L’épisode manquant

En 1917, quand il découvrit Du côté de chez Swann, sans rien savoir de la vie privée de Proust, Sydney Schiff (le patron de la revue Arts and Letters à Londres) devinait tout de même qu’il avait affaire à un Juif – du moins à un auteur qui se comportait comme un Juif – non seulement parce qu’il donnait à Swann un rôle essentiel dans son roman, mais surtout parce qu’il employait une langue « si exotique, si peu classique » – observait Schiff[1] – qu’elle se rattachait à sa manière à la littérature rabbinique.

Georges Cattaui faisait le même genre de constat, et d’autres lecteurs de la Recherche.

Cependant curieusement personne alors, parmi ces mêmes lecteurs, ne remarquait que le narrateur proustien verse dans l’antisémitisme.

Écoutez-le : « Bloch était entré en sautant comme une hyène. Je pensais : “Il vient dans des salons où il n’eût pas pénétré il y a vingt ans.” » 

Aux yeux du narrateur, il va de soi que Bloch personnifie le Juif arriviste et arrivé, « devenu maître »[2] .

Ou encore à propos de Gilberte, désormais marquise de Saint-Loup, mais toujours dotée d’une affreuse avarice : « Quel ascendant israélite gouvernait en cela Gilberte ? » se demande le narrateur[3].

Toutefois ce genre de remarques ne vise pratiquement que des israélites honteux, lesquels se présentent eux-mêmes comme des Juifs antijuifs, ce qui crée forcément un trouble.

Eh oui… Qui sait si le narrateur n’agit pas de la même façon ? 

« Du moins, lui c’est un homme, ce n’est pas un de ces efféminés comme on en rencontre tant aujourd’hui », remarque le baron de Charlus[4], en incarnant précisément l’Homosexuel antihomosexuel, une figure évidemment comparable à celle du Juif antijuif.

Un thème propre à Proust. Aucun romancier, avant lui, n’avait jamais établi ce genre de parallèle entre Israël et Sodome. 

* * *

« Les minauderies de ce petit Juif m’excèdent ! » disait Léontine de Caillavet, à propos de Marcel[5]

Il s’agissait d’une Juive on ne peut plus assimilée, née dans la grande bourgeoisie israélite, ce qui ne l’empêchait pas d’être une femme de gauche, voire d’extrême gauche, l’un des principaux modèles de Mme Verdurin, et qui, comme elle, tenait un salon dreyfusard.

Mais, pour autant, elle ne se privait pas de faire des réflexions antisémites, justement comme la Verdurin chez laquelle, précise Proust, « un antisémitisme bourgeois et latent s’était réveillé et avait atteint une véritable exaspération »[6].

À rebours de la plupart des historiens du dreyfusisme, Proust signale la présence, au sein même du mouvement dreyfusard, d’un courant antisémite puissant, représenté notamment par un grand ami de Zola, Urbain Gohier, l’auteur d’un ouvrage intitulé L’Armée contre la Nation, une espèce d’anarchiste qui, par antimilitarisme, avait pris parti pour Dreyfus sans rien renier de ses convictions antijuives, et pourtant accueilli à bras ouvert par les militants dreyfusards.

« Rappelons-nous que nous avons accepté Gohier et combien d’autres, des méchants… », remarquait Proust[7].

* * *

Gohier sévissait toujours dans la presse antisémite au milieu des années 1920. Et précisément, dans La Vieille France, il constatait à propos de Proust : « J’avais toujours subodoré le Juif. Je ne me trompais pas ![8] »

Jusque-là le public d’extrême droite qui s’intéressait à la littérature, ce public ne doutait pas en règle générale de l’antisémitisme de Proust. Et voilà qu’on apprenait qu’il était Juif !

Mais, alors, comment expliquer les réflexions antisémites de son narrateur ?

Eh bien, précisément, sur cette question, le narrateur joue en effet le même jeu que Bloch. Ildonne le change. Autrement dit il se fait passer pour ce qu’il n’est pas.

