Il fut tout au long des Trente Glorieuses l’un de ses plus forts symptômes.

Les barres de HLM poussaient dans les banlieues comme du chiendent, à grand renfort de RER A, B, C, D. Les voitures s’appelaient des DS. Les transistors des yéyés diffusaient de l’Elvis Presley à plein tube. Les télévisions noir et blanc avaient des formes pompées sur le Spoutnik, les jeunes mariés se rendaient, ivres d’une joie consumériste sans frein, au Salon des Arts ménagers au CNIT de la Défense s’équiper de Moulinex dernier cri, Roland Barthes écrirait ses Mythologies sur la vie quotidienne des Français, Georges Perec inventerait Les Choses et leur empire définitif sur les contemporains. De Gaulle régnait pour l’éternité. La croissance croissait. On s’américanisait. Le sexe aurait bientôt plein droit de cité. Saint-Germain-des-Prés était encore Saint-Germain-des-Prés. Plus pour longtemps. C’était, mon Dieu, une époque touchante et ridicule. Notre Préhistoire à nous, en quelque sorte.

Ce furent les années Slavik. Qu’est-ce à dire, ce mot de Slavik ? Une bière venue du Froid, une vodka polonaise ? Non, un homme. Totalement oublié aujourd’hui. Prénom et nom droit issus de l’ex-Russie tombée en communisme, confondus dans un même patronyme cinglant comme le knout s’abattant sur le dos des âmes mortes chères à Gogol. Il fut une des stars du Paris des années 50, des années 60 et même 70. Et puis, plus rien. La Chute sans rémission. Triangle parfait des Bermudes, version française. 

Plus d’un demi-siècle après, paraît un livre posthume, en une tentative espérée de résurrection : Slavik, les années Drugstore. Mais c’est plutôt, je le crains, lui infliger une deuxième mort. Voyons cela.

Slavik fut d’abord peintre. Illusionniste talentueux, élégant prestidigitateur, fils multiple de Cocteau, de Dali, Christian Bérard, Cassandre, Chirico, Magritte, Delvaux, Jérôme Bosch, Monsu Desiderio, Arcimboldo et tutti quanti, cet Ange du Bizarre illustra paravents-mystères, tapisseries des Gobelins, ballets d’avant-garde, vitrines de grands magasins, peuplés de corps et de décors imaginaires vaguement métaphysiques, peuplés de mille figurines dansantes dans des paysages oniriques, de Grotesques à l’ancienne et autres personnages de la Commedia dell’Arte.

En 1954, ce Fregoli décorateur aux cent talents divers est recruté par le fondateur historique et patron de charme de Publicis, Marcel Bleustein-Blanchet, pour son bureau d’esthétique industrielle. On est en plein règne, importé d’Amérique, du streamline, cet aérodynamisme cher à Raymond Loewy, lui -même héritier du Bauhaus et du fameux mot d’ordre : Less is more, le beau dépouillé, sans le moindre artifice, la moindre décoration, pour la production de masse stylisée et à bas prix, à l’aube de la société de consommation. On ne dit pas encore Design.

Bleustein, que l’Amérique fascine, et qui lui emprunte bientôt l’idée du Drugstore, cette multi-boutique additionnant restaurant, bar, librairie, pharmacie, kiosque, tabac, fringues, gadgets, cinéma, ouverte jour et nuit, charge Slavik de réaliser le premier établissement du genre en France. Et pas n’importe où : en haut à droite des Champs-Élysées, à l’ombre de l’Arc de Triomphe, sur la plus belle avenue du monde ! Le pari, à l’époque, est énorme. Slavik s’exécute, choisit des matières nobles, multiplie les chromes, des miroirs, du marbre, du laiton à profusion, s’autorise un style et un décor épurés. « Trop l’esprit du Bauhaus ! » décrète Bleustein. Qu’à cela ne tienne, Slavik se rend aux Puces, en ramène valises, filets de pêche et tout un capharnaüm chic. On passe en un clin d’œil du Less is more à Even if it is too much, it’s never enough. Le succès est énorme, Paris 1958 se convertit, passe du bistrot parisien au Drugstore frenchie. Et c’est parti. 

