Le pavé disjoint
Lors de l’agonie de Mme Bathilde, la grand-mère de Marcel (le Marcel du roman, le narrateur proustien), dans la chambre de la mourante, apparaît un personnage que l’on surnomme ni fleurs ni couronnes. Un cousin, précise Marcel. Un cousin qui se présente chez les siens chaque fois que se prépare une veillée funèbre.
La formule « ni fleurs ni couronnes » ne s’emploie que dans un faire-part de deuil. Et, dans la langue du deuil alors, « ni fleurs ni couronnes », ça voulait dire juif en règle générale. Les lecteurs habitués à déchiffrer la rubrique nécrologique des journaux comprenaient ainsi cette formule sous la Troisième République, même si, à présent, son usage et la pratique qu’elle met en jeu, se sont répandus au-delà de la communauté juive.
Une information dont le but était moins d’interdire d’envoyer réellement des fleurs en hommage au disparu, que de prévenir des malentendus embarrassants, en particulier dans les lettres de condoléances.
Le néo-marranisme contraignait généralement les familles de la bonne bourgeoisie israélite à une telle discrétion que leurs relations ne se doutaient pas forcément de leur judéité, et dans nombre de cas c’est par cette prière, en définitive, que les familles révélaient qu’elles étaient juives.
« Ni fleurs ni couronnes ». Un rite propre à la tradition juive, lié sans doute à l’interdiction d’embaumer les morts, pas même avec des fleurs, selon les commandements bibliques.
Marcel précise que sa famille ignore que l’on surnomme son cousin ni fleurs ni couronnes. Toutefois, lorsqu’il apporte cette précision, Marcel, lui, ne l’ignore plus. Pourquoi ne commente-t-il pas ce signe ? Le surnom suggère que son cousin est juif. Et, en le désignant comme le neveu de sa grand-tante, Marcel laisse supposer qu’il n’est pas un cousin par alliance, mais un cousin par le sang, un cousin de Combray :
« Mon Dieu ! vous parlez de Combray : a-t-on pensé à prévenir Legrandin ?
— Oui, ne vous tourmentez pas, c’est fait, dit mon cousin dont les joues bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la satisfaction d’y avoir pensé[1]. »
« Ni fleurs ni couronnes », conjugué maintenant à « joues bronzées par une barbe trop forte », compose un portrait qui évoque celui d’un rabbin, surtout dans ces circonstances. Un rabbin ! Une chose invraisemblable, aberrante, impossible. Oui, sûrement… pour qui lit la Recherche comme un roman classique – mais pourquoi ne pas la lire autrement ?
« Ni fleurs ni couronnes »crée un trouble d’autant plus intrigant qu’il s’associe à toute une série d’incidents de la même nature : le fait que la famille de Marcel ne reçoive jamais personne d’autre que Swann à dîner à Combray ; le fait qu’elle célèbre le rite du déjeuner du samedi ; le fait que Marcel ne présente aux siens que des camarades juifs ; le fait que son grand-père aime fredonner des airs de La Juive (l’opéra de Fromental Halévy). Tout cela surgit comme par la force des choses pour laisser entrevoir la vérité sur la famille.
Une vérité aussitôt contredite par Marcel. Eh oui, dans la chambre de sa grand-mère mourante, on ne remarque pas qu’une espèce de rabbin, on remarque également un homme d’Église, un moine, un autre cousin vêtu de l’habit d’un ordre religieux. Preuve que la famille est catholique. Mais est-ce vraiment une preuve ?
Regardez-le, ce moine : il enfouit son visage dans ses mains pour exprimer son affliction, mais il fait seulement semblant d’être affligé. En réalité, il ne recouvre son visage que pour pouvoir observer la famille en cachette par un interstice entre ses doigts. Qu’est-ce que ça veut dire ?
« Il était embusqué là comme dans l’ombre d’un confessionnal. Il s’aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le grillage qu’il avait laissé entrouvert », précise le narrateur. Conclusion : « Chez le prêtre comme chez l’aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d’instruction[2]. »
Les familles marranes craignaient surtout ce genre d’épreuves. Contraintes de requérir un prêtre pour les derniers sacrements lorsque l’un des leurs agonisait, elles redoutaient qu’un membre de la famille ne laisse entrevoir un signe issu de la mémoire familiale enfouie dans des profondeurs inaccessibles à la vue ; un signe que la pression du chagrin pouvait faire refluer jusqu’à la surface visible des choses pour révéler malgré soi que la famille pratiquait le judaïsme en secret ; un signe qui entraînait aussitôt un procès en inquisition, s’il était surpris par le prêtre chargé d’épier la famille dans ce genre de circonstances, les plus propices à la découverte de la vérité.