Quel meilleur moyen, que de se présenter comme un antijuif, pour éviter que l’on vous prenne justement pour un Juif ?

Comment ne pas être marrane ?

Dans son Épitre sur la persécution, Maïmonide (un rabbin du XIIe siècle, l’un des plus grands talmudistes) affirmait que lorsque les persécuteurs ne forçaient pas un Juif à accomplir des actes, mais seulement à prononcer des paroles, alors mieux valait prononcer les paroles plutôt que d’être supplicié, quitte à pratiquer le judaïsme en secret[9].

Maïmonide inventait ainsi le marranisme. 

Proust, à sa manière, se situe dans la même tradition, encore qu’il ne prévoit pas moins la fin du marranisme. 

* * *

« Rassemblés à leurs pareils par l’ostracisme qui les frappe, l’opprobre où ils sont tombés, ayant fini par prendre, par une persécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race »[10], les Sodomites, selon Proust, se confrontent au même dilemme que les Juifs.

Il va de soi que, si Charlus révélait publiquement son homosexualité, il serait aussitôt exclu de toute société respectable. 

Charlus en est évidemment conscient. Seulement c’est plus fort que lui. Son efféminement deviendra de plus en plus visible. Arrivera un moment où il ne pourra plus cacher son goût pour la sodomie, devenu du même coup un objet de scandale, raillé, injurié, rejeté hors du « monde ».

Un Juif rothschildien, comme Swann, admis dans le gratin de l’aristocratie française, connaîtra inévitablement le même sort quand il laissera entrevoir qu’il ne s’est pas détaché du judaïsme autant qu’il en a l’air.

« Arrivé au terme prématuré de sa vie, comme une bête fatiguée qu’on harcèle, il exécrait ces persécutions et rentrait au bercail religieux de ses pères[11]. »

Voilà que Swann apparaît lui-même comme un Juif religieux, avec tout à fait l’air d’un vieil Hébreu.

Qui sait s’il ne compte pas un rabbin parmi les siens ? Qui sait s’il ne s’intéresse pas à la littérature rabbinique ? Qui sait s’il ne lit pas des ouvrages issus du corpus talmudique ou cabalistique ?

« Le nez de polichinelle de Swann, longtemps résorbé dans un visage agréable, semblait maintenant énorme, tuméfié, cramoisi[12]. »

Une manière de dire qu’il ne pourra plus être reçu dans le « monde », devenu lui-même un objet de scandale et de dérision.

Ils subiront mon sort !

Robert Proust se réjouissait que l’on compare son frère à Freud ou à Einstein. Mais, pour autant, ni Freud ni Einstein ne pratiquaient le judaïsme. 

D’une manière générale, les sionistes promouvaient la laïcité en ignorant la religion.

On peut parier que Robert n’appréciait pas l’épisode où Swann apparaît comme un Juif religieux.

Et ce d’autant qu’il y avait eu effectivement un Juif religieux dans la famille : Godchaux Weil, un grand-oncle que Marcel et lui avaient connu durant leur enfance, une espèce de rabbin qui fut, pendant près d’un demi-siècle, l’un des principaux conseillers des Rothschild en matière religieuse. C’est ce qui explique pourquoi les deux familles étaient si liées.

Suzy signale dans ses Souvenirs qu’elle voyait beaucoup Claude de Rothschild[13], la belle-fille d’Henri, un ami d’enfance des frères Proust, avec qui Robert entretenait toujours des relations.

James-Édouard de Rothschild, le père d’Henri, avait fondé la Société des études juives, sous l’influence de Godchaux Weil. Tous deux ont sans doute posé pour Swann quand il se métamorphose en vieil Hébreu.

D’une manière générale, aujourd’hui encore, les familles juives laïques, indifférentes à la littérature rabbinique, ont tendance à rejeter très loin dans le temps l’époque où les leurs pratiquaient le judaïsme, comme si cette pratique dépendait d’une espèce d’arriération mentale naturellement déshonorante, alors qu’en réalité, le plus souvent, la famille célébrait encore les rites de la religion juive à la génération des parents ou des grands-parents de ceux qui la composent actuellement.

