rien anticipé ni préparé. Martinon prêchait dans le désert. Prise de court par l’avancée fulgurante des Talibans et l’effondrement parallèle de l’armée afghane, l’évacuation de Kaboul en catastrophe frisera le désastre absolu. La France, pour sa part, évita le pire.

Après le sang-froid et l’expertise du diplomate, le second personnage de cette tragédie afghane a la trempe du combattant full metal jacket qu’il fut pour le compte de la CIA en Irak puis du Pentagone en Afghanistan, où il livra à la tête de ses commandos d’élite, plusieurs batailles contre des fiefs talibans dans des vallées perdues, non sans laisser pour mort en opération un de ses plus proches compagnons d’armes. Mais Elliot Ackerman, qui ne s’en remet pas, n’est pas seulement un Marine de haut vol, couronné par les plus hautes distinctions militaires et civiles américaines. Fort de son expérience en actes sur le terrain afghan, c’est un exceptionnel analyste de cet énorme échec que fut l’Afghanistan pour les Américains.

D’abord, les responsables américains se sont trompés de guerre, baptisant l’intervention en Afghanistan guerre contre le terrorisme, alors qu’ils avaient largement gagné la partie contre Al Quaïda à domicile et ailleurs dans le monde, et qu’il s’agissait en Afghanistan de tout autre chose : il s’agissait de « nation building », de construire une nation.

Deuxièmement, bien qu’un bon million d’Américains, civils et militaires, aient transité en Afghanistan au fil des dix-huit années d’intervention, aient bâti avec succès un début de société civile, aient dépensé un nombre astronomique de milliards (plus de 2000 milliards de dollars, dont beaucoup évaporés dans la nature), aient eu surtout des milliers de morts (2461) et de blessés, le peuple américain, ni pour ni contre, a largement ignoré cette guerre lointaine, dont, faute d’un impôt de guerre spécifique, il n’a jamais vraiment senti le poids ni, encore moins, le coût exorbitant, dilué dans le déficit abyssal du budget fédéral. Inodore, la guerre américaine en Afghanistan est restée largement une affaire entre militaires. Le peuple américain n’y fut pas associé, ne s’y impliqua guère. Au point que courait dans les cercles militaires cette amère plaisanterie : tandis que nos soldats passaient vingt ans à faire la guerre là-bas, l’Amérique faisait du shopping au Mall. Et tandis, non moins, que les politiciens à Washington cachaient à l’opinion américaine l’enlisement grandissant des troupes sur le théâtre afghan.

Se sentant peu soutenus en dehors des leurs, une fatigue de la guerre s’empara des hommes, au Pentagone d’abord, malgré le surge, le sursaut, mené par le général Petraeus, et sur le terrain ensuite. Brutalement réveillée par la chute imminente de Kaboul, l’Amérique laissa sans réagir Trump puis Biden se laver les mains de l’affaire afghane à bon compte, et abandonner en rase campagne un peuple qui avait cru en l’Amérique.

Redevenant le soldat orphelin des siens et de la victoire qu’il ne cesse plus d’être depuis, l’amertume d’Ackerman est que l’Amérique qui vint à bout d’Hitler et des Japonais, se soit cassée les dents sur 75.000 guerilleros barbus, enturbanés et à motocyclette.

Car combien d’hommes sur cette terre, demande-t-il, risqueraient-ils leur vie pour aller chercher sous la mitraille le corps d’un ami déjà mort ?

La devise militaire américaine la plus sacrée est : on ne laisse jamais un des nôtres derrière nous.

Là, c’est un peuple tout entier que l’Occident a laissé derrière lui.