D’un extrême à l’autre

Mao Dun, le rédacteur en chef d’une revue littéraire de Shanghaï, annonça la mort de Proust, à la fin du mois de novembre 1922, en déplorant « une perte énorme et regrettable pour la littérature mondiale »[1].

Shigetoku Shisui, le critique qui introduisit le roman proustien au Japon, réagit de la même manière.

Proust s’inscrivait naturellement dans l’univers mondialisé où se comprenait, désormais, la littérature.  

Traduit en espagnol par Pedro Salinas, les trois premiers volumes d’En busca del tiempo perdido faisaient beaucoup parler d’eux, non seulement en Espagne, mais dans l’ensemble du monde hispanique.

Les anglophones n’étaient pas en reste, loin de là. Les lecteurs de Proust en langue anglaise devenaient majoritaires dans le monde. Eux aussi accédaient aux trois premiers volumes de Remembrance of Things Past – c’est-à-dire à Du côté de chez Swann, aux Jeunes filles en fleurs et au Côté de Guermantes.

Réduit à cette trilogie, le roman proustien s’associait naturellement à l’industrie française du luxe. Le nom de Proust se chargeait de la même sorte de prestige que ceux de Chanel, d’Hermès ou de Cartier.

Les étrangers découvraient un ouvrage centré sur ce qu’il y avait de plus remarquable en France en matière d’élégance et de snobisme, si bien qu’il apparaissait comme un guide destiné à tous ceux qui désiraient en savoir plus sur la haute société française, sur son langage, sur ses rites, sur sa culture, sur ses clivages. 

Seulement, voilà, la parution de Sodome et Gomorrhe orientaient les lecteurs de Proust vers une nouvelle direction, lié à la découverte de l’homosexualité de Charlus et à celle du judaïsme de Swann.

La subversion

Walter Benjamin (un jeune critique littéraire allemand de tendance marxiste) observait que les détracteurs de Proust tiraient « argument du snobisme propre au milieu décrit dans l’ouvrage, pour conclure au snobisme de l’auteur lui-même ».

Quelle sottise !

Au contraire, constatait Benjamin, « c’est dans ce contexte que l’aspect subversif de l’œuvre proustienne ressort de la façon la plus nette »[2]

Car, même s’il tient généralement un discours hostile à Sodome, le narrateur proustien se heurte à toutes sortes de contradictions qui remettent en cause son propre discours.

Eh oui… Si les Sodomites sont des « vicieux », comme il le constate, comment pourraient-ils être injustement maltraités comme il le constate également par ailleurs ?  

Les vicieux – s’ils sont réellement vicieux – ne peuvent pas se classer parmi les victimes d’une injustice, ils ne peuvent pas souffrir d’une « persécution semblable à celle d’Israël », comme l’affirme pourtant le même narrateur[3]

De toute évidence, Proust tient un double langage quand il s’agit d’homosexualité, sans quoi il n’aurait pas craint de se retrouver devant un tribunal pour outrage aux mœurs quand il publia Sodome et Gomorrhe.

Son cousin, Emmanuel Berl, le comprenait bien : 

« Je ne puis accepter que, depuis Proust, la cause de la liberté tende à se confondre avec la cause de la pédérastie », annonçait-il en partant en guerre contre « un sodomisme qui devient une sorte de nationalisme avec cérémonie et fanfares » [4].

Ainsi, selon Berl, le roman proustien prenait une dimension politique. 

Depuis près d’une trentaine d’années alors, le Comité scientifique humanitaire (l’organisation internationale fondée par Magnus Hirschfeld à Berlin afin de dénoncer l’injustice dont étaient victimes les homosexuels), cette organisation jouait un rôle considérable dans le développement de la gauche et de l’extrême gauche allemandes.

La pétition lancé par Hirschfeld, pour l’abrogation des lois homophobes, avait recueilli les signatures des intellectuels les plus éminents, d’Albert Einstein à Sigmund Freud, de Stefan Zweig à Thomas Mann, d’Arthur Schnitzler à Rainer Maria Rilke… 

Au regard de l’intelligentsia allemande, il allait de soi que Proust promouvait à sa manière l’idéal de justice, de tolérance et de générosité, lié à la dépénalisation de l’homosexualité.

Toutefois, au sens où l’entendait Benjamin, le côté « subversif » de Proust dépassait le cadre proprement politique pour tourner en dérision toute les valeurs attachées à l’ordre social.

Songez à la scène où Mme Verdurin demande au baron de Charlus s’il a goûté à son orangeade sur le buffet dressé dans son salon. 