De fait, c’était le cas chez les Proust : les grands-parents de Robert, du côté maternel, se comportaient encore comme des Juifs religieux.

Et, même dans la nouvelle génération, Suzy gardait toujours en tête l’idée qu’elle était juive à sa manière, sinon en 1940, quand Pétain instaura les lois antisémites, elle n’aurait pas songé, à propos des papiers de Marcel dont elle refusait de se séparer : « Ils subiront mon sort[14] ».

Adolphe Crémieux, un autre grand-oncle des frères Proust, le chef de la famille quand ils étaient enfants, avait dirigé la communauté juive de France pendant près d’un demi-siècle, jusqu’en 1880. Ce n’était pas rien. 

Godchaux Weil, sous le pseudonyme de Ben Lévi, avait publié des ouvrages qui faisaient de lui le premier talmudiste de langue française à l’époque moderne. Ce n’était pas rien non plus.

Or justement, alors en octobre 1925, un universitaire qui enseignait la littérature au King’s College de Londres, Denis Saurat, un spécialiste de la littérature rabbinique, signalait l’influence du Talmud sur le style de Proust.

« Ce n’est pas seulement la démarche, mais aussi l’étoffe de la pensée, le sujet de la pensée (je ne parle pas des idées et des systèmes) qui est identique », assurait-il[15].

Albert Cohen entendit parler de sa thèse sur Proust. Il entra en contact avec Saurat. Et il lui proposa de la publier dans La Revue juive, précisément dans le numéro où devait paraître l’épisode des fiançailles de Gilberte Swann, une manière de commémorer le troisième anniversaire de la mort de Proust, et d’annoncer la parution prochaine d’Albertine disparue.

Saura accepta volontiers la proposition de Cohen. La Revue juive programmait ainsi une espèce de numéro spécial sur Proust, avec deux textes qui bouleversaient, chacun à leur manière, la lecture que l’on pouvait faire de la Recherche

Robert Proust fut évidemment informé d’un tel projet. Il ne s’y opposa pas. Il pariait probablement que les antisémites qui admiraient son frère s’étrangleraient à la lecture d’un tel numéro. Et il s’en amusait.

Ce qui n’empêchait pas le docteur Proust, décidément voué au dédoublement de la personnalité, de s’inquiéter de la parution de ce même numéro.

Léon Pierre-Quint

Un autre proustiste commençait à se faire remarquer dans l’entourage de Robert. Un jeune homme doté d’une grande intelligence, mais affligé par un visage qui lui donnait l’air d’être toujours de mauvaise humeur. Il s’appelait Léon Steindeker. 

Il préférait le pseudonyme de Léon Pierre-Quint, son nom d’écrivain. 

À 30 ans alors, issu d’une famille de banquiers juifs, il écrivait une biographie de Proust « autorisée » par Robert. 

Lui-même était homosexuel. Il se retrouvait dans la même position que Robert Dreyfus. Il affirmait que Marcel ne s’intéressait à l’homosexualité que d’une manière purement intellectuelle, tout en sachant que c’était faux.

Toutefois il prétendait que Marcel lui envoyait son chauffeur en pleine nuit. « Comme il n’y avait pas moyen de voir Proust autrement qu’à ces heures indues, il fallait se laisser faire, se relever, se laisser conduire chez lui[16]. »

Une manière d’insinuer qu’il avait été son amant.

Oui, mais, voilà, en réalité Pierre-Quint n’avait pas connu Proust, en tout cas pas intimement. Il lui avait écrit pour le prier de préfacer l’un de ses ouvrages, mais apparemment Proust ne lui avait pas répondu. 

Illiers-Combray

Robert commençait alors à instituer un rite : il emmenait des invités de marque à Illiers, le petit bourg de province près de Chartres dont son père était originaire. 