Slavik se lâche dans une course folle à la création tous azimuts, de restaurants, pubs, boutiques, espaces, sur le principe hérité de Cocteau, maître du Touchatoutchisme. Un jour, c’est le style Nouille, le lendemain, le pastiche Art Déco au bar du Lutetia, le surlendemain le brutalisme industriel ou encore le kitsch pop des Flower Sixties, la Belle Époque façon Maxim’s ou le garage d’automobiles anciennes (jusqu’à l’atroce Pub Renault sur les Champs-Élysées, de quoi désespérer un peu plus Billancourt ; heureusement aujourd’hui disparu). Quel que soit le lieu, un maître-principe explicitement commercial gouverne la geste décorative et l’agencement de l’espace (toujours cosy, capitonné, clinquant, limite m’as-tu-vu ?) : les clients doivent épouser le décor, ils font partie de la mise en scène, voir et être vu, tout est là, ils sont les acteurs de leur propre spectacle. 

C’est une véritable épidémie : trois cents établissements parisiens seront signés Slavik en trente ans.

 En 1965, un second Drugstore Publicis ouvre à Saint-Germain
En 1964, un second Drugstore Publicis ouvre à Saint-Germain

Le summum du délire sera atteint à l’automne 1965 avec l’ouverture du Drugstore de Saint-Germain-des-Prés, sis, comme par défi, au carrefour mythique des Arts, de la philosophie, des Lettres, de la liberté et de la fureur de vivre, que Paris offre à l’Internationale des intelligents et des humanistes. 

Sur six étages moins les sous-sols, un délire baroque au mauvais goût affiché, des kitscheries grotesques, bouches « célèbres », yeux « célèbres » en fonte accrochés partout aux parois, une forêt de colonnes surmontées de mains à six doigts soutenant la ronde des loges pour voyeurs captifs autour de ce puits aux vanités. Mais le pire, le plus triste de ce viol architectural consenti par ses victimes-mêmes germanopratines, c’est, en effet, leur acquiescement, le soir de l’inauguration, à la déchéance de Saint-Germain-des-Prés. Étaient là, tout ébaubis, tout gentils, tout résignés, Françoise Sagan, Juliette Gréco, Daniel Gélin, Guy Béart, Jacques Prévert, César, Gérard Blain, quelques autres, qui cautionnaient par leur présence l’irruption de la culture des Minets seIzièmistes dans le saint des saint existentialiste, bientôt suivis par le syndicat de la Fringue mondiale. Hommage du vice à la vertu, ce fatal Drugstore aura été le Cheval de Troie de la marchandisation du quartier de Sartre, Simone de Beauvoir et Marguerite Duras.

Ce n’est pas tout à fait un hasard si le terroriste Carlos choisit le Drugstore de Saint-Germain-des-Prés pour y lancer une grenade défensive le 15 septembre 1974, qui tua deux personnes et blessa une dizaine d’innocents.

Ce symbole d’une société marchande et profanatrice est tout de même, concernant la personne de Slavik, un paradoxe. L’homme était d’une parfaite élégance vestimentaire, en costume uniforme, ou en saharienne beige. Amoureux de l’Ile de Ré où il avait une maison blanche aux murs ponctués de salpêtre, il y tournait le dos radicalement à ses folles créations parisiennes, comme en expiation.

Et puis, il était l’ami, et peut-être l’amant, d’une femme sublime, une Milady de serre à la chevelure en broussaille, Anita H., qui me plongeait dans une admiration timide et dont j’espère qu’elle est toujours de ce monde.

Des trois cents Slavikries parisiennes, trois seulement subsistent. Sic transit gloria mundi.

Couverture du livre Slavik, les années Drugstore.
Couverture du livre qui vient de paraître.