« Non, lui répond-il, j’ai préféré sa voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’est délicieux[5]. »  

Et Proust de remarquer que « si un monsieur croit ou non à l’Immaculée Conception, ou à l’innocence de Dreyfus, ou à la pluralité des mondes, et veuille s’en taire, on ne trouvera pas, dans sa voix ni dans sa démarche, rien qui laisse percevoir sa pensée », mais qu’« en entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : “Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette”[6] », on pourra aussitôt conclure qu’il est homosexuel, pour peu qu’on y prête attention. 

Proust constatait ainsi qu’il avait lui-même l’air d’une tante. Cette vision de Sodome horrifiait Gide, même s’il reconnaissait le génie de Proust. « Et je comprends enfin que ce que nous trouvons ignoble, objet de rire ou de dégoût, ne lui paraît pas, à lui, si repoussant[7]. »

Voilà surtout en quoi il était « subversif ».

Le double jeu

Proust prévoyait que son roman compterait au moins sept tomes. Or il n’en était paru que quatre à sa mort. Qu’allait-il se passer à présent ? Qui prendrait la responsabilité d’établir la version définitive de son roman d’après ses manuscrits ou ses dactylographies ? 

La maison Gallimard n’assumait plus seule la tâche de mener à bien la publication de la Recherche. Désormais rien ne pouvait être publié sans l’accord de son frère, le docteur Robert Proust ; du moins en théorie, car en pratique, il allait de soi qu’il laisserait faire ses éditeurs, à savoir Gaston Gallimard et Jacques Rivière. 

Eh bien, non. On n’avait tort d’imaginer qu’il les laisserait faire. Robert contesta bientôt leur autorité pour faire valoir sa propre autorité sur l’édition à venir. Les éditeurs n’en revenaient pas. 

Céleste Albaret – la femme de chambre de Marcel – a raconté comment elle se débarrassa de la bibliothèque de son maître peu après sa mort, début 1923, sur ordre de Robert. 

Il y avait là quantités d’ouvrages signés. Elle dut en arracher les dédicaces afin que l’on ignore leur destinataire. « Et puis un chiffonnier est monté et a enlevé tout ça ![8] »

La gloire de Proust, alors, ne cessait de grandir. Des collectionneurs comme Jacques Doucet ou Sydney Schiff auraient pu offrir une somme considérable pour acquérir cette bibliothèque. Pourquoi Robert s’en privait-il ? 

Pourquoi faisait-il sciemment détruire quelque chose d’important au regard d’un proustien ? 

Pourquoi se laissait-il aller à cette espèce de profanation ? 

Il suffit qu’un génie apparaisse dans une famille pour la déstabiliser, et parfois la rendre durablement malheureuse. Combien de génies ont condamné leurs héritiers à toutes sortes de troubles du comportement ? 

Cependant il subsiste encore des livres ayant appartenu à Marcel. Sa bibliothèque n’a pas entièrement été cédée à un chiffonnier en 1923. Robert a opéré un tri. Manifestement il ne tenait pas à ce que l’on sache certaines choses quant aux lectures de son frère. 

« Dans l’un de ses rôles, il m’aimait profondément », remarquait Marcel. « Mon frère, il l’avait été, il l’était redevenu, mais pendant un instant il avait été un autre personnage qui ne me connaissait pas[9]. »

Il s’agit de Robert de Saint-Loup dans le roman. Mais, dans la vie, il s’agissait de Robert Proust, affecté par un remarquable dédoublement de la personnalité.

Le cas étrange du docteur Jekyll

Marcel admirait beaucoup l’œuvre de Stevenson – en particulier, précisait-il, « la nouvelle publiée en français sous le titre Le Cas étrange du docteur Jekyll[10]. »

Eh bien, à son domicile, avenue Hoche, Robert, c’était le docteur Jekyll – autrement dit l’un des plus grands chirurgiens de Paris, officier de la Légion d’honneur, professeur à la Faculté de médecine, président de la Ligue contre le cancer, chef du service de chirurgie à l’hôpital Tenon dans le 20e arrondissement. 

Cependant il disposait d’une garçonnière (sans doute à Auteuil, dans le 16e arrondissement, près de la clinique où il recevait sa clientèle privée). Et là, dans sa garçonnière, il devenait Mister Hyde. En clair, il se consacrait à sa passion pour les femmes. 

Bon vivant, doté d’un ventre généreux – et volontiers libertin quand il se laissait aller –, mais grand travailleur et soucieux d’honorabilité, il menait une double vie depuis des années, d’ailleurs avec la complicité de son frère, lui-même expert en dédoublement.

Des lettres de Marcel à une certaine Mme Fournier – l’une des maîtresses de Robert – prouvent à quel point les deux frères étaient liés. 