Il y emmena sûrement Pierre-Quint, lequel signale en effet qu’il existait à Illiers des églantines qui rappelaient les aubépines du coté de chez Swann – des églantines « que dernièrement des Américains cueillaient pieusement à Combray où ils s’étaient rendus en fervent pèlerinage », assurait-il en confondant déjà Illiers et Combray, toujours pour faire plaisir à Robert[17].

Malheureusement l’ancienne maison de l’oncle Amiot – où jadis Robert allait parfois en vacances avec les siens –, cette maison ne payait guère de mine. Elle n’avait rien à voir avec l’opulente maison familiale de Combray dans le roman de Marcel.

La famille ne s’était rendue à Illiers qu’à quatre reprises, entre 1877 et 1880, durant la petite enfance des frères Proust, et une dernière fois en 1886, pour signer un acte notarié, sans s’y attarder. 

Leur mère n’avait jamais pu s’entendre avec une belle-famille bien trop antijuive pour accepter sans amertume un mariage mixte en son sein. 

Marcel n’entretenait plus de relations avec ses cousins Amiot depuis longtemps. Son frère également. Les cousins vivaient maintenant en Algérie où ils possédaient une grosse entreprise commerciale. 

Généralement, dans les années 1870-1880, les Proust s’installaient à Auteuil dans la villa de l’oncle Louis Weil, une grande villa, presque un château, pour y passer le printemps et l’été.

Seulement, voilà, Robert tenait à inscrire le roman de son frère dans le cadre de la France traditionnelle, catholique et provinciale, pour faire oublier ce que le roman pouvait avoir de scandaleux.

Ainsi donnait-il un gage à Léon Daudet qui, même s’il n’évoquait plus désormais À la recherche du temps perdu dans L’Action française, ne restait pas moins lié à Proust dans l’esprit de ses lecteurs.

Jamais des flaubertiens, ou des stendhaliens, ou des balzaciens n’auraient eu l’idée d’organiser ce genre de pèlerinage. D’une manière générale, les romanciers qu’admirait Proust représentaient un bourg de province comme celui-là sous des traits lamentables, pétris de mesquinerie, de vulgarité, de bêtise, comme Yonvillle dans Madame Bovary, ou Verrières dans Le Rouge et le Noir, ou Angoulême dans les Illusions perdues.

Proust se distinguait dans ce domaine. Il réhabilitait la France profonde à sa manière. Il en donnait une image qui ravissait des lecteurs de droite ou d’extrême droite. Robert ne négligeait pas cet aspect des choses. Pierre-Quint le comprenait bien. 

Cependant, dans cet ordre d’idée, quelque chose posait problème.

La vie antérieure

« Les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux, n’apportent la preuve que l’âme subsiste », constatait Proust dans La Prisonnière. « Ce qu’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure[18]. »

Eh oui… Proust croyait que « notre vie actuelle n’est pas la première, et que l’éponge de l’oubli n’a pas complètement effacé le souvenir des précédentes[19]. »  

Une croyance au fondement de la Recherche du temps perdu, lié notamment à la métempsycose telle qu’on l’entend dans le Zohar, le livre-phare de la Cabale juive.

Voilà, entre autres choses, ce qui permettait d’affirmer que la littérature rabbinique – notamment dans sa veine cabalistique – avait exercé une profonde influence sur Marcel.

Une croyance problématique, aux yeux de Robert. Pierre-Quint le comprenait bien, là encore. 

Soudain, comme Swann, Marcel se métamorphosait en vieil Hébreu.

« On a voulu trouver dans son ascendance israélite une explication à certaines tournures de son esprit. Ce sont des déductions théoriques qui n’éclairent rien », observait Pierre-Quint[20] en s’attaquant à la thèse de Saurat – du moins à ce qu’on lui en avait dit – car alors elle n’avait pas encore été publiée. 

Il récusait ainsi toute influence juive sur Proust, comme d’ailleurs toute influence chrétienne :

« Baptême, catéchisme, première communion, tout cela ne laisse pas chez Proust d’empreinte religieuse. Ses parents évitaient de faire intervenir entre eux toute question de croyance ; l’enfant a gardé cette indifférence. Dans son œuvre, Dieu est absent », concluait-il[21].