Proust s’inspirait de l’agonie de sa propre mère lorsqu’il composa cet épisode. Peu avant de mourir, elle lui murmura : « Que ce petit-là n’ait pas peur, sa Maman ne le quittera pas. » Elle tâchait évidemment de lui donner l’assurance que l’âme survivait par-delà la mort.
« Et puis elle n’a plus pu parler. Une fois seulement elle vit que je me retenais pour ne pas pleurer, et elle fronça les sourcils et fit la moue en souriant, et je distinguai dans sa parole déjà si embrouillée : “Si vous n’êtes romain, soyez digne de l’être”[3]. »
Un vers tiré d’Horace, la pièce où Corneille exalte le stoïcisme qui à Rome, dans l’Antiquité, constituait l’idéologie officielle de la République.
— Si vous n’êtes romain, soyez digne de l’être !
Jeanne signalait ainsi à Marcel qu’il lui fallait s’endurcir – en s’appuyant sur le monde tel qu’il existe, plutôt que de songer à un au-delà dont rien ne garantit l’existence – de sorte que ce qu’elle venait d’affirmer en lui assurant qu’elle ne le quitterait jamais, elle le contredisait à présent.
Le stoïcisme réprouve toutes formes d’effusions sentimentales. C’est une morale. C’est aussi une philosophie. Mais c’est surtout une politique. C’est même la Politique par excellence, en tout cas la politique de la République française modelée à l’image de celle de Rome.
Mme Proust avait tellement intériorisé cette notion qu’elle la rappelait jusque sur son lit de mort : Marcel ne devait pas pleurer ; il ne devait pas s’émouvoir ; il ne devait pas s’apitoyer ; il lui fallait agir comme un homme désormais, autrement dit comme un Romain – et pas comme un Juif – c’est évidemment ce que signifiait « Si vous n’êtes romain, soyez digne de l’être. » Un dernier mot antisémite. Cependant Proust en tira la conclusion que sa mère se comportait comme une marrane, avec la même inquiétude, sans cesser de se sentir épiée par un inquisiteur.
L’exposition Proust au musée du Judaïsme de Paris obéit au même genre de dispositif. Voilà une exposition tout à fait classique en apparence, et d’ailleurs charmante. On s’y promène agréablement. C’est toujours émouvant d’assister à la commémoration du centenaire de la mort d’un grand écrivain. On s’y retrouve en somme comme dans la chambre mortuaire de Mme Bathilde.
Et, précisément, la présence du Talmud y joue le même rôle que ni fleurs ni couronnes, celui d’un signe donné à déchiffrer.
Cependant les organisateurs de l’exposition commettent une erreur en abordant l’antisémitisme du baron de Charlus, le fameux personnage proustien. Une erreur qui fait forcément signe, à son tour.
« Charlus compare le visage de Bloch [le camarade juif de Marcel] à celui du sultan Mehmet II dans son portrait par le peintre vénitien Gentile Bellini », remarquent les organisateurs dans un panneau informatif, ce qui leur permet ensuite de déplorer l’idée d’un « prétendu physique juif » [4].
Le problème, c’est que ce n’est pas Charlus (l’antisémite), mais Swann (l’israélite) qui compare Bloch à Mahomet II par Bellini. Et Swann ne fait pas allusion à la judéité de Bloch dans cette comparaison[5].
Comment se fait-il que personne dans l’équipe des organisateurs n’ait repéré une telle erreur, répercutée de surcroît dans le dossier de presse de l’exposition et les fascicules remis aux visiteurs ? C’est incroyable, d’autant que l’erreur sert de base à une argumentation qui conséquemment perd tout son sens.
Reste que les organisateurs tombent dans le travers qu’ils dénoncent eux-mêmes en assignant au manuscrit de la Recherche un « profil talmudique » exclusivement visuel.
Oui, mais on peut toujours rectifier l’erreur soi-même. L’exposition, à sa manière, invite à le faire. C’est ce qui fait son charme et son audace.
Eh oui ! Pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour mettre en jeu les emprunts que Proust a fait au Talmud ? Emprunts considérables qui conditionnent le schéma de la Recherche. Pourquoi ne pas en parler ?
Approchez-vous du Talmud. Prenez le traité Yoma, littéralement en français le traité du Jour, c’est-à-dire le traité du Yom Kippour, le jour du grand pardon, un texte qui développe en huit chapitres les modalités du culte rendu au Dieu d’Israël ce jour-là, à l’époque du Second Temple, et ses conséquences quant au Pardon – tout cela à entendre au propre comme au figuré.
Allez jusqu’au passage dont le début est signalé par l’indice 54a.