Robert et Marcel s’appelaient « chéri » quand ils s’écrivaient. « Mon bon chéri, mon petit chéri », etc. 

Hélas, il ne reste presque plus rien de leur correspondance, sans doute détruite par la terrible Marthe, l’épouse de Robert.

* * *

La publication de Sodome et Gomorrhe provoquait des remous chez les Proust. 

Marthe n’appréciait pas du tout la littérature de son beau-frère, une littérature scandaleuse qui associait leur nom aux vices les plus abjects à ses yeux. La pédérastie ! Le lesbianisme ! Et puis quoi encore ! 

On trouvait Mme Robert Proust ravissante jadis. À présent, à 45 ans elle avait l’air d’en avoir 60. Toujours vêtue de noir, grande et décharnée, d’allure masculine, on ne peut plus sèche et revêche, on aurait dit la mère supérieure d’un couvent. 

À ses yeux, Marcel, c’était une espèce de démon !

Elle tâchait évidemment d’influencer son mari. Puisqu’il détenait le droit moral sur l’œuvre de son frère, il n’avait plus qu’à en profiter pour censurer les passages les plus indécents. La loi lui en donnait le pouvoir.

* * *

Au 2 avenue Hoche, à l’angle de la rue de Courcelles, face au parc Monceau, Robert et Marthe Proust occupaient un vaste appartement, mais situé curieusement au rez-de-chaussée de l’immeuble, avec des fenêtres qui donnaient sur le trottoir, dans une position qui n’était guère agréable, en tout cas moins agréable qu’aux étages supérieurs.

Et pourtant Robert était très riche. Il avait hérité d’un énorme capital à la mort de sa mère. Et il ne comptait pas que sur ses rentes. Un chirurgien comme lui, une sommité médicale, gagnait beaucoup d’argent – assez en tout cas pour louer un appartement avec une vue dégagée, plutôt qu’au rez-de-chaussée près de la concierge. Que faisait-il de sa fortune ? Cela reste un mystère.

Le docteur et Mme Robert Proust avaient conclu un mariage de raison, qui n’était pas devenu un mariage d’amour. C’est peu de le dire.

Ils n’avaient fait qu’un enfant – une fille prénommée « Suzy » qui venait d’avoir 20 ans. 

Assez jolie, de petite taille, mais bien faite, dans le genre dodue, avec de grosses joues, des yeux sombres et une abondante chevelure brune, elle ressemblait à sa grand-mère, Jeanne Proust, au physique comme au mental, car elle avait également hérité de son aplomb et de son intelligence.

Son père avait rendu sa mère très malheureuse. Il disposait déjà d’une garçonnière à l’époque où il l’épousa. Il n’avait jamais cessé de la tromper. 

« J’ai même cru qu’ils allaient se séparer, puis ça s’est arrangé. S’ils n’ont pas divorcé, c’est à cause de moi », précisait Suzy dans des Souvenirs qu’elle publia à la fin de sa vie[11]

Marthe alors, en 1923, n’avait toujours pas autorisé sa fille à lire le roman de son oncle, ne serait-ce que le premier tome. Elle n’allait tout de même pas mettre une saleté pareille dans les mains de Suzy !

* * *

Le décor de l’appartement des Proust se composait de meubles de style Louis XV ou Louis XVI copiés d’après des modèles anciens – une chose considérée comme de mauvais goût en matière de décoration. 

Suzy finit par l’apprendre. L’une de ses amies lui assura que dans sa famille à elle, au contraire, tout était authentique.

« Une de mes premières humiliations : “Je suis restée sans voix”.[12] »

Ainsi se rendait-elle compte que son père passait pour quelqu’un d’assez vulgaire, au regard des conventions sociales. Sa mère, également. Ce qui ne les empêchait pas de recevoir beaucoup de monde. 

Leur appartement disposait d’une enfilade de pièces de réception qui pouvaient accueillir un grand nombre d’invités. Ils y organisaient de grands déjeuners ou de grands dîners, et même des soirées, comme le bal pour les 18 ans de Suzy auquel Marcel avait assisté en 1921. 

Le docteur et Mme Robert Proust recevaient naturellement des médecins, mais aussi de hauts fonctionnaires, des hommes politiques, des industriels, etc. – des représentants de ce qu’on appelait le « monde officiel », autrement dit le monde républicain, bien loin de ce qu’on appelait le « monde élégant », c’est-à-dire le monde monarchiste lié à l’aristocratie, celui dont on parlait dans la rubrique mondaine du Figaro, précisément le monde que connaissait Marcel : des princesses, des duchesses, mais également des artistes, de grands écrivains, de grands musiciens. Un monde dont Robert était pratiquement exclu.