Robert se comportait comme un historien soviétique. Il disposait d’un biographe à ses ordres pour délivrer la thèse officielle sur la Recherche du temps perdu.

Toutefois, aussitôt après la mort de Robert Proust en 1935, Pierre-Quint publia une tout autre version de sa biographie, où il affirmait notamment :

« Ce qu’il y a de dangereux dans la position de Proust, c’est qu’elle peut donner à l’homme, par dégoût du monde des apparences, un désir éperdu de rejoindre Dieu et de se jeter en son sein[22]. » 

Eh bien, quel revirement !

Le désir éperdu de rejoindre Dieu

La parution d’Albertine disparue, en décembre 1925, aurait dû coïncider avec la remise des cahiers manuscrits du Temps retrouvé à la maison Gallimard.

Il n’en fut rien. Robert informa ses éditeurs qu’il allait faire établir une dactylographie du texte original et que c’est ce document qu’il leur remettrait.

Là encore, les éditeurs n’en revenaient pas.

Jacques Rivière venait de mourir alors, à 38 ans, d’une fièvre typhoïde. La responsabilité de finaliser l’édition de la Recherche incombait désormais à Jean Paulhan, son adjoint, qui connaissait bien Robert et avait appris à être patient avec lui. 

Il dut se contenter de la dactylographie du Temps retrouvé jusqu’au moment où Robert, à force de se faire prier, consentit à lui livrer les six cahiers originaux du manuscrit.

Mais étaient-ils réellement originaux ? Comment ne pas se poser la question ?

Les cahiers se composent d’un grand nombre de pages découpées ou arrachées, et recollées selon le plan de montage du texte. « Passages hâtivement raccordés, phrases interrompues… », constatait l’un des éditeurs de l’actuelle version du texte dans la Pléiade[23].

Rien n’est plus facile que de couper quelque chose dans ces cahiers sans que cela paraisse bizarre.

Mais qu’est-ce que Robert aurait pu couper ? 

Les passages où il est question d’homosexualité ? Alors il aurait fallu censurer des centaines de pages – ce n’était pas possible.

Restent les passages où Marcel aurait pu faire allusion à la religion – une chose toujours problématique pour Robert.

Eh oui… C’est bizarre. Il manque apparemment un épisode au roman proustien – justement l’épisode où Swann se comporte concrètement comme un Juif religieux.

Proust aurait pu le peindre en prière à la synagogue, ou dans sa bibliothèque penché sur l’un des traités du Talmud, ou à la présidence de la Société des études juives. Il lui suffisait de s’inspirer de James-Édouard de Rothschild. 

Car de toute évidence – selon le plan que Proust avait en tête – la révélation du judaïsme de Swann se comparait à la révélation de l’homosexualité de Charlus. 

Seulement voilà, dans la version qui nous est parvenue, le retour de Swann « au bercail religieux de ses pères » n’occupe qu’à peine une page, laissée comme en suspens, au début de Sodome et Gomorrhe, alors que les pratiques érotiques de Charlus font l’objet d’un développement romanesque considérable. Tant pis ! Une page, c’était déjà bien assez, pour Robert.

Toutefois l’épisode consacré au mysticisme de Swann n’aurait pas été détruit. Il aurait été mis de côté dans le carton où l’on conservait les documents confidentiels, afin de laisser aux futurs éditeurs de la Recherche la possibilité de le publier, selon la procédure habituelle.

* * *

« Le Temps retrouvé n’a pas, comme le reste de l’œuvre, été repris dans le détail, remarquait Cattaui. Nous pouvons toutefois y découvrir les assises, ou les traces de construction amorcées, que l’auteur, s’il eût vécu, n’eût pas manqué de compléter[24]. »

Cattaui songeait sans doute au passage où le narrateur songe : 

« En somme, si j’y réfléchissais, la matière de mon expérience, laquelle serait la matière de mon livre, me venait de Swann…[25] » 

Un passage qui aurait pu, en effet, préfacer l’épisode manquant.