« Un jour, il y eut un incident au Temple impliquant un prêtre qui, occupé par diverses affaires, aperçut une dalle différente des autres. L’un des carreaux du sol en marbre était plus élevé que les autres, suggérant qu’il avait été retiré et remplacé. Ce prêtre en déduisit que l’Arche d’alliance y était enterrée[6]. »
Ce passage se rattache à la théorie selon laquelle l’Arche d’alliance a été cachée dans les profondeurs du premier temple de Jérusalem afin d’échapper à la destruction lors de la conquête de la ville par Nabuchodonosor.
Un passage qui fait évidemment penser à l’épisode du pavé disjoint à la fin de la Recherche. Comment ne pas y songer ?
« J’étais entré dans la cour de l’hôtel de Guermantes, et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture qui s’avançait ; au cri du wattman je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre des pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit », écrit Proust. « Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires, et même de la réalité de la littérature, se trouvaient levés comme par enchantement[7]. »
Ainsi, c’est à l’instant où le narrateur proustien atteint le seuil le plus désespérant qu’il reçoit une espèce de grâce en heurtant du pied un pavé disjoint. Aussitôt lui revient la mémoire de son séjour en Italie des années auparavant.
« Et presque tout de suite, je le reconnus, c’était Venise, dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m’avaient-elles, à l’un et à l’autre moment, donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ?[8] »
Ainsi se rend-il compte que le temps n’est qu’une sorte d’illusion, et précisément il éprouve alors une joie dont il sent qu’elle est à jamais durable. Voilà comment il accède à la véritable religion, c’est-à-dire à la littérature, au sens où Proust l’entend.
Coïncidence entre le texte juif et le texte proustien. Coïncidence qui ne se limite pas à l’aspect matériel des deux textes. Coïncidence par l’esprit.
Il est tout à fait possible que Proust ait entendu parler de ce passage du Talmud. N’était-il pas le petit-neveu de Ben Lévi, l’un des rares talmudistes de langue française ? Ne fréquentait-il pas des spécialistes du judaïsme, des gens comme Adolphe Franck, Théodore Reinach ou Zadok Kahn, tous membres de la Société des études juives.
Le rédacteur de ce passage précise : « Le prêtre de service remarqua une dalle qui n’était pas au même niveau que les autres ; il alla en informer ses compagnons, mais il mourut subitement, avant d’avoir pu achever ce qu’il avait à dire. » Le même rédacteur ajoute mystérieusement : « C’est ainsi qu’on sut avec certitude que l’Arche avait été cachée là[9]. »
L’Arche est donc enterrée dans une cavité creusée sous le temple à un emplacement que signale, précisément, la dalle un peu plus haute que les autres.
Remplacez l’expression « Arche d’alliance » par « Temps retrouvé », et vous serez transporté chez Proust, justement sur le dallage inégal de l’hôtel de Guermantes, relayé par le souvenir de celui de la basilique Saint-Marc jadis, quand se produit la réminiscence qui ouvre au narrateur proustien les portes de la littérature en lui donnant l’idée de son œuvre.
« Et de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : “Saisit-moi au passage si tu en as la force, et tâche de résoudre l’énigme du bonheur que je te propose.”[10] »
Cependant, arrivé là, il éprouve deux sentiments contradictoires : d’une part, la conviction qu’il accède soudain à la vie éternelle ; et de l’autre, la conscience qu’il peut mourir d’un jour à l’autre, sans avoir eu le temps d’accomplir son œuvre.
« Il mourut subitement, avant d’avoir pu achever ce qu’il avait à dire. C’est ainsi qu’on sut avec certitude que l’Arche avait été cachée là. » À ce mystère dans le Talmud, répond le commentaire de Proust dans la Recherche, c’est-à-dire justement les deux sentiments contradictoires éprouvés pourtant par la même personne.
Voilà comment le Talmud trace la lignée littéraire dont dépend la Recherche.
Et voilà aussi, réellement, ce dont témoigne la vitrine où sont exposés les deux textes au musée du Judaïsme.
Marcel Proust, du côté de la mère
Exposition au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme
Du 14 avril au 28 août 2022
1. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, p. 637.
2. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, p. 635.
3. Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Pléiade, p. 125.
4. Sous la direction d’Isabelle Cahn, Marcel Proust du côté de la mère, panneau informatif, repris dans le dossier de presse de l’exposition, mahj.org
5. Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Pléiade, p. 96.
6. Talmud, Traité Yoma, chapitre IV, 54a. Merci à Nathan Devers, qui m’a indiqué ce passage.
7. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Pléiade, p. 445.
8. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Pléiade, p. 446.
9. Talmud, Traité Yom, chapitre IV, 54a, réédité dans les Aggadoth du Talmud de Babylone, traduit par Arlette Elkaïm-Sartre, pp. 366-367.
10. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Pléiade, p. 446.