Parmi les amis de son frère, il connaissait surtout ses anciens camarades de classe qui, d’ailleurs, avaient été aussi les siens  – notamment Robert Dreyfus, Daniel Halévy et Henri de Rothschild.

Il connaissait également assez bien Reynaldo Hahn, un musicien célèbre alors, compositeur et chef d’orchestre, qu’il considérait quasiment comme son beau-frère. La mort de Marcel leur avait donné l’occasion de se rapprocher l’un de l’autre. Ils avaient assisté ensemble à son agonie et organisé ensemble ses obsèques. 

« Il est venu dîner très régulièrement à la maison, parce que mon père tenait à voir les témoins les plus proches de son frère pendant qu’il travaillait sur les manuscrits », précise Suzy[13].

Reynaldo avait connu Marcel en 1894, à 19 ans, lors d’une soirée musicale où il se produisait. Brun dans le genre sud-américain, assez grand et plutôt bien en chair, doté d’un beau visage, avec un regard imposant, l’air viril, il commençait à perdre ses cheveux, ce qui ne déplaisait pas à Marcel. 

À présent en 1923, devenu tout à fait chauve, Reynaldo dissimulait sa calvitie sous une perruque dont l’aspect, trop apprêté, lui donnait l’air d’un vieux pédéraste.

Peu importait à Suzy. Elle l’adorait. « Il m’amusait énormément, il avait beaucoup d’esprit, un esprit un peu méchant. Je ne me suis jamais consolée qu’il n’ait pas écrit ses Souvenirs[14]. »

 Elle se déniaisait en sa compagnie. Elle n’était pas idiote. Reynaldo lui racontait toutes sortes de choses sur Marcel. Elle comprenait bien qu’il s’agissait entre eux d’une relation homosexuelle. 

Il avait été le « mari » de son oncle durant près de trente ans, jusqu’à la mort de Marcel, même si alors ils avaient cessé de s’aimer charnellement depuis des années.

Toutefois personne n’abordait jamais ce sujet avenue Hoche. Marthe en aurait fait une maladie.

Cependant la plupart des amis de Marcel sollicitaient Reynaldo pour se faire présenter à son frère. Peu importait l’antipathie qui émanait de sa femme. Peu importait le mauvais goût du décor de son appartement. On se réunissait volontiers chez lui pour parler de Proust.

Des aristocrates commençaient à y apparaître – le marquis de Lauris, la comtesse de Noailles, le duc de Guiche, etc. – des gens à qui Marthe n’avait rien à dire, et qui ne lui disaient rien non plus.

Son mari, en revanche, se métamorphosait. Il accédait à une nouvelle vie. Il découvrait un nouveau monde.

La maison ne désemplissait pas. Marthe ne se sentait plus chez elle. Elle se retrouvait au milieu d’une espèce de secte composée en grande partie d’homosexuels.

Le septième tome

Proust avait établi la dactylographie de La Prisonnière et d’Albertine disparue – c’est-à-dire du cinquième et du sixième tomes de son roman – mais le septième, Le Temps retrouvé, n’existait que sous forme manuscrite, consigné dans six cahiers qui réclamaient un expert pour les décrypter et les dactylographier. 

Même s’il se découvrait une vocation d’éditeur, Robert était beaucoup trop occupé, et à son hôpital, et à sa clinique, et à la Faculté de médecine, pour se charger d’un tel travail. Il ne lui restait plus qu’à engager quelqu’un. 

Quelqu’un, oui, mais sûrement pas quelqu’un de chez Gallimard.

Maintenant qu’il détenait le pouvoir de censurer tout ce qui lui semblait préférable de censurer dans le roman de son frère, il lui fallait impérativement savoir ce que contenait Le Temps retrouvé, et le savoir avant de confier le texte à la maison Gallimard. 

Au cas où il aurait fallu couper quelque chose, mieux valait évidemment le faire soi-même, sans avoir à en rendre compte à personne, pour s’éviter des débats avec les éditeurs qui s’ébruiteraient forcément et créeraient une polémique.

Ainsi les papiers de Marcel exigeaient-ils un secrétaire au sens propre du terme – quelqu’un qui sache tenir sa langue.

Robert s’adressa vraisemblablement à un jeune homme qu’il avait connu chez son frère, un Juif égyptien nommé Georges Cattaui. 

Georges Cattaui

« Un des derniers venus dans l’amitié de Proust, un de ceux qui ont le mieux établi la liaison entre lui et les adolescents, entre lui et l’étranger », signale Paul Morand à son propos[15].