Si les homosexuels, selon Proust, se comparent aux Juifs, c’est précisément parce que la plupart d’entre eux refoulent quelque chose qui ne se manifestera pas moins un jour ou l’autre, et se révélera soudain en pleine lumière. Le « temps » est ainsi fait.

Cette idée, fondamentale pour Proust, ne se conçoit pas seulement sur le plan érotique, ou psychologique, ou sociologique, ou esthétique. Elle se conçoit aussi sur le plan mystique.

« Il n’y a aucune raison, dans nos conditions de vie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis », remarquait-il dans La Prisonnière[26].

« Toutes ces obligations qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivre, sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous sans savoir qui les y avait tracées[27]. »

Pourquoi Proust n’est-il pas revenu sur ce thème dans Le Temps retrouvé ? 

Un thème pourtant essentiel à ses yeux. 

Pourquoi ?

Sans doute parce qu’il n’en a pas eu le temps.

À moins qu’il y ait eu une coupe ?

S’agissant d’un chirurgien comme Robert, la tentation de couper un épisode regrettable, de son point de vue, constitue une hypothèse toujours plausible.

Conservée dans le carton des documents confidentiels, voilà ce que Marthe Proust se serait empressée de brûler lors de la crise qui s’empara d’elle peu après la mort de son mari, avec toutes les autres saletés, à ses yeux, que contenait ce carton, sans même qu’elles les ait lues.

Hypothèse toujours plausible, là encore.


1. Sydney Schiff, cité par Richard Davenport-Hines, Proust au Majestic, Grasset, p. 314.

2. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Pléiade, p. 545.

3. Marcel Proust, Albertine disparue, Pléiade, p. 262. (C’est moi qui souligne.)

4. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, p. 591. 

5. Léontine de Caillavet citée par Charles Maurras, cité lui-même par  Henri Massis, Entretiens avec Charles Maurras, La Revue des deux mondes, réédités en ligne, revuedesdeuxmondes.fr .

6. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, p. 549.

7. Marcel Proust, Lettre à Georges de Lauris, 29 juillet 1903, Lettres, Plon, p. 245. (C’est Proust qui souligne.)

8. Urbain Gohier, La Vieille France, 30 août 1923.

9. Moïse Maïmonide, Épitres, traduits par Jean de Hulster, Gallimard, p. 37-38.

10. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, p. 18.

11. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, p. 868.

12. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, p. 89.

13. Suzy Mante-Proust, Souvenirs, dans Proust et les siens, Plon, p. 191.

14. Suzy Mante-Proust, Souvenirs, dans Proust et les siens, Plon, p. 206.

15. Denis Saurat, « Le judaïsme de Proust », Les Marges (revue), octobre 1925, p. 86.

16. Léon Pierre-Quint, Marcel Proust, sa vie, son œuvre, Sagitaire, p. 115.

17. Léon Pierre-Quint, Marcel Proust, sa vie, son œuvre, Sagittaire, p. 26.

18. Marcel Proust, La Prisonnière, Pléiade, p. 693.

19. Marcel Proust, Lettre à Lionel Hausser, 28 avril1918, Lettres, Plon, pp.859-860. (C’est moi qui souligne.)

20. Léon Pierre-Quint, Marcel Proust, sa vie, son œuvre, Sagittaire, p. 24.

21. Léon Pierre-Quint, Marcel Proust, sa vie, son œuvre, Sagittaire, p. 24.

22. Léon Pierre-Quint, Une nouvelle lecture de Proust dix ans plus tard, Sagittaire, p. 37. (C’est moi qui souligne.)

23. Pierre-Louis Rey et Brian Rogers, Notice du Temps retrouvé, Pléiade, p. 1172.

24. Georges Cattaui, L’Amitié de Proust, Gallimard, p. 34.

25. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Pléiade, p. 493-494.

26. Marcel Proust, La Prisonnière, Pléiade, p. 693.

27. Marcel Proust, La Prisonnière, Pléiade, p. 693.