L’air d’un prince oriental, doté d’une extraordinaire érudition, parlant sept ou huit langues, il partageait sa vie entre Paris et Le Caire, où les siens occupaient la plus haute position dans la communauté juive. C’étaient les Rothschild d’Égypte, en quelque sorte.

Cattaui avait fait la connaissance de Proust vers 1920. Il n’était pas spécialement beau. Comme Reynaldo au même âge que lui, il commençait à perdre ses cheveux. Mais, précisément, il possédait un charme qui plaisait à Proust, intellectuellement aussi bien que physiquement. 

Cependant, dans ses ouvrages, Cattaui n’a jamais fait allusion à leurs rapports personnels, sans doute parce qu’il s’agissait de rapports amoureux. Voilà quelqu’un qui, en effet, savait tenir sa langue. Ce fut peut-être le dernier amour de Proust.

Étudiant en droit et en science politique, il retardait alors le moment où il allait devoir choisir une carrière, tiraillé entre son goût pour les mondanités et sa passion pour le mysticisme. 

Chose remarquable : il écrivait dans Menorah – une revue bimensuelle fondée récemment à Paris afin de promouvoir le sionisme. Car il s’agissait d’un militant sioniste. Il publiait notamment des articles sur la littérature juive. Sans doute y trouvait-il de quoi nourrir sa vocation mystique.

* * *

« La littérature juive ne remonte guère à plus de vingt ans, mettons cinquante peut-être », constatait Gide alors. (Par « littérature juive », il entendait la littérature écrite par des Juifs modernes.) « Pourquoi, depuis ces cinquante ans, son développement a suivi une marche si triomphante[16] ? »

Gide songeait évidemment à Proust. « En parlant de la souplesse de son style, je pourrais dire que c’est juif[17]. » 

Toutefois, du vivant de Proust, sa judéité relevait de sa vie privée, on n’abordait pas un sujet pareil dans la presse. Ce n’était plus le cas désormais.

Le 22 décembre 1922, Cattaui avait publié dans Menorah un article où il révélait l’hérédité juive de Proust du côté maternel et, au-delà de son hérédité, la judéité inscrite dans son roman.

Swann, en particulier, semblait « symboliser l’âme juive », remarquait Cattaui[18] en faisant allusion à un épisode on ne peut plus troublant dans la Recherche, l’épisode où Swann renoue avec le judaïsme en devenant étonnamment lucide, selon Proust. 

Ainsi était-il permis à Swann, « grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore cachée aux gens du monde[19]. » Mais de quelle vérité s’agit-il exactement ?  

Proust ne le précise pas.

La pédérastie ! Le lesbianisme ! Et maintenant le judaïsme !

Marthe n’en pouvait plus. Marcel était décidément démoniaque.


1. Mao Dun, cité par Elizabeth Rallo Ditche, La réception de Proust en Chine, édité en ligne, montesquieu-avec-nous.com. 

2. Walter Benjamin, « L’image proustienne », Œuvres II, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rush, Gallimard folio essais, p. 143.

3. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, p. 18.

4. Emmanuel Berl, Mort de la pensée bourgeoise, Grasset, p. 78.

5. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, p. 356.

6. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Pléiade, p. 356.

7. André Gide, Journal, Pléiade, t. I, p. 694.

8. Céleste Albaret, Entretiens avec Georges Belmont, enregistrement édité en partie en ligne, La Grande Traversée : Céleste Albaret chez Monsieur ProustLes nuits et les jours, franceculture.fr .

9. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, Pléiade, p. 474.

10. Marcel Proust, Lettre à Hélène de Chimay, seconde quinzaine de juillet 1907, Lettres, Plon, p. 404.

11. Suzy Mante-Proust, Souvenirs, dans Proust et les siens, Plon, p. 159

12. Suzy Mante-Proust, Souvenirs, dans Proust et les siens, Plon, p. 149.

13. Suzy Mante-Proust, Souvenirs, dans Proust et les siens, Plon, p. 181.

14. Suzy Mante-Proust, Souvenirs, dans Proust et les siens, Plon, p. 181.

15. Paul Morand, Préface à L’Amitié de Proust de Georges Cattaui, Gallimard,  p. 10.

16. André Gide, Journal, 24 janvier 1914, Pléiade, p. 397-398.

17. André Gide, cité par sa fille, Marie van Rysselberghe, Les Cahiers de la Petite Dame, Gallimard, t. I, p. 72. 

18. Georges Cattaui, « Marcel Proust », Menorah, n° 8, 22 décembre 1922, p. 116.

19. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes,  Pléiade, p. 870.